Du bon usage de la crise - Numéro 392
01/08/2008
Comme pour toute crise qui induit des changements nécessaires, les peurs viennent tisser la toile de fond de nos préoccupations climatiques et énergétiques. Si la « crise » induit effectivement des aspects négatifs – passage douloureux d’un état connu à de l’inconnu anxiogène –, elle peut aussi ouvrir à des changements positifs et à des rebondissements bienvenus. Prise de conscience Prenons la question du futur. Le « no future » ou la difficulté de se projeter des individus, ces vingt dernières années, avait deux conséqu-ences relativement favorables aux satisfactions individualistes : le surinvestissement du présent et de ses opportunités, notamment dans l’hyper-consommation, sans question-nement ni culpabilité, et une certaine légèreté à ne pas prendre en compte les générations futures, voire à s’y confondre en bannissant les différences générationnelles (illusion du jeunisme). Avec la nouvelle donne du « développement durable » et de sa sémantique, même inappropriée, la perception réapparaît d’un futur certes difficile à imaginer et imprévisible, mais bien présent et imparable, et plus que cela, habité par nos enfants et petits-enfants. « Quel monde laisserons-nous à nos enfants » devient l’antienne en vigueur. La question mérite en effet d’être posée. Car elle agit à la fois sur le passé, dans cette critique et mise en cause des actions humaines peu soucieuses de l’environnement, et au présent, dans cette barbarie annihilant la responsabilité et les conséquences de ses actes, y compris dans les dérives irresponsables de la consommation, offre et demande incluses. Consommer peut être une menace et a perdu de son innocence, entre gaspillage délétère et crises sanitaires, frustration du « pas assez » et culpabilité du « trop », perte de sens d’une offre obèse, quand les inégalités deviennent de plus en plus visibles et anxiogènes. Nouvelle palette des peurs La nouvelle tessiture du futur, où tout est encore jouable tout en donnant l’impression (partagée par certains) d’aller dans le mur, dessine de nouvelles obligations « pour les autres », pour demain, pour des générations qui devront nous survivre : les « peurs de… » deviennent aussi des « peurs pour ». Sortie nécessaire d’un cocon individualiste pour affronter des contrées plus rudes, prise de conscience des limites d’une nature « généreuse » et de la jouissance du « tout et tout de suite », visibilité d’autres inégalités, comme celles, contraires à nos schémas mentaux, de penser les frontières entre mondes développé et en voie de développement, où ce sont ces derniers qui indirectement nous astreindraient à nous restreindre pour leurs propres dépenses énergétiques, croissantes et nécessaires... Des conséquences climatiques planétaires aux nouveaux gestes quotidiens, la palette des peurs est large, et les angoisses primordiales reviennent à l’assaut. Vengeance d’une nature peu respectée, qui démontre par ses dérèglements le peu de maîtrise de l’homme, délogé (enfin ? ) de sa place dominante de propriétaire pour une autre, plus modeste et fluctuante, de locataire de passage. Risque de famine et d’immigration de populations dérangeantes, alors que nos politiques actuelles tentent de dresser des modes de régulation drastiques vis-à-vis des « entrants ». Peur de manquer, aussi, pour des esprits habitués à l’avoir et à la possession, qui constituent autant de pôles sécuritaires et de repères. Fatalisme et sentiment d’impuissance, pour des individus plus fragiles et réduits à subir le coût de ces bouleversements, financiers mais aussi plus profonds, et avec quels moyens ? Passage de la défiance, en fait protectrice et bien commode, à un quota de confiance obligée pour imaginer un futur viable, et pourquoi pas l’envie, voire la jubilation de s’y projeter, au risque d’empiéter sur nos conforts matériels et psychologiques... Mais pour cela, il faudrait ne pas se sentir isolé dans nos actions « écolo-durables » et avoir le sentiment d’agir utilement, comme preuve d’une construction, même aléatoire, d’autres manières d’être et de faire. Des mots et des maux Nous voici donc confrontés, à la fois comme personnes, comme citoyens et comme consommateurs, comme nations, à la nécessité de prévoir et de prélever dans le présent des parcelles de possibles pour l’avenir. Nous voici face à un renversement de situation où la possession change elle aussi de sens, où le « loué » devient louable, où l’obsolescence se dénonce alors qu’elle faisait le bonheur de nos sens en besoin perpétuel de sollicitations, où le gaspillage devient illicite et le déchet matière digne d’attentions de tous les jours, où économies énergétiques riment avec économies matérielles et, pourquoi pas, astuces du jour, pour rendre celui-ci plus désirable et ses arbitrages moins contraints. Mais le tableau risque de s’assombrir et de décourager les plus vaillants s’il y manque l’exemplarité des puissants, et si les effets encore plus délétères de la spéculation financière annulent les énergies nécessaires à une spéculation plus ambitieuse : celle de miser sur des forces d’inventivité et d’adaptation, et de mettre en regard nos actes pour un futur riche de sens et les actes de ceux qui prendront, naturellement, notre place.