Bulletins de l'Ilec

Les marques au box-office - Numéro 386

01/12/2007

Entretien avec Gilles Lipovetsky, philosophe, professeur à l’université de Grenoble

Quel jugement portez-vous sur le classement CoolBrands mené au Royaume-Uni, son « Top 20 » (2) rend-il compte d’une réalité objective ? Gilles Lipovetsky : Comment traduit-on « cool » ? Quel sens lui donner ? Est-ce un concept ? Est-il pertinent pour classer ? Que mesure-t-on et avec qui ? La suspicion prévaut. Dans quelques mois, il se peut que les marques présentes dans le « Top 20 » soient déclassées. J’observe que dans ce « Top 20 » il n’y a pas de marques françaises. Ce classement est très masculin, comme l’atteste le nombre de marques automobiles citées, l’absence de marques de cosmétiques ou de parfums. Il minore les marques « fashion ». Il traduit le milieu social des « huppies ». Soulignons que, en dépit de la mondialisation et ses marques technologiques comme Google, e-Bay, les cultures locales, nationales, prédominent. Coca-Cola n’est pas citée comme « cool brand », alors que toute sa stratégie de communication repose sur son aspect cool ! Aucune marque d’alcool n’est présente. Ajoutons que nous n’aurions pas le même classement en France, où seraient citées des marques alimentaires. La notion de « coolbrand » n’a de sens que dans des micromilieux, mais elle n’est pas, selon moi, opératoire à l’échelle d’une nation. C’est un classement pour jeunes ! Comment la classification des marques traduit-elle le monde dans lequel nous vivons ? G. L. : La frénésie de classement des marques semble récente et atteste que la marque s’est substituée à la mode. Jusqu’aux années 1970, nous sommes dans une logique structurée par des ruptures de mode et de style, la marque est alors secondaire. On retient davantage la minijupe que Courrèges, le prêt-à-porter que Pierre Cardin. Puis la balkanisation de la mode, que j’ai décrite dans l’Empire de l’éphémère, ouvre la porte à la consécration de la marque ; c’est elle qui devient mode, elle devient centrale. On peut donc la classer, car certaines marques sont plus « branchées » que d’autres. Les marques dites démodées appartiennent à l’univers de la technologie : le téléphone portable vieillit aujourd’hui plus vite qu’une jupe ! La classification des marques signifie la nouvelle importance qui leur est portée dans le repérage, le choix des objets. Dans un univers où tout est mode et plus rien n’est démodé, la marque remplit le vide, elle devient structurante. Les classements de marques révèlent-ils les nouveaux rapports des forces entre les nations, de nouveaux avantages comparatifs au sens de Ricardo ? G. L. : Les classements de marques sont construits à partir des consommateurs, qui n’intègrent pas la variable nation. L’origine américaine de Google n’est pas signifiante. Huit marques (iPod, You Tube, Google, Playstation, Nintendo, eBay, iTunes, Amazon) sur les vingt premières du classement CoolBrands correspondant à des biens ou services qui n’existaient pas il y a seulement une quinzaine d’années. Les marques sont-elles vouées à être des marqueurs générationnels ? G. L. : Elles le sont de plus en plus, et pour plusieurs raisons. L’argent de poche, tout d’abord, qui, de quelques pièces dans les années 1960 et 1970, est aujourd’hui un véritable pouvoir d’achat chez les jeunes. Ils sont devenus prescripteurs pour les adultes, et, en tant que consommateurs, non seulement ils ont l’autonomie, mais ils pilotent leurs parents. Soulignons également l’augmentation du nombre de produits ciblés pour les enfants, les préadolescents... Enfin, les dépenses de marketing et de publicité, consacrées à ces nouvelles cibles, ont explosé. Une vraie économie a surgi, comme l’attestent les univers du cinéma et de la musique. Le phénomène est-il porteur de fractures ? G. L. : Non, car sur le plan de la consommation, les adultes se rapprochent des jeunes. Le troisième âge apprivoise Internet. Le modèle jeune centré sur la minceur est dominant. Pour autant, on ne peut pas parler d’infantilisation du consommateur de manière générale. Oui, les adultes s’amusent comme des enfants à Disneyland, singent les jeunes avec la nourriture fast-food, mais le capitalisme ne nous infantilise pas. Au reste, que signifie infantilisation : est-ce être infantile ou jouer à l’être ? Ce n’est pas la même chose, le déguisement, par exemple, est un phénomène immémorial et chacun d’entre nous a sa madeleine de Proust. On peut également défendre la thèse contraire, selon laquelle nous tendons vers une responsabilisation croissante des consommateurs. Ils comparent les prix et les marques sur les blogs, prennent la parole, critiquent les marques, celles qui font travailler les enfants, qui communiquent de manière non éthique, qui « manipulent »... Ces comportements sont-ils infantiles ? Que peut-on induire de l’évolution d’une société à partir d’un classement de marques ? G. L. : La société est traversée par des périodes d’engouements et de rejets. On assiste à une balkanisation du rapport aux marques. Les adolescents ont leurs marques, leurs totems. Les marques se transmettent moins de mère en fille. Aujourd’hui, l’engouement peut être rapide, tout comme l’infidélité, le zapping. Le paradoxe de l’hyperconsommateur se résume ainsi : d’un côté il veut du low cost, du gratuit, et en même temps il pratique le culte des marques. (1). Parmi ses derniers ouvrages : Le Bonheur paradoxal, essai sur la société d’hyperconsommation (Gallimard, 2006), La Société de déception (Textuel, 2006), Ecran global (Seuil 2007). (2). Cf. tableau ci-dessous.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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