Bulletins de l'Ilec

Le potentiel humain, la vrai richesse - Numéro 390

01/05/2008

Entretien avec Philippe Moreau Defarges, Institut français de relations internationales (Ifri)

Comment définir la « politique industrielle » ? Pourquoi l’expression a-t-elle été longtemps taboue dans le débat communautaire ? Philippe Moreau Defarges : La notion de politique industrielle a toujours été et sera toujours tiraillée entre deux définitions extrêmes : l’une française, volontariste, interventionniste, protectionniste (ensemble d’actions visant à promouvoir un ou des secteurs, comme l’automobile ou l’aéronautique…) ; l’autre britannique, libérale (système de règles du jeu organisant la compétition entre entreprises, entre industries…). La politique industrielle était taboue à Bruxelles, étant identifiée à la vision jacobine, française. D’ailleurs, cette politique industrielle à la française se développe essentiellement en marge de l’Europe institutionnelle : Ariane, Airbus… Au début des années 1990, les grands programmes proposés par Jacques Delors, alors président de la Commission, afin de consolider le marché unique (échéance 1993), ne décollèrent pas. En ces années 2000, une telle politique, dans le cadre de l’Union, paraît encore plus improbable, à cause de la méfiance à l’encontre de l’étatisme, des désaccords de fond entre les Vingt-Sept, de moyens financiers trop modestes… Quelles peuvent être les ambitions et la place de l’Europe dans la division internationale du travail ? Quels avantages comparatifs développer ? P. M. D. : L’Europe appartient au vieux monde : héritage industriel considérable, coûts élevés de main d’œuvre, rigidités… Elle dispose d’un réel patrimoine de savoirs, de compétences, d’entreprises. Elle doit faire vivre ce patrimoine, le diffuser, accepter des coopérations, tout en le protégeant. La seule vraie richesse de l’Europe, comme de n’importe quelle autre partie du monde, c’est son potentiel humain, qu’elle ne doit pas gaspiller mais faire évoluer. Surtout, l’Europe ne doit pas opposer les secteurs dits nobles, méritant d’être soutenus (aéronautique, défense…), et les secteurs réputés plus vulgaires : le tourisme, source majeure de revenus pour l’Europe, doit être géré avec autant de soin que les secteurs dits de pointe. Les pays occidentaux ne sont plus au-dessus des autres. Ils n’ont le monopole d’aucune activité. Comment articuler stratégie industrielle et règles du marché intérieur ? L’application stricte des règles de concurrence (ententes, concentration, subvention) n’est-elle pas préjudiciable à la politique industrielle ? P. M. D. : La valeur centrale reconnue à la concurrence, dans le sillage de la stratégie de la période 1985-1992, celle de « l’achèvement du marché unique » – toujours inachevé –, contribue incontestablement à réveiller l’Europe, en démantelant les dérogations et les privilèges des entreprises publiques, et en stimulant les restructurations d’entreprises. Depuis les années 1980, l’élaboration toujours en cours du marché intérieur, qui évoque parfois la toile de Pénélope, faite dans la journée, défaite dans la nuit, est, au fond, la politique industrielle de l’Europe unie. La surveillance sourcilleuse de la concurrence sur le marché unique, incarnée par la Direction générale de la concurrence de la Commission, ne paralyse-t-elle pas la constitution de grands groupes européens (avec, en 2001-2007, le blocage de la fusion Schneider-Legrand, la Commission étant finalement condamnée par la Cour de justice de la Communauté européenne) ? Sur plus de deux mille dossiers examinés par la Commission, une vingtaine seulement fait l’objet d’un veto de l’instance bruxelloise, sa décision donnant lieu en général à une contestation juridictionnelle. Même si les « ayatollahs » de Bruxelles commettent des erreurs, la vague de fusions-acquisitions n’a pas été arrêtée, ni même ralentie. Mais la protection vigilante de la concurrence est-elle à elle seule une stratégie industrielle ? Probablement pas ! Or les États de l’Union qui revendiquent une stratégie industrielle – la France et d’autres – ont-ils les moyens de cette stratégie ? Il peut y avoir un bel acquis (en France, industrie nucléaire ; en Allemagne, les machines-outils), mais ces États non seulement vendent par morceaux leur secteur public, les « bijoux de famille », mais sont très endettés. Quant à l’UE, elle ne peut vouloir que ce que les États membres sont prêts à vouloir en commun. Que peut être une stratégie industrielle pour un État ou pour un ensemble régional, alors que les industries sont mondialisées ? Ainsi, en ces années 2000, la constitution de grands groupes européens représente-t-elle un atout ou un handicap pour l’Europe ? Des groupes européens ne risquent-ils pas d’être en mauvaise position dans la mondialisation, l’adaptation à celle-ci requérant des groupes non seulement multicontinentaux, mais aussi irrigués par le plus grand nombre possible de cultures ? L’européanité ne peut survivre comme une forteresse ! La judiciarisation croissante de la politique de concurrence n’est-elle pas préjudiciable à la puissance industrielle ? P. M. D. : Cette judiciarisation, loin d’être propre à l’Europe, est une tendance de fond. Alors que se multiplient les manœuvres transnationales entre les entreprises, et que les États sont de plus en plus impuissants, n’intervenant que pour mettre leur veto, il faut bien des mécanismes de régulation, d’arbitrage, des juridictions de droit ou de fait. Le droit, le contentieux, deviennent une composante de toute opération industrielle. C’est une contrainte, mais toute contrainte est aussi un levier, un outil. La construction européenne est fondamentalement juridique. Le droit imprègne, parfois façonne, tout ce qu’elle fait. Cette dimension juridique s’internationalise, se mondialise. Le droit peut aider dans leurs déploiements les multinationales européennes à contraindre leurs partenaires (entreprises non occidentales, États) à entrer dans des normes, à respecter des engagements et des procédures. La diffusion du droit est l’une des composantes de la mondialisation, son cœur et son moteur étant la multiplication des échanges de toutes sortes. Pour qu’il y ait échange, il faut des règles, des codes, des procédures entre les parties prenantes. La puissance peut-elle, doit-elle ignorer le droit, s’en affranchir ? Pourquoi pas ? Mais la double dynamique de l’échange et de la démocratie, soutenue par des systèmes de surveillance de toutes sortes (des satellites aux agences, des États s’observant les uns les autres aux organisations non gouvernementales), rend difficile et aléatoire l’ignorance ou le refus du droit. On peut toujours imposer sa force, mais comment garantir sa légitimité, comment être sûr que l’on est obéi non par peur, mais par un réel consentement ? La puissance et le droit sont condamnés à vivre ensemble. Si jamais leurs chemins se séparent, ce qui est toujours possible, c’est que le système économique planétaire s’effondre, laissant place à la violence et à la guerre. Dans cette perspective, la culture juridique de l’Europe est finalement un atout. Il reste à convaincre les autres de sa pertinence, et à accepter qu’ils puissent utiliser cette culture juridique contre les Européens ! Une stratégie industrielle commune ne suppose-t-elle pas une forme de préférence communautaire, sinon de patriotisme économique ? En quoi l’UE n’est-elle pas soluble dans l’OMC ? P. M. D. : La préférence communautaire et le patriotisme économique soulèvent bien des interrogations. Alors que, pour leur survie même, les entreprises européennes s’internationalisent et se mondialisent (investissant, rachetant partout elles le peuvent), est-il possible d’interdire aux non-Occidentaux d’acquérir des entreprises européennes ? Le monde actuel est fondamentalement égalitaire, l’une des implications de cette égalité étant la réciprocité : ce que je me permets, je ne peux l’interdire à l’autre. L’Union européenne, les industries européennes, peuvent-elles aspirer à se constituer en forteresses ? Le destin de toute forteresse est d’être soit assiégée et finalement prise, soit contournée parce que n’ayant plus d’importance. Une Europe-forteresse prendrait le risque grave d’être marginalisée, n’étant plus irriguée par des flux d’investissements venus d’ailleurs. L’Europe vit de et par l’échange. En systématisant la préférence communautaire, en exaltant le patriotisme économique, l’Europe ne se contredirait-elle pas ? Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la construction européenne se fait contre les nationalismes du passé. Les valeurs exaltées, égalité devant le droit, égalité des chances, non-discrimination, confiance en la création, visent à ouvrir unir les Européens, mais aussi à les ouvrir aux non-Européens. La préférence communautaire, même si elle reste présente dans plusieurs secteurs (notamment l’agriculture), ne se défait-elle pas inexorablement ? Lors de « l’achèvement du Marché unique » (1985-1992), il est apparu que tout ce qui était implanté à l’intérieur de l’espace européen (par exemple les banques américaines et japonaises) devait être traité comme européen. De même, les entreprises européennes s’installant en Chine ou ailleurs ne doivent-elles pas être traitées comme des entreprises du pays d’accueil ? Dans les interactions sans fin entre économique et politique, entre mondialisation et structures étatiques, l’économique finit par l’emporter, parce qu’il est dynamique (multiplication des échanges), alors que les structures étatiques sont statiques, prisonnières d’un territoire.

Propos recueillis par J. W.-A.

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