Bulletins de l'Ilec

Remettre en vie pour redonner envie - Numéro 388

01/03/2008

Entretien avec Joël-Yves Le Bigot, fondateur de l’Institut de l’Enfant et de Youth Opinion International, Président de Génération 2020

La jeunesse française serait, aujourd’hui, quelque peu déprimée. Feu de paille ou tendance lourde ? Joël-Yves Le Bigot : Pour le grand malheur de la France cette tendance est malheureusement triplement lourde. D’abord parce qu’il ne s’agit pas d’une petite déprime mais bien d’une crise extrêmement sérieuse, ensuite parce qu’elle est parfaitement justifiée et enfin parce qu’elle remonte à plus de trente ans. Cette analyse et les bases d’une vraie – efficace et pérenne – politique de la « jeunesse-ressource » figurent dans mon dernier ouvrage J’embauche un jeune, propositions pour sortir de la crise (1). Les résultats du référendum sur l’Europe du 29 mai 2005 illustrent le fossé qui continue de se creuser en France entre les générations, entre les jeunes et les décideurs. Si majoritairement, les jeunes Français ont voté contre, c’est d’abord parce que notre société les marginalise par rapport à l’emploi. Elle leur refuse une insertion professionnelle sans laquelle il n’est d’autonomie ni d’épanouissement possibles. Il en découle au moins quatre fractures : générationnelle car une seule génération est au travail, quand la vie s’étend sur quatre générations ; culturelle, les personnes favorisées sont bardées de certitudes quand les défavorisés sont emplis de doutes et d’inquiétudes ; économique, ceux qui cumulent passé et avenir face à ceux qui peinent à assurer le présent ; et enfin politique car beaucoup de Français – particulièrement les jeunes mais ils ne sont pas les seuls – pensent qu’on ne peut plus changer la société. Jusqu’aux années 1980, dans tous les pays du monde, les jeunes savaient qu’ils seraient plus riches que leurs parents et grands-parents. Pour la France, plus encore que pour les autres « vieux pays européens », ce cercle vertueux est brisé depuis longtemps : la situation des jeunes générations sera assurément plus difficile que celle de leurs parents. Le « modèle d’insertion à la française » aurait-il échoué ? J.-Y. Le B. : Sans la moindre hésitation, je dirais qu’il a totalement échoué dans la mesure où, au lieu de chercher à insérer, on pratique ouvertement l’exclusion. En effet, au nom d’une prétendue excellence – qui cache souvent beaucoup de conservatisme et de protectionnisme – la « macro-structure éducative » (les enseignants, les employeurs publics et privés, les politiques et par contre-coup les parents, les éducateurs culturels ou sportifs et les média) valorise et pratique la sélection par la compétition entre individus, institutions d’enseignements et générations. Si la jeunesse et les seniors sont aujourd’hui traités comme des variables d’ajustements du marché de l’emploi, c’est parce que personne n’a tiré à temps les conclusions des politiques de soutien à la démographie, d’augmentation du niveau d’études ou de départ à la retraite. Beaucoup de secteurs professionnels très diversifiés, mais dont l’image est décalée par rapport à l’attente des jeunes (BTP, hôtellerie, transport) m’ont demandé, à la suite de ce livre, d’intervenir dans des séminaires. A ma grande surprise, cette demande s’est élargie aux experts-comptables ou aux notaires, qui n’ont pas vu venir le vieillissement de leur profession. Point commun à l’ensemble de ces acteurs : l’absence totale d’anticipation et de modélisation, aussi bien du côté des employeurs que du côté des éducateurs. En 1975, le taux de scolarisation des 18-25 ans était de 25,9 % , le taux d’activité de 67,4 % et le taux de chômage de 6,7 % . En 2002, les chiffres sont respectivement de 47,8 % , 29,9 % et 22,3 % . Ceci signifie très crûment que plus on a été formé récemment plus il est difficile d’exercer un métier et de trouver un emploi, ce qui est terriblement non productif. Actuellement, trois embauches de jeunes sur quatre correspondent à un emploi précaire. Quelles perspectives leur donner ? J.-Y. Le B. : Si depuis des lustres, toutes les études internationales menées auprès des jeunes montrent que les Français sont de loin les plus pessimistes – à la fois désabusés et passifs – quant à leur avenir, ce n’est pas sans raison. En effet les perspectives offertes à la jeunesse de notre pays se partagent entre la peur – pour ceux qui ont bénéficié de la sélection et qui ont obtenu un diplôme, un emploi voire un statut et qui craignent de perdre ces privilèges – et la désespérance pour tous les cabossés de la jeunesse qui sont beaucoup plus nombreux qu’on l’imagine, si l’on cumule les motifs scolaires (les plus visibles), sociaux (très fréquents), familiaux (plus qu’occasionnels) et affectifs (très déstabilisants). La seule solution consistera à leur offrir, en même temps, des perspectives individuelles et une reconnaissance collective de la part de la société. En effet deux problématiques sont au cœur des enjeux : comment réconcilier les jeunes avec leur « à-venir » personnel (lutter contre le pessimisme) et comment les mobiliser (contrer la passivité) pour susciter des vocations d’adultes autonomes et responsables. Il est impératif qu’ils aient d’abord confiance en eux (« je suis capable de... »), mais aussi confiance en demain (« je veux grandir pour... ») et confiance dans les autres (« je veux aider et je sais être aidé... »). Le pur formatage académique et scolaire devra accorder toute leur place aux nouvelles formes d’éducation pour l’insertion : « l’éducation à la capacité » (faire), « l’éducation à la coopération » (servir, être utile à, travailler avec, …) « l’éducation à l’anticipation » (espérer), et « l’éducation à la modélisation » (préparer, organiser, évaluer, …). Il faut changer le système de sélection pour faire des jeunes des acteurs et non des spectateurs voire des victimes. Les critères de recrutement des directeurs de ressources humaines sont identiques à ceux qui structurent la sélection de l’Education nationale ; les deux fonctionnent seulement sur deux formes d’intelligence, l’intelligence linguistique (savoir parler et écrire) et l’intelligence logico-mathématique (avoir raison ou tort, le bien contre le mal, le quantitatif plutôt que le qualitatif, etc.), les deux disciplines de sélection et de protection de l’élite, alors que l’on sait aujourd’hui que l’intelligence se manifeste sous onze formes différentes (2). Savoir travailler en équipe, entraîner l’adhésion, être un bon négociateur ... autant de formes d’intelligence qui ne sont pas valorisées et prises en compte ni par les enseignants ni par les DRH alors qu’elles sont tellement utiles dans la vie professionnelle, sociale, citoyenne, ... On continue à recruter sur le diplôme ! Conséquence de Mai 68 et d’Internet, l’accès à l’information a changé. Avant les éducateurs maîtrisaient l’information et étaient sur un piédestal ; le management détenait l’information et la délivrait au compte-goutte. Aujourd’hui, la hiérarchie peut être contestée puisque tout le monde partage la même information. La véritable éducation, c’est d’apprendre à faire le tri, à transformer des données brutes en informations utiles pour prendre les décisions pertinentes (« connaître sans agir ce n’est pas encore savoir » dit fort justement le proverbe chinois). A l’heure où l’on parle tant de développement durable, il serait temps de réfléchir au concept d’ « éducation durable ». Les jeunes savent que les opinions séparent et que les attitudes rapprochent. Ils ont moins besoin de maître à penser que de maître à se conduire (Montherlant). Comment les jeunes appréhendent-ils le travail et l’entreprise ? J.-Y. Le B. : Les jeunes aujourd’hui ne cherchent pas seulement un emploi et des ressources financières, ils aspirent une dynamique de responsabilisation, à un scénario leur permettant de devenir acteurs de leur vie. On constate un malentendu entre ce qu’attendent les jeunes de l’employeur (public comme privé) et ce que celui-ci leur propose. Pour les jeunes, l’entreprise ou l’administration où ils souhaiteraient travailler doit « valoriser l’autonomie et les responsabilités » (67 % ), « encourager le travail en équipe » (65 % ), « innover en permanence » (62 % ), « valoriser l’ambition personnelle » (54 % ) et « récompenser la fidélité » (50 % ). Du côté de l’employeur les chiffres sont respectivement de 55 % , 48 % , 35 % , 40 % et 29 % . Qu’attendez-vous de la « marque employeur » ? J.-Y. Le B. : Les jeunes doivent être fiers de travailler pour un employeur mais ils ne se considèrent pas comme sa propriété ; il s’agira de réaliser quelque chose avec elle, d’être coacteur du réenchantement du monde. Or réenchanter le monde, n’est-ce pas la vocation des marques commerciales ! Réenchanter la vie et l’avenir, réenchanter le monde et l’autre devrait être la préoccupation principale de tous les éducateurs de jeunes. Puisque tous ceux qui seraient légitimes par rapport à cette croisade cultivent plutôt la peur et le communautarisme, je ne vois pas pourquoi il faudrait critiquer les marques de proposer un peu de rêve dans un monde de contraintes qui a depuis longtemps démontré son inefficacité ! Les grandes marques qui réussissent avec les jeunes sont les marques « générations » qui leur proposent un projet. Coca-Cola parle autant des jeunes qu’il parle de son produit, idem pour McDo. Les échanges se font sur le registre de la complicité et du dialogue. Puisque la marque commerciale se préoccupe surtout de fidéliser durablement le consommateur, de la même manière, au-delà du recrutement, la marque employeur devrait s’attacher la fidélité du salarié – primordiale pour la pérennité de l’entreprise – en redonnant du sens au travail et en re-personnalisant l’activité professionnelle, sources de gisements insoupçonnés de motivation professionnelle possible pour des jeunes car ils représentent des territoires privilégiés de découverte et d’expression. La fameuse pyramide des besoins de Maslow(3) peut être appliquée à la stratégie de la marque commerciale mais aussi à celle de la marque employeur (c’est également valable pour le service public ! ). En somme, du coaching par la marque employeur ! Une récente enquête internationale – Les jeunesses face à leur avenir – conduite par la Fondation pour l’innovation politique dans dix-sept pays développés d’Europe, d​‌’Amérique du Nord et d​‌’Asie auprès des 16-29 ans présente la situation française comme particulièrement inquiétante. Quels sentiments vous inspirent cette étude ? J.-Y. Le B.: Elle corrobore beaucoup d’inquiétudes que nous-mêmes et d’autres exprimions depuis longtemps, sans être toujours entendus par la « macro-structure éducative » élitiste et conservatrice dont nous avons parlé précédemment. Je soulignerai deux spécificités qui me paraissent particulièrement dramatiques pour notre pays ; nos jeunes sont à la fois les plus pessimistes par rapport à leur avenir (74 % , pour 40 % des Danois ou 46 % des Américains) et ceux qui sont le moins disposés à payer des impôts pour les personnes âgée (11 % , pour 32 % aux Etats-Unis et 63 % des Chinois). Par contre si la Fondation pour l’innovation politique s’est livrée à une analyse qui n’est pas inintéressante, bien que très classique, il est très regrettable qu’elle n’ait pas voulu ou su aller au-delà en proposant une stratégie efficace d’accompagnement du « devenir adulte » ; en effet conclure en proposant de favoriser l’autonomie, la participation, l’équilibre et le projet commun relève du vœux pieux. Comme j’ai depuis longtemps beaucoup de doutes sur la réelle solidité et solidarité de la famille française, j’avais parlé en 1978, dans un interview pour le magazine Le Point, de « l’étrange paix armée » que nous observions entre les générations. D’ailleurs dans un premier temps, pour défendre leurs privilèges de tous types, les adultes au pouvoir se sont comportés comme les colons américains avec les Indiens.Ces « réserves jeunes » dans lesquelles ils ont tenté d’enfermer les « non-adultes » se sont appelées la consommation, la mode, la permissivité par rapport à des situations à risques… mais aussi l’allongement de la scolarité et la survalorisation du diplôme sensé garantir un statut… Toutes sortes de paradis artificiels auxquels ne peut accéder qu’une minorité. Depuis quelques années les jeunes ont commencé à réaliser que les générations qui les ont précédés non seulement n’ont pas voulu ou pas su préparer leur avenir mais qu’ils l’ont considérablement hypothéqué (cf. le rapport Pébereau). L’étude montre que trente ans après les choses se sont considérablement aggravées, au point que nous serions à la veille d’une situation d’ « Intifada française », dans laquelle les « adultes au pouvoir » représenteraient Israël – l’autorité, le respect, l’ordre… – et les jeunes générations correspondraient aux Palestiniens par la contestation politique, les incivilités… Il est plus que temps de concevoir une ambitieuse « loi de programme pour la jeunesse » plutôt que de se contenter d’un ministère croupion qui doit toujours partager son existence avec une autre mission de service public, le sport. Pour éviter de parquer nos jeunes dans des réserves de formation et de chômage, de sous-citoyenneté, il faut impérativement les placer en situation de projet. Cette révolution éducative, absolument nécessaire, sera détaillée dans un prochain ouvrage. On expliquera comment mettre les jeunes en vie en leur donnant envie ! (1) Dunod, 2006, avec Emmanuel Maze-Sencier et Annabelle Jacquier. Lire également Vive les 11-25 ans, Eyrolles, 2004. (2) Spatiale, corporelle, naturaliste, interpersonnelle, intrapersonnelle, créative, intuitive, musicale et existentielle. (3) Besoin physiologiques élémentaires de survie, besoins de sécurité, besoins de lien sociaux et d’appartenance, besoins de reconnaissance/valorisation, besoins d’autonomie, besoin d’accomplissement/réalisation de soi.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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