Bulletins de l'Ilec

Privilégier le point de vue du revenu disponible - Numéro 384

01/10/2007

Entretien avec Thierry Fabre, directeur du pôle consommation au BIPE (avec Caroline Mirgon, chef de projets)

Pourquoi avez-vous construit votre indicateur du pouvoir d’achat effectif ? Thierry Fabre : Un indicateur de pouvoir d’achat mesure, de façon macroéconomique, l’évolution annuelle des revenus par rapport à l’évolution annuelle des prix des dépenses de consommation. L’indicateur Leclerc- BIPE du pouvoir d’achat effectif du consommateur a été crée en 2003-2004, pour mieux prendre en compte l’évolution du pouvoir d’achat telle qu’elle peut être ressentie par un ménage. En effet, on constatait, depuis plusieurs années, une disparité grandissante entre pouvoir d’achat perçu et pouvoir d’achat mesuré par l’Insee et repris dans les médias. Ainsi, en 2006, 59 % des Français déclarent que leur pouvoir d’achat a diminué et 28 % qu’il est juste resté stable, alors que l’Insee affiche, en toute rigueur, une croissance de 2,3 % . Il nous a semblé que ce décrochage était tellement important qu’il ne pouvait pas seulement s’expliquer par un simple effet psychologique de la part des consommateurs français. Au final, notre indicateur s’est avéré plus proche du vécu des ménages, même s’il repose sur les mêmes données macroéconomiques de l’Insee. Quels sont les correctifs apportés par rapport à l’indicateur de l’Insee ? T. F. : Par rapport au pouvoir d’achat usuel de l’Insee, notre indicateur se différencie sur deux points. Premièrement, la prise en compte du nombre et de la structure des foyers français. En effet, la croissance démographique est telle que le nombre d’habitants et encore plus le nombre de foyers augmente année après année : le total des revenus est donc à répartir entre davantage de foyers. Afin d’éliminer ce biais de nature démographique, notre indicateur se ramène à une unité, dite unité de consommation (UC), classique en analyse économique. C’est pourquoi notre indicateur peut être baptisé pouvoir d’achat effectif du consommateur, et non pas des ménages. Deuxièmement, nous avons pris en compte le fait que, pour les ménages, un certain nombre de dépenses sont contraintes, subies, et ne peuvent donner lieu, au moins à court terme, à des arbitrages de consommation. Nous avons mis cinq postes de dépenses (le loyer, les charges liées au logement, les assurances obligatoires, les remboursements de crédits et les abonnements de transport collectif), dans cette catégorie qui, à elle seule, représente environ un tiers du revenu disponible brut total des ménages. Notre approche a simplement consisté à considérer ce type de charges comme des revenus en moins plutôt que des dépenses en plus pour les ménages. Elle nous a conduits à définir un revenu libéré égal au revenu disponible brut des ménages après déduction de toutes ces charges contraintes. Notre pouvoir d’achat effectif du consommateur est donc le rapport entre l’évolution annuelle du revenu libéré et celle des prix des dépenses non contraintes de consommation. Comment les charges contraintes ont-elles évolué depuis la création de votre indicateur ? T. F. : Sur la période 2000-2006, les dépenses contraintes ont augmenté en moyenne de 6 % par an, alors que le revenu disponible brut a augmenté de 4,1 % par an, pénalisant gravement la progression du revenu libéré au sens de notre indicateur. Cette augmentation des charges contraintes est principalement due à l’augmentation des remboursements de crédits et des loyers, qui ont connu une forte inflation sur la période. Comment a évolué le pouvoir d’achat et quel est votre pronostic pour 2007 ? T. F. : Le pouvoir d’achat effectif a augmenté de moins de 1 % par an en 2004 et en 2006, et a même diminué en 2003 et en 2005 en raison de la forte hausse des dépenses contraintes – notamment des loyers et des remboursements de crédits. Une croissance du pouvoir d’achat effectif de 1,4 % est attendue pour 2007. Quels sont les gagnants et les perdants selon les catégories de ménages ? T. F. : Il est clair que la stagnation du pouvoir d’achat effectif du consommateur en France, entre 2003 et 2006, n’est qu’une moyenne et cache de fortes disparités entre les types de ménages. De façon générale, les foyers de retraités ont connu une évolution nettement plus positive que la moyenne nationale. A l’inverse, les ménages qui viennent d’accéder à la propriété ont été plus pénalisés en termes de pouvoir d’achat effectif, du fait de la hausse des prix de l’immobilier. Quels sont les secteurs touchés par la déflation ? T. F. : Sur l’ensemble des postes de consommation, il y a plus de postes en inflation qu’en déflation. Toutefois, certains postes connaissent une déflation au sens où le même produit voit son prix diminuer. Il s’agit essentiellement des postes d’équipement technologique (audiovisuel, informatique) et electroménager. Mais attention : cette déflation ne signifie pas que ces dépenses diminuent, bien au contraire. Ce phénomène est lié d’une part à une exigence de plus en plus élevée du consommateur, pour des produits plus innovants et plus chers, et, d’autre part, au fait que les produits non innovants sont de moins en moins disponibles. C’est le classique effet qualité qui masque une inflation. La France est-elle dans une situation atypique par rapport aux autres pays européens ? T. F. : Le niveau d’inflation des prix français n’est pas sensiblement différent de celui des autres pays européens comparables depuis le passage à l’euro. Si on regarde l’indice des prix à la consommation harmonisé des autres pays européens en 2000-2006, la France, avec un taux d’inflation moyen d’environ 2%, se situe au-dessous de l’Espagne, du Portugal, de l’Irlande, qui ont eu des taux supérieurs à 3 % . A l’inverse en Grande- Bretagne, en Allemagne, en Suède et en Norvège, l’inflation se situe aux alentours de 1,6 ou 1,7 % . Pourquoi la France est-elle le pays européen où la distorsion entre prix pratiqués et prix perçus est la plus forte ? T. F. : Un ensemble de facteurs peut expliquer la distorsion entre prix pratiqués et prix perçus en France. Un effet monétaire : le passage à l’euro. Il a induit une perte de repères pour les consommateurs, d’autant plus forte que la parité entre le franc français et l’euro était forte. Il y a aussi la focalisation des ménages sur certains produits de consommation les plus courants qui ont connu des inflations plus fortes que la moyenne, même s’ils représentent une part mineure du total des dépenses (baguette de pain, café au comptoir…). Enfin, un effet d’offre est lié à l’inflation des prix proposés, indépendamment des prix réellement achetés par le consommateur : cette différence entre pouvoir et vouloir d’achat est génératrice d’une perception négative de l’évolution du pouvoir d’achat. N’y a-t-il pas focalisation excessive sur une baisse des prix dans l’alimentation quand ce poste ne représente en moyenne que 14 % du budget des ménages ? T. F. : Si l’alimentation au sens strict (hors boissons alcoolisées) pèse seulement 14 % du budget des ménages, elle pèse plus de 17 % du revenu libéré. De plus, à l’alimentation au sens strict s’ajoute l’ensemble des produits vendus en grande distribution, dont les articles de grande consommation tels que l’hygiènebeauté, l’entretien, sur lesquels portent souvent les discours sur « la vie chère ». Cette focalisation peut aussi s’expliquer par le fait que, dans cette catégorie de produits, le consommateur est véritablement à même d’arbitrer ses dépenses, en choisissant sa marque entre les gammes existantes. Il n’en est pas de même pour d’autres catégories de produits.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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