Bulletins de l'Ilec

Lumière sur le catastrophisme éclairé - Numéro 392

01/08/2008

Entretien avec Benoît Pélopidas, chercheur en sciences politiques

Vous avez consacré récemment un long article (1) au « catastrophisme éclairé » défendu par Jean-Pierre Dupuy. Le temps est-il venu d’un nouveau pari pascalien consistant à miser sur la catastrophe, afin de la rendre assez crédible pour qu’elle puisse être prévenue ? Benoît Pélopidas : Le pari du catastrophisme éclairé consiste à renverser notre rapport au temps et à fixer la catastrophe comme un point de certitude dans l’avenir, mais précisément pour éviter qu’elle n’advienne comme vous le dites. Quant à qualifier cela de pari pascalien, cela me pose deux problèmes. D’abord, l’analogie équivaut à ériger la catastrophe au rang de Dieu, puisque pour Pascal, il s’agit précisément de parier sur l’existence de Dieu. En disant cela, je n’ergote pas sur des détails. Il n’est en effet pas rare de confier à la catastrophe entendue comme crise grave une vertu révélatrice, une capacité à trancher, analogue à celle de Dieu. Inutile d’être un révolutionnaire bolchevique pour adopter cette approche : elle se retrouve par exemple dans la conception gaullienne du chef d’Etat comme héros. Et sur le plan moral, cette pédagogie de la catastrophe reste très problématique. Mon second problème serait que vous envisagiez le pari pascalien comme une stratégie sans regret où celui qui se trompe a la certitude qu’il ne perdra rien. S’engager dans la voie du catastrophisme éclairé ou dans une autre, mais en vue de prévenir la catastrophe, n’est pas neutre. Il serait malhonnête de dire que l’on n’y perd rien. Tout d’abord, on y perd le confort de l’indifférence. Peut-être au profit de la ferveur de l’engagement, mais avec aussi la crainte que ledit engagement ne suffise pas à empêcher la catastrophe. De manière plus prosaïque, cette perte de l’indifférence se manifeste dès maintenant pour ceux qui prennent la peine de pratiquer le tri des déchets, et se soucient davantage qu’auparavant d’éviter les gaspillages de tous ordres. Davantage qu’un soin jusqu’alors facultatif que l’on institue comme nécessaire, la lutte contre la catastrophe peut exiger des limitations de ressources, comme ont pu les vivre les habitants des villes soumises à la circulation alternée dans certaines circonstances. A la différence du pari pascalien, celui qui parie sur la catastrophe se voile la face s’il s’imagine que cet engagement n’en est pas un et ne va rien lui coûter. Quant à savoir si ce sacrifice vaut la peine, c’est la question à laquelle ne peut échapper celui qui envisage de s’engager. Cette approche revient-elle à dire que la peur est bonne conseillère ? B. P. : Je tiens à insister sur la différence fondamentale qu’il y a entre une heuristique de la peur et ce que j’appelais une pédagogie par la catastrophe. Dans le domaine qui occupe mes recherches et m’a conduit à l’étude de la catastrophe, à savoir celui des armes nucléaires, on entend parfois qu’il faudrait une rupture du tabou de l’emploi de l’arme, ce qui inclut aussi la possibilité d’un attentat terroriste nucléaire, pour que le désarmement général et complet soit envisageable. Cette croyance est une antienne bien connue, déclinée notamment sous la forme : « une bonne guerre aboutirait à un sursaut de vertu ». Il faudrait insister sur le fait que Robert Oppenheimer croyait déjà que l’usage de la bombe, par l’abomination qu’elle produirait, suffirait à convaincre du retour nécessaire à un monde ante-nucléaire. On imagine toujours que la catastrophe va provoquer le sursaut salutaire, alors que c’est rarement le cas. En matière nucléaire notamment, il y a fort à parier que la catastrophe effarerait au mieux celui qui ferait usage de l’arme, mais qu’elle inciterait les autres Etats détenteurs à la conserver à titre défensif, d’autant plus que la fonction défensive des arsenaux nucléaires est déjà mise en avant par les Etats détenteurs. Jules Verne voyait dans l’invention du sous-marin ce qui mettrait un terme à la guerre. Les frères Nobel ont fait le même rêve en remplaçant le sous-marin par la dynamite, et on sait que certains théoriciens de la dissuasion ont ensuite poursuivi ce rêve d’une arme qui prévient toutes les guerres – objectif rapidement réduit à la prévention des seules guerres nucléaires. L’un des mérites de l’approche de Jean-Pierre Dupuy, c’est que son ouvrage sur Tchernobyl (2) échappe à la tentation d’une pédagogie par la catastrophe, qui pourrait aisément naître du constat de l’absence d’apprentissage des hommes d’une catastrophe à l’autre. Cette tentation n’a pas manqué d’opérer dans les ouvrages antérieurs. Le catastrophisme éclairé n’est-il pas une autre manière de dénoncer le « capitalisme du désastre » comme le fait Naomi Klein ? B. P. : Le catastrophisme éclairé propose une approche systémique, la catastrophe étant au fond un bouleversement radical et subit du fonctionnement d’un système. Il ne s’en prend pas spécifiquement au capitalisme, même si les phénomènes mimétiques à l’œuvre en matière de finance s’apparentent, selon Jean-Pierre Dupuy, à la panique. La critique du capitalisme opérée par Naomi Klein et le catastrophisme éclairé partagent cette échelle d’analyse et la dénonciation d’une part du fonctionnement du système capitaliste, mais leur cible n’est pas exactement la même. Alors que Naomi Klein défend dans son ouvrage (3) que l’imposition de la libre concurrence constitue une thérapie de choc, qui déstabilise en profondeur les sociétés, le catastrophisme éclairé se soucie probablement davantage de la virtualisation et de la financiarisation de l’économie. De plus, dans sa mise en accusation de Milton Friedman et de la théorie monétariste, Naomi Klein cible une intention de saisir l’occasion de la catastrophe pour faire advenir les réformes souhaitées. Elle désigne là une intention coupable, alors que le catastrophisme éclairé évite à cette poursuite du coupable. Par la création d’un nouveau rapport au temps, il s’efforce d’échapper à la culpabilisation paralysante de l’homme, en faisant comme si l’homme était la victime de ce qui se passe, tout en gardant à l’esprit qu’il en est la cause principale. N’y a-t-il pas pour autant convergence dans la dénonciation de l’utilisation de la catastrophe comme instrument pour rendre la société docile ? B. P. : Au-delà de ces éléments, il y a effectivement entre les deux démarches une convergence profonde. Lorsqu’on lit l’ouvrage de Naomi Klein, on est frappé par le chapitre sur la Nouvelle-Orléans, dont les écoles ont été privatisées après le passage de l’ouragan Katrina. Naomi Klein insiste sur le fait que les partisans de la privatisation ont saisi cette occasion pour introduire une transformation en profondeur qu’elle juge néfaste. Je déduis de cette approche que même les altermondialistes, dont elle est sans aucun doute l’une des figures de proue, en viennent à craindre la catastrophe, et la pédagogie par la catastrophe que je mentionnais plus haut. En effet, dans la première partie de son ouvrage, qui se veut dans la lignée de l’expérience de Milgram sur les origines de l’obéissance et du Huxley du Retour au meilleur des mondes, l’essayiste met tout son talent polémique au service d’une critique du choc ou de la catastrophe que l’on a conçu comme instrument, ou au moins comme occasion de rendre dociles individus et sociétés. De même que les tenants du catastrophisme éclairé, Naomi Klein la redoute, alors qu’il n’y a pas si longtemps, ladite catastrophe portait un autre nom : elle s’appelait l’aurore, comme le dit le jardinier d’Electre. Selon la fameuse formule de Lénine, « mieux vaut une fin pleine d’horreur qu’une horreur sans fin ». La Révolution comme catastrophe salutaire, on n’y croit plus, comme le montre le dernier ouvrage de Philippe Raynaud. En effet, la catastrophe pose un problème d’échelle. Le terme n’implique pas nécessairement l’apocalypse planétaire instantanée, et les catastrophes pourront, au moins temporairement, profiter à certains, comme cela a toujours été le cas pour les guerres et, plus largement, pour tout phénomène qui touche des communautés humaines. Les mouvements hier révolutionnaires ne peuvent donc plus vraiment arguer de cet appel de l’aurore pour ne pas lutter contre la catastrophe. Ici commence la négociation politique. En quoi le catastrophisme des fanatiques de l’apocalypse, des millénaristes ou des altermondialistes et écologistes radicaux n’est-il pas « éclairé » ? B. P. : La différence est essentielle, et recoupe précisément celle que je dessinais à l’instant. Les « catastrophistes éclairés » craignent la catastrophe et s’y opposent, alors que les millénaristes l’appellent de leurs vœux et l’attendent, ou s’y résignent. Par ailleurs, l’adjectif « éclairé » renvoie à l’évidence au mouvement des Lumières du XVIIIe siècle, qui, s’il n’était pas nécessairement prométhéen comme un raccourci à la mode veut le laisser entendre, croyait en la perfectibilité de l’homme. La maxime kantienne « aie le courage de te servir de ton propre entendement » pourrait être celle des Lumières. Le catastrophisme éclairé se place dans cette optique puisqu’il donne à l’homme la responsabilité de son avenir, non pas face aux générations futures, mais face à ses contemporains ici et maintenant, voire face à ceux qui l’ont précédé, puisque s’il se rend responsable de l’extinction du genre humain, ses ancêtres n’auront plus personne pour porter leur souvenir. Ainsi, l’homme est placé à l’heure du choix, et il peut se sauver ou, du moins, faire de son mieux pour y parvenir. Pour Jean-Pierre Dupuy et ses collègues, l’année 2040 constitue le moment où les systèmes organisés que nous connaissons vont basculer pour produire une catastrophe globale. Pour les écologistes les plus radicaux, l’homme est plus coupable que responsable, et les naturalistes les plus extrêmes se réjouiraient même de sa disparition. C’est la différence fondamentale que je vois entre le catastrophisme éclairé et l’écologisme radical. En quoi la définition mathématique de la catastrophe nous éclaire-t-elle ? B. P. : Pour répondre brièvement à une question vertigineuse, je dirais que la définition mathématique nous permet de poser dans les bons termes le problème de la catastrophe. La catastrophe mathématique désigne l’irruption d’une anomalie imprévue dans une série de chiffres. Je veux dire par là que la position du problème est exactement celle de l’anomalie : l’éventualité de la catastrophe nous confronte à la possibilité d’un inédit radical. Bien sûr, vous auriez raison d’objecter que des catastrophes ont déjà eu lieu ; voire ont régulièrement lieu. Mais la catastrophe au sens fort du terme est précisément celle qui fait événement, au sens où elle était imprévisible. Il me faut insister là-dessus : imprévisible dans la mesure où la prévision et la prospective se fondent sur une compréhension de ce qui s’est déjà produit dans le passé, et dessinent des tendances sur cette base en vue de les prolonger dans l’avenir. En ce sens, la catastrophe de grande ampleur est inconnaissable a priori. L’origine mathématique de la définition de la catastrophe nous met donc sur la piste du problème central : le savoir ne nous sauvera pas, pour trois raisons au moins. Je viens d’énoncer la première, à savoir que la certitude en tant que telle sur la catastrophe n’est pas accessible a priori. On peut avoir l’intuition de l’imminence de la catastrophe, voire des indices suggestifs, mais pas une connaissance scientifique. La deuxième raison tient au fait qu’il ne suffit pas de savoir pour croire, et encore moins pour agir. De ce point de vue, je partage pleinement la préoccupation de Jean-Pierre Dupuy, qui se soucie de rendre crédible la catastrophe, car c’est bien de croyance qu’il s’agit. Cela nous conduit à la condition paradoxale du prophète de malheur. La troisième raison pour laquelle le savoir ne suffira pas à nous sauver concerne le rapport au politique. Si l’on admet que la catastrophe doit être prise en charge par l’action politique et pas seulement humanitaire, il faut reconnaître que ladite action politique consiste à décider en situation d’incertitude et à ne pas attendre une hypothétique certitude. Le risque de destruction de l’environnement peut-il être sérieusement pris en considération alors que se multiplient et se mondialisent des peurs dans tous les domaines (santé, mœurs, démographie…), souvent imprégnées de concurrence victimaire ? B. P. : Je me permets d’utiliser votre question pour souligner ce qui m’apparaît comme un problème majeur du catastrophisme éclairé, à savoir la difficulté qu’il éprouve à faire une place à la médiation politique. Au sens noble du terme, elle constitue la modalité par excellence par laquelle les communautés humaines se saisissent des problèmes qui les touchent collectivement. La notion de « mal systémique » qui se trouve au cœur du catastrophisme éclairé séduit, parce qu’elle articule la totalité des dimensions de la catastrophe globale, mais cet attrait intellectuel se double de deux difficultés pratiques. D’une part, il ne permet que très difficilement de distinguer le risque de la menace, le risque naturel de la menace terroriste par exemple. Cette systématisation a un attrait intellectuel indéniable et peut permettre de rendre crédible la catastrophe aux yeux de populations qui, comme vous le dites, semblent voir les objets d’angoisse proliférer sous leurs yeux. Mais la saisie par le politique exigera de redécomposer les problèmes, tout en préservant un souci de cohérence. Ainsi, Jean-Pierre Dupuy conçoit le phénomène terroriste à partir de la notion de ressentiment, et sous forme d’une dynamique mimétique. La notion de concurrence victimaire que vous évoquez trouve sa place à cet endroit de son catastrophisme. Cette approche par la dynamique mimétique qui s’auto-entretient ne veut pas ériger la rationalité des acteurs en cause de leurs actions. De ce fait, la distinction entre risque et menace est gommée et la place de la médiation devient problématique. Comment réintroduire une médiation politique, si l’on considère que le phénomène est auto-entretenu et que la saisie de la rationalité qui l’anime n’est pas utile ? Ce que j’appelle médiation politique suppose l’existence d’un tiers qui court-circuite la réciprocité de la violence. Si le phénomène terroriste est envisagé comme une dynamique mimétique dont on ne se soucie pas de comprendre la rationalité, comment redonner une place à ce tiers ? D’autre part, en dehors de la distinction entre risque et menace, et du souci de comprendre l’acteur politique comme tel et comme il se comprend lui-même, il me semble que le catastrophisme éclairé présente une autre grande difficulté, si on l’envisage comme le fondement ou le cadre d’un programme politique. Le catastrophisme éclairé entend renverser notre rapport au temps, nous l’avons évoqué. Par conséquent, il réfute la morale politique des conséquences, qui procède encore du présent vers l’avenir. Il y a là, me semble-t-il, un problème fondamental. En effet, si l’on en revient à la thèse classique de Max Weber sur la vocation du politique, seules les conséquences prévisibles de l’action font l’objet de la responsabilité. Prévisible, la catastrophe ne l’est pas, certes. Toutefois, comment envisager la responsabilité politique sur un mode alternatif ? Celui qui choisit de mettre son mandat au service de la prévention de la catastrophe met gravement en péril sa réélection. Il s’expose au problème fondamental du prophète de malheur : comment prouver que l’on a empêché la catastrophe ? Comment prouver que ce qui n’a pas eu lieu n’a pas eu lieu grâce à vous ? En ce sens, le catastrophisme éclairé exige que l’on repense les modalités de la responsabilité politique, mais il nous confronte au court-termisme propre aux cycles électoraux qui rythment la vie démocratique. L’appétit de la réélection rend plus qu’improbable le fait de placer un mandat sous le signe de la prévention de la catastrophe, à moins qu’elle n’ait déjà eu lieu, et que l’on fasse valoir la possibilité qu’elle se reproduise. C’est sur ce type de ressorts qu’a pu être réélu le président Bush en 2004. Mais si l’on admet que la refondation d’une responsabilité politique selon un mode alternatif au « conséquentialisme » est pratiquement très difficile, les populations risquent de placer à nouveau leurs espoirs dans un salut par la découverte scientifique. Or c’est ce que souhaite éviter le catastrophisme éclairé, puisque cela constitue une raison supplémentaire de ne pas agir pour prévenir la catastrophe. Mais du fait des difficultés que j’ai tenté de vous présenter, je crains ce type d’effet. Il n’est donc pas évident que le risque de destruction de l’environnement puisse être pris en compte à partir du cadre dessiné par le catastrophisme éclairé dans son état actuel. (1) Benoît Pélopidas est doctorant en sciences politiques à Sciences Po (Ceri) et à l’université de Genève, allocataire de recherche du ministère de la Défense et coauteur de l’Empire au miroir. Stratégies de puissance aux Etats-Unis et en Russie, Genève, Droz, 2007. (2) Retour de Tchernobyl - Journal d’un homme en colère, Seuil, 2006. Et Esprit, « Le temps des catastrophes », mars-avril 2008. (3) Naomi Klein, la Stratégie du choc. Montée d’un capitalisme du désastre, Léméac - Actes Sud, 2008.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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