Bulletins de l'Ilec

Une crise des ciseaux - Numéro 384

01/10/2007

Entretien avec Eric Briat, directeur de l’INC

Selon vous, le pouvoir d’achat des consommateurs stagne-t-il ? Et si oui, depuis quand ? Eric Briat : Le pouvoir d’achat des consommateurs stagne depuis 2002, avec, selon nos chiffres, une croissance moyenne annuelle quasi nulle. Notre constat diverge sensiblement des chiffres officiels (+ 1,9 % par an pour l’Insee), pour trois raisons. Tout d’abord, nous raisonnons en pouvoir d’achat par ménage et non en pouvoir d’achat de l’ensemble des ménages, pris comme une entité. Or la croissance du nombre des ménages est élevée en France (+ 1,3 % par an) et s’est même accélérée depuis 2004. De plus, nous ignorons volontairement dans nos calculs un certain nombre de revenus comptabilisés par l’Insee, car ils ne correspondent pas à de réels transferts pour les ménages (par exemple, la Comptabilité nationale considère que les propriétaires de leur logement se reversent à eux-mêmes un loyer). Enfin, nous prenons en compte le coût de l’acquisition des logements dans notre indice : à partir du moment où 60 % des ménages sont propriétaires et où l’acte d’achat répond avant tout au besoin de se loger et non à une logique d’investissement, nous considérons qu’une mesure du pouvoir d’achat ne peut faire abstraction du remboursement des crédits immobiliers. Quelles seraient les causes de cette stagnation ? E. B. : Le débat autour de l’indice des prix ne doit pas masquer le fait que la principale cause est le ralentissement de la croissance des revenus d’activité. Entre 1998 et 2002, les salaires ont augmenté de 4,8 % par an, puis de 3,3 % par an dans la période 2003-2006. Quant aux revenus des entrepreneurs individuels, il est passé d’un rythme annuel de 4,1 % à 2,2 % . Par ailleurs, les dépenses de logement ont fortement augmenté depuis 2002, sous l’effet des hausses de loyers (19 % ), de l’immobilier (86 % ), de l’entretien et de la réparation (21 % ), mais également de l’énergie (23 % ). Or ces dépenses, qui sont le plus souvent contraintes pour les ménages, sont mal appréhendées par les statistiques officielles. D’où un décalage entre le mesuré et le ressenti. De récents travaux menés par IRI France tendent à montrer que chaque consommateur se fait une idée de l’inflation plus à l’aune de ses frustrations liées aux tentations non satisfaites que par rapport à la réalité de sa dépense. Il y aurait un décalage entre le pouvoir d’achat et le vouloir d’achat. Qu’en pensez-vous ? E. B. : Les besoins des consommateurs ont augmenté au cours des dernières années, avec en particulier l’essor des produits numériques (DVD, appareils photo, téléviseurs à écran plat) et les services de communication (téléphonie mobile, Internet, télévision payante). La consommation de ces biens et services eprésentait 1% des budgets en 1960, elle est supérieure à 4 % en 2006. On pourrait, de prime abord, considérer que ces dépenses ne sont pas contraintes, dans la mesure où il est a priori possible de vivre sans. Toutefois, la forte diffusion de ces produits et services fait qu’ils sont devenus des standards de consommation : par conséquent, si un ménage n’arrive pas à y accéder, un sentiment de frustration peut naître, de même que l’impression d’avoir un niveau de vie déclinant. En ce sens, les dépenses en technologie de l’information et de la communication sont contraintes. Pour y faire face, un ménage peut être tenté de faire des sacrifices sur des postes plus classiques, comme l’alimentation ou l’habillement, ce qui crée un sentiment de baisse de pouvoir d’achat. La solution pour le ménage est de recourir au crédit, avec cette fois comme conséquence une augmentation des dépenses contraintes, et l’impression que son revenu disponible diminue. Pourquoi la France est-elle le pays européen où la distorsion entre prix pratiqués et prix perçus est la plus forte ? E. B. : L’ensemble des pays européens a constaté une distorsion entre l’inflation mesurée et celle perçue par sa population, au cours des deux premières années qui ont suivi l’introduction de l’euro. Ensuite, l’écart s’est progressivement réduit, sauf dans certains pays comme la France ou la Grèce. Deux facteurs propres à la France peuvent expliquer ce décalage persistant. Premièrement, la loi Galland a conduit à une hausse importante des prix des produits de grande consommation. Même s’ils ne représentent au plus que 17 % de la consommation annuelle des Français, l’achat de ces produits est régulier et nécessaire pour les ménages. Lesquels sont très sensibles à l’inflation qui les touche, beaucoup plus que ne l’est par construction l’indice des prix à la consommation. Deuxièmement, la loi sur les 35 heures a eu pour corollaire une modération salariale qui a bien dû être acceptée par les Français, ce qui les a probablement conduits à se focaliser sur la hausse des prix plus que sur celle de leur revenu. Paradoxalement, cette loi qui avait créé des smic différents selon sa date de mise en oeuvre dans l’entreprise a, dans un second temps, conduit les pouvoirs publics à une revalorisation importante du smic, afin d’en harmoniser les niveaux. Les secteurs qui ont massivement recours à une main-d’oeuvre rémunérée au salaire minimum (commerce et services aux particuliers) ont répercuté la hausse des coûts salariaux sur les prix aux consommateurs. Les classes moyennes ont ainsi constaté une hausse importante de certains services courants, tandis que leur revenu n’évoluait que très faiblement. Quel indice de prix est-il aujourd’hui le plus pertinent ? E. B. : L’indice des prix à la consommation de l’Insee joue globalement bien son rôle pour mesurer l’inflation dans un objectif de pilotage macroéconomique. En revanche, dans une logique de mesure du pouvoir d’achat, il souffre d’une importante lacune, en ne prenant pas en compte les dépenses d’achat de logement. L’autre problème tient aux effets de qualité, qui conduisent à surestimer les baisses de prix des produits hightech et à sous-estimer les hausses des produits de grande consommation (inflation masquée). La démarche de l’Insee consistant à suivre le prix des produits à qualité constante est certes rigoureuse d’un point de vue scientifique, mais elle n’est pas pertinente lorsque le consommateur subit des hausses de prix résultant de modifications des caractéristiques de produits qui lui sont imposées.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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