Une nouveauté surtout conceptuelle - Numéro 391
01/06/2008
L’économie du gratuit est-elle un phénomène nouveau ? Robert Rochefort : Le gratuit, en soi, n’est pas un phénomène nouveau. Dès les années 1960, les stations de radios périphériques relevaient déjà de l’économie du gratuit. C’est l’activité économique structurée autour du gratuit qui est nouvelle, ainsi que son ampleur. Ce qui est financé par l’impôt ou par la cotisation volontaire relève-t-il du gratuit ? R. R. : Le mot « gratuit » n’exclut pas le coût de l’activité dite gratuite. La question est donc de savoir qui paie ce coût. Trois possibilités s’offrent : c’est payé par un acteur économique, par exemple la publicité donc les annonceurs pour les journaux gratuits ; c’est payé en nature dans le cadre de l’échange interpersonnel, du bénévolat ; enfin, le gratuit est financé par une mutualisation qui peut être publique (justice, police) ou parapublique (retraite, santé) donc obligatoire, ou non obligatoire et gérée par des associations. Le gratuit est donc toujours une fiction. Internet est-il le premier moteur de l’économie du gratuit ? R. R. : Internet est effectivement à l’origine d’une révolution conceptuelle dans le gratuit. Les nouvelles technologies ont inventé du gratuit par duplication de documents déjà existants, avec un coût marginal très faible. Cependant, ce n’est pas un phénomène totalement nouveau, comme l’atteste le photocopiage, fustigé car assimilé à du « photocopillage ». Reste que l’ordinateur a démultiplié cette pratique. En un demi-siècle de consommation de masse, tous domaines pris en compte, la sphère du gratuit s’est-elle rétractée ou a-t-elle plutôt grandi ? R. R. : La progression de la société de consommation se traduit, entre autres, par le transfert du gratuit vers le payant, conformément à la logique de la marchandisation. Ainsi, les services à domicile, jadis dans l’univers de l’économie informelle, sont maintenant payants (2). La sphère du gratuit aurait donc tendance à se contracter. Mais de nouvelles activités, dont Internet, ont permis son extension à d’autres domaines. A la naissance d’Internet, certains acteurs se positionnaient comme des solutions alternatives à la sphère marchande, ils bataillaient pour la promotion du gratuit, les logiciels libres. C’est au MIT qu’est née, au milieu des années 1980, la Free Software Foundation : le logiciel libre repose sur la liberté de distribuer des copies et la possibilité d’améliorer les programmes. Mais Microsoft a gagné en refusant l’accès libre au code-source. Sur une longue période, le payant progresse plus que le gratuit, sinon notre croissance économique serait négative. La marchandisation l’emporte donc. La propension au gratuit est-elle une réaction à l’argent-roi, au phénomène inverse de marchandisation de la société ? R. R. : Pour une frange intellectuelle, la quête du gratuit est une réaction à l’argent-roi. Pour le commun des mortels, c’est plutôt une aubaine, une bonne affaire. Les lecteurs de la presse gratuite ne sont pas des anticapitalistes. Ils appartiennent à la génération internet, formatée au téléchargement. Le gratuit se substitue-t-il au « moins cher » ? R. R. : Dans une certaine mesure, oui. Dans l’univers des produits alimentaires, le « plus X % gratuit », voire le deuxième paquet ou la troisième bouteille, deviennent la règle. On constate donc une confusion entre le « gratuit » et le « moins cher ». A quand l’aller gratuit proposé par Easyjet ? De manière générale, le gratuit impose à ceux qui veulent lui résister de vendre moins cher, comme on le constate, par exemple, dans l’univers des disques compacts audio et vidéo. La gratuité dénie-t-elle la valeur du travail ? R. R. : C’est une question un peu moralisatrice. Les consommateurs savent bien que le gratuit est du faux gratuit, que des circuits financiers financent le gratuit. On peut regarder gratuitement un film à la télévision sans réduire pour autant le montant des cachets des acteurs, que l’on sait, par ailleurs, très élevé. Idem pour un match de football joué par des vedettes au salaire substantiel. Les codes sont brouillés. La consommation gratuite n’est pas contradictoire avec la reconnaissance de la valeur travail. Diriez-vous comme Denis Olivennes que la gratuité c’est le vol ? Son rapport soutient que la progression du marché de l’offre musicale légale dématérialisée est « loin de compenser la perte de revenus liée à l’effondrement du support physique » du fait de la « généralisation du gratuit illégal ». Ce constat n’est-il pas infirmé par la réussite d’Amazon ou iTunes ? R. R. : Le rapport de Denis Olivennes est un ouvrage pro domo, réalisé par quelqu’un qui, à l’époque de sa parution, défendait son pré carré. Pour autant, l’illégalité est un délit, donc du vol. La gratuité piratée, c’est du vol. Mais il est des gratuités non piratées, comme les gratuités payées par la publicité. Denis Olivennes a raison de dire que la progression du marché de l’offre musicale légale dématérialisée est loin de compenser la perte de revenu. Pour autant, il est difficile de généraliser et de prédire des effets catastrophiques. L’histoire de la télévision le prouve : elle a commencée par être gratuite (redevance incluse), puis sont venues les chaînes privées, qui ont cohabité avec les chaînes publiques. Canal Plus change la donne : on constate à son arrivée un engouement pour le paiement, pour des programmes spécifiques. La TNT redonne ensuite plus de place au gratuit : iTélé taille des croupières à LCI. Paradoxalement, les chaines de télévision proposent des séries américaines, et l’on retrouve dans les magasins ces séries vendues en DVD ! Le produit, d’abord gratuit, est ensuite acheté, alors que l’on pourrait le télécharger sur Internet. Il y a donc des allers-retours entre le gratuit et le payant, qui rendent difficile de prédire l’avenir en ce domaine. Le gratuit, parfois, peut fait renaître du payant. Le gratuit peut-il être un accélérateur d’innovation ? R. R. : Oui, dans le domaine de la culture, de l’apprentissage, du savoir. Le gratuit ne s’apparente pas obligatoirement au bas de gamme, au produit éculé. Le gratuit peut être une source d’idées et d’initiatives nouvelles (covoiturage). La gratuité est-elle indispensable à la vie collective ? R. R. : La gratuité est commune à tous, et sa démocratisation est incontournable. Elle est indispensable à la vie collective, comme moment de respiration, de contre-tendance à la marchandisation. Elle n’enferme pas dans une logique contractuelle. Elle peut être parfois le dernier recours de la générosité et de la solidarité. Il est important que certains loisirs et activités culturelles s’organisent de façon gratuite. Mais la gratuité peut être dangereuse si elle laisse croire au consommateur qu’il échappe au marché et l’entraîne dans une utopie ! Une interrogation éthique s’impose. (1). Dernier ouvrage : le Bon Consommateur et le Mauvais Citoyen, Odile Jacob, 2007. (2). Cf. Bulletin de l’Ilec n° 387, « Services à la personne, les nouveaux acteurs », février 2008.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard