La marge, option obligée - Numéro 394
01/10/2008
Vous avez compilé les données de près de trois mille sociétés de distribution et quatre mille sociétés industrielles du secteur des produits de grande consommation (PGC). Ces deux ensembles pèsent chacun près de 120 milliards d’euros. Sont-ils complètement distincts ? Avez-vous pris en considération l’outil industriel de certains distributeurs ?
Simon Parienté : Les deux ensembles sont globalement distincts pour ce qui est de la nature de leur activité sociale. Les distributeurs, dans leur grande majorité, ont une activité industrielle marginale, qui n’affecte pas la lecture essentiellement commerciale de leurs comptes. Leurs stratégies d’intégration verticale (marques de distributeurs) sont très largement indirectes. Le seul groupe à avoir testé, dans le passé, une véritable activité de production est Casino. Dans les comptes consolidés du groupe stéphanois, il n’y a plus aujourd’hui de trace de cette activité-là. Quant à Intermarché, dont l’étendue de l’activité industrielle n’est pas négligeable (3 milliards d’euros), il loge ses sociétés de fabrication dans une structure logistique (ITM Entreprises SA) qui ne figure pas dans notre échantillon. Enfin, l’étude procède d’une analyse financière des seuls comptes sociaux, avec des unités clairement profilées, industrie ou commerce de détail, par la base de données utilisée (Altares-D & B).
Les deux ensembles sont-ils assez homogènes, y trouve-t-on d’un côté des magasins et des centrales, de l’autre toutes les modalités entre metteur en marché sans usine et fabricant à façon ?
S. P. : Les centrales d’achat des distributeurs indépendants ne figurent pas dans l’échantillon. Par exemple, pour Leclerc et Système U, elles sont une vingtaine, qui ont été écartées. Pour les distributeurs intégrés, les cloisons juridiques spécifiant la nature exacte de l’activité, commerce de détail ou centrale d’achat, sont moins étanches. Concernant les unités de l’ensemble des fabricants, regroupées par métiers alimentaires et non alimentaires, il s’agit de sociétés qualifiées d’industrielles d’après la nomenclature des activités françaises (NAF) et l’enregistrement effectué par la base Altares-D & B. Il est difficile, en pratique, de procéder à un regroupement plus sûr des sociétés traitées. Cette limite est de nature à introduire un biais, qui ne me paraît cependant pas mettre en question les tendances lourdes de l’étude.
En quoi les deux groupes sont-ils comparables ?
S. P. : Ils le sont par leur taille globale, ainsi que par le nombre d’unités qu’ils représentent. On peut donc rechercher des variables comptables et qualitatives discriminantes. L’analyse des données de l’échantillon total peut nous dire si le fait d’appartenir à une population (fabricants ou distributeurs) pousse ou non vers la création économique de valeur. Au-delà des analyses comparatives, il est possible de caractériser chaque groupe. La petite taille des industriels paraît-elle pénalisante ou opportune ? L’activité étrangère est-elle de nature à améliorer l’enrichissement des industriels ? De la rotation des volumes ou de la marge, qu’est-ce qui a le plus d’impact sur la rentabilité des distributeurs ?
Certains sous-traitants en situation de dépendance économique totale peuvent-ils être considérés comme des acteurs véritables, au-delà de la fiction juridique et comptable ?
S. P. : D’une manière générale, les entreprises se comportent comme des centres de profit. Il est néanmoins possible que dans la masse de l’échantillon figurent des unités en situation de dépendance juridique, détenues à 95 % par d’autres sociétés, susceptibles d’apparaître comme des centres de coût, dans le cadre de l’intégration fiscale. Mais le nombre de ces unités est insuffisant pour exercer une influence significative sur les résultats globaux. En revanche, une autre forme de dépendance, économique celle-là, mérite d’être recherchée, entre fabricants et distributeurs. C’est en partie l’objet de ce travail sur les relations entre les sociétés de la chaîne des produits de grande consommation. La période étudiée, 2004 à 2006, est-elle suffisamment longue pour être pertinente ? S. P. : L’évolution temporelle de la performance des acteurs n’est pas l’objectif central de cette étude. Son intérêt est plutôt politique, une fois établies des observations en ligne avec les résultats d’un précédent travail, portant sur 1999-2003 (1). Nous avons cherché à singulariser des professions dans un contexte réglementaire mouvant et d’incitation à la baisse des prix. La question principale concernant les distributeurs est simple : une éventuelle baisse des prix est-elle de nature à rejaillir sur la dynamique de vente ? Ou toute contraction des prix n’oblige-t-elle pas à des économies compensatrices, sur les consommations intermédiaires ou les salaires, parce que la rotation des actifs est structurellement rigide ? D’ordinaire, la collecte d’informations sur une fenêtre pluriannuelle large réduit le nombre des sociétés étudiées, si elle doivent être rigoureusement les mêmes. Ce qui est gagné dans le temps est perdu dans l’espace, affaiblissant la valeur des résultats. Nous n’aurions pas eu autant de sociétés dans l’échantillon si l’étude portait sur cinq ans ou plus. Par rapport à vos observations d’il y a trois ans, vous relevez que « les industriels ont amélioré leur enrichissement net, alors que celui des distributeurs s’est tassé ».
Faut-il y voir seulement l’effet des politiques déflationnistes alors impulsées ?
S. P. : Mon observation est relative à la tendance des uns et des autres en 2006, pas au niveau de leurs performances. On peut supposer que la capacité d’innovation, les investissements immatériels et la différenciation par la marque des industriels ont été payants. Il est également possible que les baisses requises de prix aient davantage pénalisé, en 2006, la structure oligopolistique du tissu commercial. L’analyse porte sur des données comptables agrégées, lesquelles subissent l’attraction des poids lourds de chaque secteur, mais aussi sur des comptes individuels, où prime la caractéristique du plus grand nombre. A ce second niveau d’analyse, on trouve beaucoup plus d’unités rentables dans la population des distributeurs que parmi celle des fabricants.
Pour gagner un euro de retour sur investissement, quelles sont les immobilisations les plus coûteuses, celles des distributeurs ou de leurs fournisseurs ?
S. P. : Pour répondre, il faut procéder à une estimation des immobilisations extériorisées, et virer cette approximation simultanément dans les immobilisations et dans les dettes financières. C’est ce qui a été fait. Mais ce n’est pas tant la rentabilité des immobilisations qui est importante que l’ensemble des actifs d’exploitation. Ceux-ci comprennent également le besoin en fonds de roulement, déterminé avec tout le crédit fournisseurs ou avec une partie seulement. En l’absence de « retraitement » du crédit fournisseurs (décalage de paiement supposé entièrement gratuit), et selon des comptes agrégés, les actifs d’exploitation des distributeurs rapportent davantage que ceux des industriels : environ sept points de plus. En revanche, si le crédit fournisseurs est considéré comme une dette financière pour sa partie supérieure à quatorze jours, les résultats entre fournisseurs et distributeurs sont comparables. On peut donc dire que, pour une réalité économique située entre les deux options précédentes, les actifs d’exploitation des distributeurs sont globalement moins coûteux que ceux des industriels. Avec des données individuelles, les ratios moyens des distributeurs sont nettement plus élevés que ceux des industriels : 16,8 % contre 9,3 % , en situation de crédit fournisseurs partiellement exclu du besoin en fonds de roulement. L’écart est encore plus fort si le crédit fournisseurs est considéré comme entièrement gratuit. Vous soulignez l’effet positif de l’activité étrangère ou de l’exportation.
Faut-il voir un paradoxe dans le fait qu’un secteur qui abrite autant d’acteurs industriels fragiles (« destructeurs de valeur ») réussisse à être le seul dont la balance commerciale est positive ?
S. P. : Les sociétés industrielles dont l’activité est alimentaire et qui exportent beaucoup, au-delà de la moitié de leur chiffre d’affaires, ne sont pas que des PME. Plus fondamentalement, indépendamment de la taille, l’importance du chiffre d’affaires à l’étranger exerce une influence sur la capacité du fabricant à créer de la valeur. Une forte activité étrangère peut sauver une PME industrielle dans les métiers de l’alimentaire. Dans le non-alimentaire, les résultats sont moins probants, comme si, dans ces métiers, les entreprises françaises étaient souvent moins compétitives à l’étranger.
Comment vivent les acteurs qui détruisent de la valeur ?
S. P. : Une société qui détruit de la valeur pendant une année ou deux ne disparaît pas forcément. C’est l’accumulation de pertes qui grignote ses fonds propres et hypothèque son devenir. Une telle situation, quand elle est récurrente, provoque un fort renouvellement du tissu des PME et de profondes restructurations industrielles. Le crédit fournisseurs est-il le facteur explicatif premier de la meilleure rentabilité de la distribution ? Quelle est la part du crédit fournisseurs dans la dette des distributeurs ?
S. P. : Si les marchandises ne sont pas moins coûteuses quand elles sont réglées immédiatement, le différé du règlement obtenu réduit le capital investi et augmente, mécaniquement, le taux de rentabilité intrinsèque. En cela, effectivement, le crédit fournisseurs est une forte variable explicative de la rentabilité des distributeurs. En pratique, ce n’est pas toujours le cas, et il faut virer de la dette vis-à-vis des fournisseurs en endettement financier, ce qui réduit non pas la rentabilité des fonds propres, qui reste très supérieure à celle des fabricants, mais la rentabilité de tout le capital engagé. Selon la base de notre échantillon, très significatif (117,6 milliards de produits d’exploitation reconstitués), le crédit fournisseurs s’avère un moyen financier important. Il représente 54,5 % des dettes totales et correspond à une masse de ressources supérieure à celle des fonds propres (+ 20 % ).
Quelle est la situation des grandes surfaces spécialisées (GSS) par rapport aux alimentaires (GSA), sous l’aspect de la rentabilité et de son évolution ?
S. P. : L’échantillon des distributeurs ne comporte que des grandes surfaces à dominante alimentaire. Ces magasins achètent et vendent aussi des produits appartenant aux univers de la maison, de la personne et des loisirs. Les surfaces des hypermarchés, supermarchés et maxidiscomptes consacrées à l’électrodomestique, au textile, à la beauté ou aux loisirs représentent l’équivalent de 35 à 40 % des mètres carrés des GSS. On pourrait intégrer dans l’échantillon des distributeurs tout ou partie de ces GSS, après avoir résolu, pour la collecte des données, le problème de leur grande fragmentation. On aurait ainsi une information financière spécifique à ces distributeurs et, comme ils sont moins concentrés que les GSA, une mesure indirecte de la puissance commerciale des six grandes enseignes généralistes françaises.
Quels pourraient être les impacts de l’application du dispositif issu de la LME sur le partage de la valeur entre industriels et distributeurs ?
S. P. : Une plus grande ouverture des conditions de la négociation commerciale, avec en ligne de mire une baisse des prix, oblige à des politiques plus accentuées de recours aux marques de distributeurs et davantage d’externalisation de murs et d’activités non stratégiques. Notre étude montre la toute-puissance de la marge dans la stratégie d’acquisition du profit et, a contrario, l’inélasticité de la rotation du capital. Concrètement, toute baisse de prix ne peut qu’entraîner des restructurations de coûts et donc des relations tendues avec l’amont, les prestataires de services et le personnel pour restaurer la marge. Les principales victimes pourraient être la valeur ajoutée distribuée au personnel et les PME industrielles partenaires.
Des éléments financiers intrinsèques permettent-ils de penser que le « dévissage » du maxidiscompte en 2004-2006 n’était que conjoncturel (ou dû surtout à un effet de la composition de l’échantillon où Leader Price est surreprésenté…) ?
S. P. : Le maxidiscompte est sous-représenté dans l’échantillon parce que nous manquons d’informations concernant Ed (Carrefour) et les Allemands Lidl et Aldi. Les résultats de ce format sont par conséquent influencés par les performances de Netto (Intermarché), de Leader Price (Casino) et de quelques autres sociétés plus indépendantes comme les coopératives Le Mutant. Avec cet échantillon imparfait nous trouvons des résultats (régression des volumes et des marges) qu’il faut remettre dans le contexte des années 2004-2006, où un essoufflement du maxidiscompte était constaté. Par ailleurs, une comparaison entre la France et le reste de l’Europe, sur le maxidiscompte, donne des résultats assez semblables (2). Le « dévissage » serait-il aussi important si les enseignes allemandes figuraient dans l’échantillon ?
S. P. : Il est probable que non, mais nous n’avons pas d’éléments pour évaluer le degré de retrait.
Quel facteur joue le plus en faveur du maxidiscompte, dans l’échantillon des distributeurs : la dynamique de ses marges par la compression des coûts de personnel, ou la forte rotation des volumes ?
S. P. : L’analyse de régression qui montre la puissance de la marge a été réalisée sur la totalité des formats, y compris les maxidiscomptes (226 unités). A priori, on peut dépenser que la variable rotation est plutôt rigide, parce que toute baisse de prix entraîne une réaction immédiate du concurrent pour s’aligner. La préservation du chiffre d’affaires oblige par conséquent le distributeur à la « réparation », par la contraction des coûts. Les coûts de personnel affectent sensiblement la marge des distributeurs en général et des maxidiscompteurs en particulier. Ils sont une variable compensatrice de la baisse des prix. Un distributeur qui serait capable de mieux contrôler que ses concurrents la valeur ajoutée correspondant au personnel augmenterait plus sa probabilité d’enrichissement que s’il cherchait à réduire le rapport entre consommations intermédiaires et chiffre d’affaires.
Comment sont constitués vos regroupements « marge » et « rotation » : où se situe le point de basculement entre les deux, est-il au même endroit pour tous les acteurs ?
S. P. : Les « stratégies de marge ou de rotation des volumes » sont déduites de comparaisons entre les performances unitaires et les médianes des échantillons, par formats de magasins. Une société du format hypermarché affiche une véritable stratégie de marge si sa propre marge est supérieure à la médiane de l’échantillon des hypermarchés, et si la rotation du capital investi est inférieure au ratio médian du même échantillon. Les groupes de marge et de rotation sont donc formés par référence aux populations spécifiques d’appartenance. Les calculs effectués testent des stratégies d’acquisition du profit exclusives (marge ou bien rotation) et non exclusives (marge et rotation supérieures aux médianes). Les deux tests aboutissent à une nette suprématie de la marge sur la rotation.
Un distributeur a-t-il réellement le choix entre « stratégie de rotation » et « dynamique de marge » ? Un Franprix, l’opportunité de jouer façon Monop’ ? N’est-il pas contraint par sa chalandise, son format, etc. ?
S. P. : C’est probablement juste pour des situations de marché ou concurrentielles particulières, ainsi que dans un contexte spécifique de pouvoir d’achat. Mais lorsqu’on travaille sur un échantillon aussi lourd que celui de l’étude Ilec, ce qu’on cherche à reconstituer, ce sont des caractéristiques générales et des références empiriques, auxquelles s’adosser pour porter un jugement fonctionnel. Ce que l’étude constate est l’influence prépondérante de la marge sur l’enrichissement des distributeurs. Elle précise même que le passage d’une stratégie de marge à une dynamique de volumes réduit la probabilité de création de valeur (rentabilité supérieure au coût du capital).
Faut-il déduire de votre étude que les distributeurs ne disposent pas de marge de manœuvre pour baisser les prix ?
S. P. : D’une certaine manière oui, même si, dans un contexte récessif, les prix peuvent baisser pour éviter une trop forte dégradation du chiffre d’affaires. La seule fois où les prix ont baissé sans contreparties (accords industrie-commerce de 2004) (3), les marges se sont réduites. Et comme la rotation du capital est rigide, les taux de rentabilité se sont notablement contractés pour les distributeurs et pour leurs fournisseurs. Il est difficile d’envisager une dynamique structurelle de ventes par les prix sans un contrôle corrélatif du coût des marchandises vendues, des charges externes et de la valeur ajoutée correspondant à la rémunération du travail. L’un des tests effectués dans l’étude nous dit que l’augmentation d’un point du taux de marge (2 % à 3 % par exemple) a, sur la probabilité que le distributeur crée de la valeur, un impact cinq fois plus fort que l’augmentation d’une unité de la rotation (4 à 5 par exemple). Vous concluez à la meilleure rentabilité des grands supermarchés, parmi les formats de distribution. Cette observation semble corroborer les prédictions de la « fin des hypers ».
Mais les grands supermarchés ne continuent-ils pas à se transformer toujours aussi nombreux en hypermarchés, comme semble le faire, par exemple, l’enseigne Champion ? Comment l’expliquer ?
S. P. : Le constat effectué est une observation générale de l’ensemble des formats de magasins français. C’est une donnée qui peut être contredite au cas par cas, pour des raisons locales ou d’opportunités. Des observations particulières ne sont pas incompatibles avec la tendance lourde qui se dégage de l’étude de près de trois mille magasins.
(1). Cf. Bulletin n° 367, novembre 2005.
(2). Cf. l’étude sur l’Europe de la distribution dans le prochain Bulletin de l’Ilec. (3). « Engagement pour une baisse durable des prix à la consommation », du 17 juin 2004, connu aussi comme « l’accord Sarkozy ».
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard