Sans confiance, pas d’avenir, sans avenir, pas de confiance - Numéro 388
01/03/2008
Depuis votre premier ouvrage sur les jeunes (La Découverte, 1984), quels sont les invariants et les changements dans la « culture jeune » ? Comment les valeurs (famille, amis, sexualité, travail, religion...) ont-elles évolué ? Olivier Galland : Les jeunes restent attachés aux valeurs fondamentales représentées par la famille et le travail. Lorsqu’on les interroge au sujet des choses les plus importantes dans leur vie, ils placent toujours ces deux institutions en tête. Mais, depuis 1984, la place de la famille a évolué. Si elle constitue toujours un pôle de référence et une structure de soutien indispensable, son influence sur les adolescents et les jeunes a décliné. Les enquêtes montrent que les jeunes et même les très jeunes (pré-adolescents et adolescents) ont gagné une nouvelle « autonomie relationnelle » : leur vie quotidienne, leurs sorties, leurs relations amicales sont beaucoup moins contrôlées par les parents. Le développement des nouveaux moyens de communication a favorisé cette prise d’autonomie plus large et plus précoce des jeunes. A la lecture de l’étude Les Jeunesses face à leur avenir (Fondation pour l’innovation politique et institut de sondage Kairos Future) la « culture jeune » ne se définirait plus comme une culture de « l’irresponsabilité » (Parsons) visant à « prendre du bon temps » ! Depuis votre ouvrage Les Jeunes Européens (2005), observez vous des changements ? O. G. : En effet, la « culture de l’irresponsabilité » était celle que décrivait le sociologue américain Talcott Parsons lorsqu’il enquêtait dans les années 1940 sur les élèves des High schools. Il s’agissait d’une brève période de la vie, complètement associée au temps scolaire, où les jeunes prenaient systématiquement le contre-pied des valeurs de sérieux et de responsabilité de l’âge adulte. Mais cette période s’achevait irrémédiablement avec la fin des études. Dans sa version contestataire des années 1960, cette culture jeune a pu prendre la forme d’une « contre-culture ». Le caractère d’opposition générationnelle de la culture jeune s’est aujourd’hui beaucoup atténué, il a peut-être même complètement disparu, tout simplement parce que la culture jeune a été totalement intégrée dans le paysage des valeurs et qu’elle est devenue pour une large part une culture marchande (à travers les produits des industries des loisirs et de la culture ou des industries de l’habillement). Par ailleurs, la définition de la jeunesse s’est complexifiée, à mesure que l’entrée dans la vie adulte était retardée à un âge plus avancé. Ainsi, la culture adolescente ne suffit plus à décrire la culture jeune. Il y a une nouvelle période de la vie qu’on peut appeler une période post-adolescente, ou jeune adulte. Cette période de la vie ne se définit plus du tout par une culture de l’irresponsabilité, mais par ce qu’on pourrait appeler l’apprentissage progressif des responsabilités : il s’agit de construire par étapes les éléments de statut qui vont permettre de devenir adulte. Comment analysez-vous le cas français, qui singularise les jeunes par leur pessimisme ? Un jeune Français seulement sur quatre croit en son avenir, et seulement 4 % pensent que l’avenir de la société dans laquelle ils vivent est prometteur… O. G. : Tout d’abord, c’est l’ensemble de la société française qui est très pessimiste, pas seulement les jeunes. La France a un rapport très angoissé à la mondialisation. Mais il est vrai que la France se distingue par le fait que les jeunes sont aussi voire plus pessimistes que les adultes. Il y a une crise de confiance des jeunes à l’égard de la société française et ce qu’elle leur propose comme avenir. Il y a quelques éléments objectifs qui alimentent cette crise de confiance. D’abord, les jeunes Français sont mal placés par rapport au chômage : leur taux de chômage reste depuis vingt ou trente ans deux fois à deux fois et demie plus élevé que celui des adultes. Certains pays en Europe (Danemark, Angleterre) ont réussi à faire baisser le taux de chômage des jeunes, pas la France. Plus largement, en France, les jeunes sont la principale catégorie qui supporte la croissance de la flexibilité sur le marché du travail, induite par la mondialisation. Même si la plupart des jeunes Français finissent par accéder à l’emploi stable entre 25 et 30 ans, ils connaissent une longue phase de transition où leur position est plus ou moins précaire. Mais l’enquête de la Fondation pour l’innovation politique montre qu’au-delà de ces facteur liés au marché du travail et au partage inégal du poids de la flexibilité entre les générations, il y a peut-être un autre aspect lié au rapport particulier qu’entretiennent les Français avec le système éducatif. On constate dans l’enquête que les jeunes Français sont très fatalistes, presque résignés, et l’explication de ce conformisme tient peut-être à la place qu’occupe le diplôme dans l’imaginaire français : le diplôme est essentiellement vu dans notre pays comme un instrument de classement social qui est prédictif de la place que l’on va occuper dans la hiérarchie sociale. L’état d’esprit des jeunes Français est donc un peu le suivant : je serai ce que mon diplôme m’a dit que je dois être. Comment expliquer l’existence en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne, d’un noyau dur de jeunes très pessimistes ? O. G. : C’est peut-être un peu le syndrome « vieille Europe » ! Ces pays sont interpellés par les bouleversements économiques, sociaux et culturels induits par la mondialisation. Contrairement aux pays émergents qui peuvent y voir une chance de développement, ils y voient surtout une menace. En France, cette menace est perçue essentiellement comme une menace économique (destruction d’emplois), en Grande-Bretagne, elle est plus vue comme une menace culturelle et institutionnelle (mise en question des valeurs et des institutions qui fondent la singularité britannique). Les Etats-Unis ou la Suède sont-ils des modèles, puisque la jeunesse y paraît plus optimiste ? O. G. : Difficile de dire que ce sont des modèles car chaque pays a sa singularité. Mais il est vrai que l’optimisme des jeunes Nordiques ou des jeunes Américains fait un violent contraste avec la morosité et la résignation française. Dans ces pays, on a le sentiment que les jeunes croient qu’ils peuvent construire eux-mêmes leur avenir, en France les jeunes s’en remettent plus passivement aux institutions – l’école, les entreprises – qui les classent et les sélectionnent. Il est vrai aussi que dans les pays du nord de l’Europe, la représentation de la jeunesse est très différente de celle qui prévaut en France et beaucoup plus positive : la jeunesse est vue comme une ressource pour la société, en France, elle est vue soit comme un problème, soit comme une menace. La longueur des études initiales est-il un facteur explicatif décisif de la vitesse d’accès à l’indépendance ? O. G. : Pas forcément. Les jeunes qui font des études longues dans certains secteurs des lettres ou sciences humaines rencontrent de grandes difficultés à s’insérer sur le marché du travail. D’une manière générale, la possession d’un diplôme est un atout sur le marché du travail, mais bien évidemment la spécialité de formation et son adéquation avec les offres d’emplois disponibles sont également des facteurs cruciaux. Est-il devenu plus difficile, aujourd’hui, de devenir adulte ? O. G. : Sans doute, mais c’est aussi le prix d’un système qui offre plus d’opportunités à chacun. La massification de l’accès aux études secondaires puis aux études supérieures accroît la concurrence entre les jeunes. Le système des années 1950 était un système plus fondé sur la reproduction sociale : les études ne faisaient que confirmer une position sociale acquise à l’avance. Ce n’est plus vrai aujourd’hui. Cela offre des chances nouvelles à certains, mais cela fragilise aussi la position de ceux dont l’origine ne constitue plus à elle seule un gage de réussite. La désynchronisation des seuils de passage (droit de travailler, majorité sexuelle, droit de vote, emploi stable, autonomie financière, autonomie résidentielle, vie de couple…) n’est-elle pas excessive ? Le temps d’accès à l’âge adulte explique-t-il la morosité française ? O. G. : Cette désynchronisation est un fait sur lequel on ne reviendra pas. Elle ne me semble pas mauvaise en elle-même, si les instances de socialisation (famille, école, institutions d’information et d’orientation) en tiennent compte et adaptent leurs modes d’intervention à ces nouvelles caractéristiques. L’entrée dans la vie adulte est maintenant un processus relativement lent et progressif qui nécessite un accompagnement sur la durée et sur les différents aspects qui le composent (le travail, le logement, les loisirs, les voyages, la santé, etc.). Le modèle français d’entrée dans la vie adulte est-il plus anxiogène que celui des autres pays ? O. G. : Peut-être parce que c’est un modèle intermédiaire entre deux modèles très protecteurs, bien qu’opposés : le modèle nordique fondé sur la protection et l’assistance étatique et le modèle méditerranéen fondé sur la protection familiale. Les jeunes Français s’affranchissent assez vite de la famille, au moins sur le plan du logement, mais sans bénéficier de l’assistance sociale des jeunes Scandinaves. Ils sont donc très dépendants du maintien de liens de solidarité familiaux forts. Si ces liens viennent à se rompre, ils ont alors de grands risques de connaître des situations d’isolement et de précarité. Par ailleurs, on a renoncé, sans doute avec raison, à l’idée d’instituer un RMI jeune, mais il est vrai que le système d’indemnisation chômage n’est pas adapté à la particularité de l’insertion professionnelle des jeunes, constituée bien souvent d’une succession d’emplois de courte durée. Enfin il y a une forte tension sur le marché du logement qui est particulièrement préjudiciable aux jeunes. Que suggérer pour redonner confiance à la jeunesse française ? Réformer le modèle français d’accès à l’autonomie sur le modèle nordique ? O. G. : Je ne crois pas qu’on puisse appliquer tel quel le modèle nordique. Ce modèle est fondé sur une culture de l’autonomie précoce qui n’existe pas vraiment en France. Je pense qu’il faut d’abord changer d’état d’esprit à l’égard de la jeunesse, et à adopter effectivement le point de vue scandinave qui voit la jeunesse comme une ressource pour la société, comme une force d’innovation, de dynamisme et de changement. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille forcément bouleverser le modèle français d’accès à l’autonomie : il faut certainement l’aménager et l’améliorer. En particulier, il me semble indispensable de créer un grand service public de l’information et de l’orientation des jeunes qui regrouperait toutes les institutions éclatées et dispersées qui existent actuellement, et qui prendrait en compte tous les aspects de la vie des jeunes (études, emploi, logement, santé, loisirs, voyages). Doit-on affranchir le système éducatif du fétichisme du diplôme ? O. G.. : Abandonner le fétichisme du diplôme serait certainement une bonne chose… Mais cela ne se décrète pas. Il faut rééquilibrer le système : on a actuellement une pointe hypersélective totalement déconnectée du reste du système éducatif (les grandes écoles) et qui ne constitue plus une force d’entraînement pour le reste, une université qui s’est mal adaptée à la massification et qui manque de moyens, et un enseignement professionnel du second degré où les taux d’échec sont beaucoup trop importants. Les discours publics sur l’enseignement restent trop élitistes : les propos sur les cités difficiles sont à cet égard éclairants, on parle d’y sélectionner une élite sur le modèle de ce qu’a fait Sciences Po. Mais ce n’est pas le problème principal, loin de là. Ce qui préoccupe vraiment les jeunes de ces cités, c’est par exemple les questions de l’orientation en fin de troisième quand il faut, pour beaucoup d’entre eux, choisir une voie dans la filière professionnelle. Ce système d’orientation est très mal organisé, il fait l’objet de nombreuses critiques (notamment dans des rapports incisifs de l’Education nationale elle-même), il faudrait le réformer en profondeur. Comment faire partager un destin collectif ? Une société doit-elle être fondée sur des mythes collectifs ? O. G. : Il est vrai que le sentiment d’appartenance collective à la société s’est fortement affaibli en France. C’est lié en partie à la sécularisation, également à l’affaiblissement de l’idéal républicain fondé sur la promotion sociale par l’école. Mais on ne pourra pas faire du prêt-à-porter idéologique. Tout d’abord les jeunes ne l’accepteraient pas : ils sont très fortement attachés aujourd’hui à la liberté de choix dans leurs orientations de vie. C’est pourquoi je ne crois pas trop par exemple à l’idée d’un service civil obligatoire. Ce qui peut d’abord redonner confiance aux jeunes Français c’est la conviction retrouvée de participer à une société engagée sur la voie d’une réussite collective. Les jeunes retrouveront confiance dans l’avenir quand la société française elle-même retrouvera cette confiance.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard