Un outil commercial d’aspect changeant - Numéro 391
01/06/2008
Y a-t-il un continuum entre la baisse des prix par les coûts et la gratuité ? Ou s’agit-il au contraire de deux modèles radicalement différents ? Philippe Ingold : Précisons d’abord qu’il ne peut exister stricto sensu d’économie du gratuit. Toute production de biens ou de services a des coûts. Qu’ils soient en forte baisse, comme dans les techniques de la communication, ne change pas le fond du problème, à savoir l’impossibilité de donner des produits sans contreparties, et d’en tirer un profit. Aussi, ce qu’on appelle économie du gratuit repose sur d’autres principes, assez variés, souvent proches des techniques promotionnelles courantes. On peut d’abord offrir du « gratuit » dans un objectif d’essai, avec l’espérance de rentabiliser cet investissement lors des ventes futures. C’est le principe des techniques de promotion des ventes de recrutement. Deuxième approche : offrir une gratuité partielle, ce qui revient à une baisse de prix. On peut aussi proposer une gratuité sous condition d’acheter un bien ou un service associé, le plus souvent complémentaire, un téléphone gratuit (ou presque) pour un engagement d’abonnement de douze ou vingt-quatre mois. C’est de la vente liée. Autre possibilité : limiter la gratuité par des freins à la participation et tabler sur des achats effectifs pour compenser les pertes générées par les produits gratuits. On retrouve ce modèle dans l’offre de remboursement, par exemple. Il y a bien sûr une dernière possibilité, parfaitement frauduleuse et propre à l’économie numérique : permettre la copie de contenus non propriétaires (dont il ne peut y avoir cession légale), sans se soucier du préjudice subi par l’entreprise productrice, bénéficier de coûts de diffusion insignifiants et dégager une rentabilité sur des prestations d’abonnement ou de publicité. La culture de la gratuité numérique exerce-t-elle une influence sur les techniques promotionnelles ? P. I. : Sans aucun doute. De l’idée de copie de contenus immatériels, donc sans conséquence apparente, on est passé à l’idée que n’importe quel bien n’avait qu’une valeur relative, souvent éloignée des prix de revient, et qu’il était parfaitement légitime de l’acquérir sans apport, ou avec une contribution réduite. C’est flagrant dans le domaine des offres de remboursement intégral. Les taux de remontées de cette technique ont explosé ces dernières années, avec l’influence notable de sites d’information du type radins.com et aussi de nombreux reportages ou émissions valorisant ces pratiques. Mais c’est aussi la conséquence de dérives commerciales qui n’ont pas fait profiter les consommateurs des gains sur les achats, ou alors ponctuellement, lors d’opérations promotionnelles chocs qui ont fait voler les repères de prix : les actions « un acheté, un gratuit », 50 % d’économies, par exemple. Les « 20 % de produits gratuits » vantés sur un emballage ont-ils encore un sens pour un consommateur familier de la gratuité numérique ? P. I. : Un sens, oui, bien que probablement affaibli. Le consommateur fait encore une différence entre un bien immatériel copiable et un produit réel ayant une valeur liée à sa production à l’unité. Vingt pour cent de gratuité peuvent donc encore constituer un levier d’achat, même si les NIP (nouveaux instruments promotionnels) familiarisent le chaland avec des taux plus importants. Vendre un journal avec en promotion une montre, un stylo, c’est du gratuit déguisé ? P. I. : Oui, plutôt. Puisque cela amène à proposer un abonnement plus ou moins gratuit en contrepartie de l’acquisition d’un cadeau attrayant. Mais cela va dépendre, justement, de l’attractivité réelle de l’objet. Souvent donc, et heureusement, la motivation d’abonnement n’est pas liée à un objet parfois inutile ou superflu, mais bien au produit ou au service lui-même. Quels sont les effets pervers du modèle gratuit ? Y a-t-il destruction de valeur ? Qui est perdant dans l’économie du gratuit ? P. I. : Destruction de valeur pour les contenus numériques, certainement. Mais qui intervient après une valorisation certainement artificielle. Il ne faut donc pas se polariser sur ce secteur très médiatisé mais non représentatif. En fait, il y a deux formes de gratuité, la gratuité subie et la gratuité contrôlée. La gratuité subie par le producteur est un moyen dont dispose le consommateur pour corriger les excès de valorisation de certains biens et services. La gratuité contrôlée est un outil promotionnel et stratégique dont dispose la marque pour atteindre ses objectifs de marketing. Comment rendre le gratuit crédible ? P. I.: Le consommateur est aujourd’hui bien conscient des pièges du marketing, notamment des techniques promotionnelles. Et il sait en tirer profit. La crédibilité des actions va donc reposer sur la transparence et l’honnêteté de leur communication. Mais aussi sur leur caractère exceptionnel, temporaire. Ce qui correspond parfaitement à la définition de la promotion des ventes… En revanche, une gratuité permanente paraîtra suspecte, et sera finalement rejetée. Elle est donc sans intérêt sur le plan de la stratégie marketing. Le concept de marque a-t-il encore du sens avec la gratuité ? P. I. : Oui, si on parle de « gratuité contrôlée », non subie, et donc exploitée dans le sens des intérêts de la marque. Mais il ne faut pas oublier que l’offre financière n’est qu’un des types de récompenses pouvant être proposées aux consommateurs. N’oublions pas les formes de récompenses hédoniques, qui peuvent avoir une attractivité comparable mais participent en outre à la construction d’une relation entre la marque et les consommateurs.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard