Bulletins de l'Ilec

And the Winner is... - Numéro 386

01/12/2007

Par Jean-Marc Lehu, maître de conférence en marketing, université Paris-I Panthéon Sorbonne

A peine revendue par le groupe Ford à un consortium d’investisseurs mené par David Richards, Aston Martin est devenue la marque la plus cool (classement Superbrands). L’agent 007 réincarné par l’acteur Daniel Craig y est-il pour quelque chose ? A Atlanta, Neville Isdell pourra repartir en retraite, rasséréné : Coca-Cola demeure la marque la plus valorisée (classement Interbrand-BusinessWeek, confirmé par le classement BrandFinance qui diffère pour les marques suivantes). Quasi lexicalisée et chaque jour un peu plus incontournable sur la Toile, Google est sacrée la marque la plus puissante au monde (classement Millward Brown). De l’iPod à l’iPhone, Apple est couronnée comme étant la marque la plus innovante (classement Boston Consulting Group-BusinessWeek). Quant à General Electric, la marque multiproduit, multiactivité et mutifacette, elle reste la marque-entreprise la plus admirée dans le monde (classement Fortune). Les grandes marques peuvent prêcher la bonne parole autant qu’elles le veulent ou le peuvent, leur rang dans ces classements devient un facteur de positionnement stratégique, un élément essentiel de leur valorisation économique et financière, et un levier de communication des plus puissants. Mais Benjamin Franklin ne rappelait-il déjà pas dans Poor Richard’s Almanack (1758), que les phares sont plus utiles que les églises ? Lorsque nous peinons à savoir qui nous sommes vraiment, il peut paraître apaisant de se contenter de se définir par rapport à l’autre. Il ne s’agit plus alors de se comprendre, mais simplement de se situer. A propos d’un ou plusieurs critères, par rapport à ceux que nous aurons estimés dignes de la comparaison, ou que d’autres auront identifiés comme tels. Depuis que l’homme interagit en groupe, il éprouve le besoin de se mesurer à ses coreligionnaires. Question de statut, question d’image, question de pouvoir, et parfois même question de survie. Rien de plus naturel alors, dans le fait que différents instituts aient développé de tels classements, pour les entreprises ou leurs marques. Rien de plus normal que chaque année, comme dans une remise des prix planétaire, chacun s’impatiente ou s’inquiète de connaître son rang, si déjà son nom figure dans le classement. Nombreux sont ceux qui demeurent nationaux, mais les plus médiatisés sont bien entendu étalonnés à l’échelle de l’incontournable globalisation des marchés. Pour chacun de ces classements de marques, le nombre de places est naturellement limité. C’est dire si faire simplement partie du classement est déjà un signe de reconnaissance, que d’aucuns s’empresseront bien vite de tenir pour absolu. Certes, on comprend aisément que toutes les marques en activité ne puissent être prises en considération, mais quid alors du tri ou de la présélection nécessaire en amont ? Comment savoir si le classement résultant demeure pertinent ? Chacun d’eux ne dévoile qu’une partie de sa méthode, de ses critères ou de ses paramètres : confidentialité professionnelle légitime, quitte à susciter quelques doutes qui ne sont pas moins légitimes. Mais à vrai dire, l’éventuelle question de leur légitimité ne se pose réellement que si l’on est absent de ces classements… Les thuriféraires du prince de Marcillac maintiendraient sans doute que si le mérite peut n’être accompagné d’aucun rang, il n’y a point de rang sans une forme ou une autre de mérite. D’ailleurs, La Rochefoucauld se souciait-il lui-même d’objectivité et de référence absolue, indiscutable, en tenant ce propos ? Bien hardi celui qui pourrait l’affirmer. Il n’en reste pas moins que les classements de marques, puissamment relayés par les médias, font souvent figures de références incontestables. Plus l’environnement dans lequel nous vivons est anxiogène, ou en tout cas plus il nous paraît inquiétant, plus les points de repère subsistants sont recherchés, appréciés et défendus, parfois même au-delà de la rationalité. Ces repères sont rassurants. Synonymes d’ordre, ils sont symboliques d’une certaine stabilité, quand bien même celle-ci ne perdurerait qu’une année. D’aucuns diront qu’ils sont très révélateurs de l’évolution de l’écosystème dans lequel la marque évolue. Google, Nintendo, Apple ou Zara : grands gagnants, en progression dans le classement Interbrand de la valorisation. Rien que de plus logique, au vu de leur simple réussite économique. Ford, Kodak ou Gap : en forte régression. Sanction a priori logique pour les raisons inverses. Si Superbrands définit rigoureusement le caractère « cool » de la marque comme fondé sur le style, l’innovation, l’originalité, l’authenticité, la désirabilité et l’unicité, l’organisation admet cependant une part de subjectivité, sans offusquer qui que ce soit. La quasi-totalité des classements médiatiques est d’origine anglo-saxonne. Mais il n’y a certainement aucun lien de cause à effet avec le fait que la majorité des lauréats de leur Top 10 soit majoritairement anglo-saxonne. Pour l’anecdote, n’oublions pas que pendant six années d’affilée, avant la révélation du scandale financier dont chacun se souvient, Enron fut classée dans le peloton de tête des marques les plus innovantes. Ces classements ne sont-ils pas le reflet, inavoué, d’un malaise bien réel ? Parce que l’objectivité du discours de la marque a parfois grande difficulté à s’imposer par ses seuls arguments, il lui faut aujourd’hui rechercher soutien et reconnaissance auprès d’organismes dont les classements vont cautionner ou non la perception que l’on peut avoir d’elle. Compréhension et discernement sont-ils à ce point devenus inaccessibles, voire impossibles ? De plus, ces classements ne sont-ils pas également le reflet, assumé, d’une « rationalité limitée », au sens d’Herbert Simon, mais appliquée aux consommateurs que nous sommes ? Nous ne voulons pas (ou plus) investir temps et efforts dans la recherche de solutions optimales, en essayant de comprendre le plus parfaitement possible les marques et leurs promesses. Nous nous contentons le plus souvent d’une solution satisfaisante. Or les classements nous indiquent simplement, rapidement et clairement le chemin. Ainsi, ils paraissent pleinement remplir leur fonction, quitte à restreindre par la même occasion le spectre de nos connaissances et notre champ de réflexion. Quant aux nombreuses marques oubliées ou écartées, il leur sera toujours possible de se consoler avec l’Évangile de Mathieu (XIX, 30) : « Beaucoup de premiers seront derniers, et de derniers seront premiers. »

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