L'ascenseur social en panne - Numéro 388
01/03/2008
D’après l’étude Les Jeunesses face à leur avenir, un jeune Français sur quatre seulement se donne un avenir « prometteur ». Voyez-vous dans ce type d’enquête l’expression d’un réel pessimisme ?
Louis Chauvel : Les possibilités de progression pour les jeunes semblent bloquées. Les nouvelles générations connaissent une désespérance profonde et leur soutien au système se délite progressivement : les adolescents des banlieues voient qu’ils n’ont rien à attendre ; les étudiants en licence constatent que leurs diplômes ne leur donnent pas la place que leurs parents auraient eue avec un baccalauréat. Les 30-35 ans voient que la promesse d’accéder à un niveau social plus élevé n’a jamais été tenue.
Est-il devenu plus difficile, aujourd’hui, de devenir adulte ?
L. C. : Depuis vingt ans, les jeunes ont servi de variable d’ajustement. Le chômage, dans les deux ans qui suivent la fin des études, oscille entre 20 % et 33 % . En cas de ralentissement, on stoppe le recrutement, puis on licencie les derniers embauchés. Les jeunes se retrouvent avec des vides sur leurs CV que n’ont jamais connus leurs aînés. La France les a sacrifiés depuis vingt ans, pour conserver son modèle social qui profite essentiellement aux baby-boomers. Sauf que les jeunes des années 1980 sont maintenant à la moitié de leur vie et n’ont pas rattrapé leur retard. En continuant sur cette voie, le système s’effondrera de lui-même.
Le sacrifice des jeunes s’explique-t-il par la démographie – les baby-boomers monopolisent les emplois – ou par le chômage dû à la faible croissance ?
L. C. : Ni l’un ni l’autre. Des pays ayant une croissance faible et une démographie comparable ne connaissent pas une telle éviction des jeunes. La France a oublié l’accompagnement des jeunes vers le monde du travail. Elle n’a pas voulu mettre en place une intégration par l’apprentissage et a préféré les retenir hors du monde du travail dans un système universitaire bon marché. Un étudiant français coûte 6 500 euros, contre 10 000 euros pour un apprenti allemand. La généralisation du bac a conduit à sa dévalorisation mais n’est pas responsable de tout. En Suède, 100 % d’une classe d’âge étudie jusqu’à 18 ans. Sauf qu’avant l’université, les jeunes ont une expérience professionnelle qui leur permet de mieux choisir leurs études et d’aller au-delà de la théorie dans laquelle les pays latins s’enferment.
La France et les autres pays d’Europe connaissent-ils les mêmes inégalités entre générations sur les plans du salaire, des chances d’accès à l’emploi, au logement, à l’indépendance familiale ?
L. C. : Il existe quatre modèles. Le cas Français est typique d’une fracture intergénérationnelle très claire. Le cas italien, marqué par une présence des jeunes chez leurs parents, montre moins leur pauvreté, leur difficulté. Avec l’Italie et l’Espagne, la France est le pays qui est allé le plus loin dans le sacrifice de sa jeunesse. L’étude des donnés telles que le niveau de salaire, l’évolution des chances d’accès à l’emploi, au logement, à l’indépendance familiale, montre que les pays latins, dont la France, ont fait excessivement de mal à leur jeunesse, lors du ralentissement économique. A partir de la fin des années 70, les seniors, les gens qui étaient déjà en milieu de carrière ou installés dans la vie, ont continué leur trajectoire de mobilité sociale ascendante, avec des droits liés à l’ancienneté. Qui a payé pour leur bien-être ? Les nouvelles générations, qui n’ont jamais pu rentrer décemment dans le monde du travail, comme les générations précédentes. Les deux modèles vertueux sont le monde anglo-saxon et les pays nordiques, grâce à leur politique proactive de requalification dans des secteurs porteurs de gens travaillant dans des secteurs programmés pour connaître la crise dans les dix prochaines années.
En France, la pauvreté semble avoir sauté une génération : les pauvres d’aujourd’hui ne seraient-ils pas les jeunes ?
L. C. : C’est vrai qu’il y a un rajeunissement de la pauvreté. Aussi la société française n’aurait pas tenu vingt ans si la solidarité familiale, très importante, n’avait pas servi d’amortisseur. Mais cette solidarité est très inégalitaire : on ne peut pas aider ses enfants si on est pauvre soi-même. Les ruptures familiales sont plus nombreuses en milieu populaire et un jeune élevé par une mère seule au RMI a une espérance d’aide faible. Surtout, cette solidarité sape la valeur du travail. Entre les jeunes qui n’ont que leur salaire comme ressource et sont confrontés à un coût du logement prohibitif et ceux pour qui ce salaire constitue de l’argent de poche, parce que leurs parents ont mis à leur disposition un appartement, les conditions de vie sont en décalage radical. Au contraire, les salaires d’embauche élevés des années 1970 permettaient une rapide autonomie vis-à-vis des parents et suscitaient une énorme motivation au travail. L’aide familiale a permis de ne pas voir le mal : le travail des jeunes ne rapporte plus et chacun s’en accommode.
Existe-t-il de nouvelles fractures intergénérationnelles ? Faut-il reconsidérer la question des transferts financiers entre générations ?
L. C. : En 1977, les quinquagénaires gagnaient 15 % de plus que les trentenaires. En 2000, l’écart atteignait 40 % . Les quinquagénaires, qui ont fait carrière souvent au détriment de nouvelles générations non embauchées ou mal payées, ont très peur : en cas de licenciement, leur espoir de retrouver un emploi au même salaire serait très limité. Le système tient par l’espoir des jeunes de rattraper un jour le salaire des seniors. C’est un marché de dupes, une promesse qui n’engage pas ceux qui la formulent : ils ne seront plus là dans dix ans. Parallèlement, les seuls en mesure d’épargner pour leur retraite sont les retraités ! Mais je doute qu’il soit possible de renégocier les retraites des seniors et les salaires des quinquas. Il n’empêche qu’un retournement est inscrit, demain ou dans quinze ans. Plus il sera tardif, plus il sera violent.
La panne de l’ascenseur social et de la méritocratie s’aggrave-t-elle ?
L. C. : Aujourd’hui, la question sociale ne se situe plus simplement à la périphérie, mais au coeur même de la société française, en son noyau central. Il s’agit bien aujourd’hui de jeunes diplômés de l’université, issus des catégories intermédiaires, qui voient se dérober sous leurs pas les dernières marches à l’entrée dans les classes moyennes. Ils vivent ce retournement comme un risque de déchéance et leurs parents assistent avec eux à l’extinction d’un projet social hier triomphant. Simultanément, le déclin de la société salariale se mesure aux coûts de la vie spécifiques selon l’âge : dans Paris intra-muros, un salaire annuel net gagné entre 30 et 35 ans permettait d’acheter neuf mètres carrés en 1986, et seulement quatre aujourd’hui. A la location, le temps de travail qui permettait de jouir d’ un mètre carré n’offre plus maintenant qu’une bande de cinquante centimètres sur un mètre. Au contraire de ceux qui se sont endettés à temps pour bénéficier de l’inflation, les jeunes aux revenus stagnants mettront au mieux deux fois plus de temps à acquérir le même bien. Quels sont les effets de la priorité toujours donnée, en France, au diplôme pour définir l’échelon d’insertion dans l’emploi ?
Les jeunes générations en voie d’acquisition de titres auraient-elle d’emblée intériorisé l’idée qu’elles vont prendre place parmi ce que vous avez appelé des « classes moyennes à la dérive » ?
L.C. : La question de la valorisation des titres scolaires pose de grandes difficultés. La seconde explosion scolaire de la fin des années quatre-vingt qui a porté, entre 1988 et 1994, de 30 à 62 % d’une classe d’âge au baccalauréat, et de 10 à plus de 20 % les titulaires d’une licence, complète largement ce processus où, par surabondance de diplômés par rapport aux positions sociales disponibles, une partie importante des jeunes diplômés ne peuvent plus envisager les mêmes carrières que celles de leurs aînés, même s’ils continuent parfois de les espérer. Les titulaires d’une licence ou plus, âgés de 30 et 35 ans ne sont plus que 54 % à être cadres, alors qu’ils étaient 70 % dans les années soixante-dix. Seuls les titulaires de diplômes de grandes écoles malthusiennes sauvent leurs perspectives. Au même moment, les jeunes sans aucun diplôme font face à des difficultés inédites.