Entre l’appât et la transgression - Numéro 391
01/06/2008
La première édition de votre livre sur la gratuité est parue il y a une douzaine d’année (1). Depuis s’est développée une économie numérique souvent tirée par le gratuit. Le marché a-t-il abondé dans votre sens, ou voyez-vous toujours un conflit de principe entre marché et gratuité ? Jean-Louis Sagot-Duvauroux : Du point de vue de la gratuité, les échanges numérisés sur Internet sont de natures très différentes. Il y a tout ce qui se finance par la publicité et entre donc dans l’économie marchande. Le message transmis a l’apparence de la gratuité, mais du point de vue de l’annonceur, sa valeur tient à sa qualité d’appât. Sa gratuité est celle de l’asticot que le pêcheur accroche à l’hameçon pour attraper les tanches, ce que le vocabulaire halieutique appelle un leurre. Il y a aussi des milliards d’informations dont beaucoup pourraient être valorisées sur le marché, mais qui s’échangent gratuitement par la liberté de ceux qui souhaitent les partager. Il y a enfin le commerce en ligne et les données clairement proposées à la vente par téléchargement : musiques, images, etc. Sur Internet, le conflit entre marchand et gratuit se sophistique, mais il survit et d’une certaine manière s’étend. La nouveauté, c’est la liberté jubilatoire que des millions d’utilisateurs prennent à partager gratuitement des données, même quand elles sont potentiellement « marchandisables ». Par la puissance de son flot, cette fuite dans le monopole des représentations marchandes modifie vraiment la donne, et dans un sens inattendu. La propension au gratuit est-elle une réaction à un phénomène inverse de marchandisation croissante de la société ? J.-L. S.-D. : Existe-t-il davantage qu’hier une « propension au gratuit » ? Ça ne me paraît pas évident. Ce qui a changé, c’est l’annexion de cette « propension » par le marché. Le mot « gratuit », c’est surtout dans les grandes surfaces qu’on trouve à le lire. À l’inverse, les responsables politiques ou administratifs rechignent désormais à revendiquer les gratuités dont ils ont la charge. Quand ils les évoquent, ils insistent surtout sur leurs liens au marché, sur ce que ces gratuités coûtent, en amont des services rendus. La confusion ainsi portée sur les mots est caractéristique de l’époque. La première marque mondiale en termes de valorisation boursière est Google, un fournisseur de services gratuits, et cette valorisation est produite bénévolement par les usagers de chaque contenu… J.-L. S.-D. : Du point de vue de la Bourse, Google est un fournisseur de « temps de cerveau disponible », selon la suggestive expression de Patrick Le Lay, un support publicitaire, une société cent pour cent commerciale. Il se trouve que le service gratuit qui sert d’appât pour cette transaction prolifère à une telle vitesse, par l’intervention de tant d’acteurs, qu’il excède considérablement les objectifs de ce deal commercial. D’un point de vue strictement graphique, la part marchande de Google s’en trouve comme placée en périphérie de l’écran. Les raffinements de la séduction publicitaire sont remplacés par de la bonne vieille réclame. Du coup, il faut peut-être se demander si cette gigantesque coopérative marginalement publicitaire ne devrait pas s’inventer une forme économique plus originale et plus adaptée que le banal statut de société anonyme à but lucratif. « Le passeport pour la gratuité est payant », écriviez-vous. La gratuité est-elle moins qu’avant associée au service public (biens tutélaires) et au secteur associatif ? J.-L. S.-D. : Beaucoup de services publics ou associatifs font payer les biens qu’ils produisent. D’autres en effet les proposent gratuitement, même si en amont ils ont coûté de l’argent. C’est le cas de l’école, des médicaments remboursés par la Sécurité sociale ou des arts de la rue. Mais ces secteurs sont contaminés par l’idée selon laquelle la valeur des choses a son coût marchand pour seul étalon. Des formules de management conçues dans le privé pour optimiser les profits y sont désormais appliquées, souvent sans raison vraiment convaincante et parfois avec une vraie baisse de qualité dans le service rendu. Du coup, ni les usagers ni les salariés ne font plus trop la différence. L’association du gratuit au service public n’est-elle pas réductrice ? Une recherche sur Google est gratuite… J.-L. S.-D. : Vous avez raison sur un point : le service public est loin d’être seul à produire des gratuités (ce qui de surcroît est de plus en plus rare). Le cœur de notre existence est constitué de biens que nous considérons comme étant sans prix, gratuits. Nous déployons pour les produire d’innombrables activités. Je pense à la séduction, au sexe et plus généralement à ce qui tourne autour de l’amour. Si mon enfant ou mon ami me proposent de me rembourser le temps que je leur consacre, je le prendrai pour une insulte. Je sais pourtant sans doute possible que mon temps est monnayable. Si je me rends compte que la femme dont je suis amoureux monnaye ses faveurs, je ne le prendrai pas pour une bonne nouvelle, même si je suis par ailleurs informé de ce que pèse le secteur du sexe dans l’économie. Il y a là une production massive et privée de biens gratuits, que le rapport marchand dénaturerait, et qui n’ont rien à voir ni avec le commerce publicitaire dont Google est un support, ni avec l’invention politique de services publics gratuits. Le gratuit s’apparente-t-il au don ? A l’aumône ? J.-L. S.-D. : Le don est un des vecteurs de la gratuité. La marchandise que j’achète pour faire un cadeau devient gratuite dans le moment où je l’offre. On dit même souvent que l’acte du don lui confère une « valeur sentimentale ». Quelque chose de « sans prix » s’ajoute à lui. L’aumône, c’est une autre histoire. Elle prend souvent la forme d’un don en argent. Elle est accordée pour que des nécessiteux puissent accéder au marché. Difficile d’accorder une valeur sentimentale à la pièce furtivement glissée dans la main d’un mendiant. Surtout, bien d’autres processus, qui ne ressortissent pas au don, produisent de la gratuité. C’est le cas de la cotisation fiscale pour l’éclairage public, ou de la profusion naturelle pour la lumière du soleil. L’échange gratuit est-il assorti d’obligations ? J.-L. S.-D. : Toujours. Le don appelle la gratitude. La conversation amicale demande de l’attention. La contemplation des paysages est inutile aux cœurs secs. Le bon usage des biens publics s’accompagne de vertu civique. Quand ces obligations sont négligées, c’est la gratuité même qui s’effondre. Comment ce qui est gratuit peut-il inspirer confiance ? J.-L. S.-D. : On pourrait retourner la question : comment ce qui se laisse acheter peut-il inspirer confiance ? L’amour vénal ou les parents qui payent leurs enfants pour qu’ils rendent service en famille dévalorisent des comportements généralement considérés comme voués à la gratuité. Mais il est vrai qu’une marchandise bradée inspire souvent la méfiance, parfois à juste titre. Les deux univers se côtoient et répondent à des logiques différentes. Généralement, nous savons passer de l’un à l’autre sans difficulté. L’économie du gratuit est-elle porteuse du mythe de l’âge d’or ou d’une utopie communiste ? J.-L. S.-D. : Sans doute des deux. Et c’est une part importante de sa séduction. Je ne sais pas si de nos jours beaucoup de gens lui accoleraient l’adjectif « communiste », qui a du plomb dans l’aile. Mais il ne me semble pas inutile de se souvenir que les gratuités d’aujourd’hui sont souvent les utopies d’hier. Et que toute utopie se construit pour une part sur la nostalgie d’expériences vécues ou fantasmées. En économie néo-classique, le prix permet l’allocation optimale des ressources. Et dans l’économie du gratuit ? J.-L. S.-D. : Aucune société n’appliquera jamais la croyance que prêche l’économie néo-classique. Certes, dans bien des cas, l’intrusion du politique ou du gratuit dans les échanges de biens marchands peut provoquer des perturbations indésirables, mais les exemples contraires sont légion. Le système français d’accès au soin, très infusé de gratuité, se traduit par une espérance de vie plus importante qu’aux Etats-Unis pour un coût nettement moindre. La voirie gratuite assure à l’ensemble des fonctions sociales, dont le marché, une efficace fluidité. Les sciences et notamment les mathématiques se sont développées sur la base du libre accès aux connaissances reçues en héritage. La volonté de corseter le savoir pour en faire une collection de marchandises brevetées commence à perturber sérieusement le développement scientifique. Il y a beaucoup d’arguments pour soumettre à inventaire le dogme néo-classique. L’économie du gratuit n’est-elle pas malsaine dans son principe, quand tant de pays souffrent de ne pouvoir valoriser leur travail, devenu quasi gratuit ? J.-L. S.-D. : Il existe du travail gratuit, celui de l’esclave ou de l’épouse soumise aux tâches domestiques. Mais ce que vous appelez travail quasi gratuit n’est rien d’autre que du travail très mal payé. C’est le marché mondialisé de l’emploi qui est en cause, non la gratuité. Par contre, on peut considérer que la retraite à soixante ans et plus généralement la diminution du temps vendu ouvrent l’existence sur la libre activité, une façon de produire des biens hors marché. On pourra alors parler, sans abus de langage, de temps gratuit, d’activité gratuite, ou de travail gratuit. Face au gratuit, réintroduire la notion d’achat comme le font Emmaüs ou le Secours catholique pour la distribution alimentaire, n’est-ce pas une façon de redonner de la dignité ? J.-L. S.-D. : C’est possible. Les psychanalystes expliquent que pour jouir efficacement d’un bien, il faut toujours céder quelque chose en échange. Ils parlent de « cession de jouissance ». Mais ils ne disent pas que la chose est l’argent, même si ce moyen fruste est bien pratique pour régler le problème, y compris dans la cure psychanalytique. La gratuité est-elle indispensable à l’exercice de droits essentiels pour l’épanouissement individuel comme pour la vie collective ? J.-L. S.-D. : Même si je vous dis que vous avez droit au logement, si vous n’avez pas d’argent pour payer votre loyer, dans l’état actuel des choses, vous faites comment ? L’affirmation que la satisfaction d’un besoin essentiel est un droit implique toujours, sinon « la » gratuité, au moins « de la » gratuité. Autrement, on se paie de mots. Le gratuit peut-il être un accélérateur d’innovation et de progrès ? J.-L. S.-D. : Je vis en partie au Mali. Le gouvernement de ce pays vient d’instituer, au profit des futures mères, la gratuité des césariennes. Jusqu’à présent, les familles devaient débourser 80 000 francs CFA (120 euros) pour bénéficier de cette opération. Beaucoup de femmes enceintes attendaient le dernier moment pour s’y résoudre, afin de ne pas mettre leur famille en difficulté. C’était une cause très importante de mortalité chez les mères et les nouveaux-nés, et une angoisse pour toute la famille. L’innovation politique proposée par le gouvernement malien s’éloigne un peu, c’est vrai, du dogme de l’allocation optimale par le prix. Mais si on le respectait au pied de la lettre, il faudrait sans doute attendre des décennies pour que toutes les futures mères du Mali puissent allouer à leur survie le prix marchand d’une césarienne. La mort de femmes jeunes est humainement affreuse. Il n’est pas sûr qu’elle soit économiquement rentable. Il n’est pas non plus absurde de penser qu’en faisant ce choix de gratuité l’État malien a institué un « accélérateur de progrès ». (1). De la gratuité, L’Eclat (www.lyber-eclat.net/lyber/sagot1/gratuite.html).
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard