Bulletins de l'Ilec

Un avenir ouvert - Numéro 395

01/11/2008

Entretien avec Patrick de Saint Martin, cabinet d’études Vigie

Comment a récemment évolué le paysage de la distribution européenne ? Patrick de Saint Martin : L’expansion tous azimuts des distributeurs européens est terminée. On assiste à une période de recentrage des distributeurs sur les métiers qu’ils maîtrisent parfaitement. Ce recentrage, à la fois professionnel et géographique, s’opère en vue d’objectifs de rentabilité optimale. Cela explique l’importance des retraits : Delhaize a revendu ses activités en Slovaquie, en République tchèque, à Singapour et en Thaïlande ; Edeka s’est retiré d’Autriche et du Danemark ; Carrefour a quitté totalement la Suisse, la République tchèque, la Slovaquie, la Corée du Sud, le Mexique, le Chili ; dans d’autres cas, il se concentre sur un format (Minipreço au Portugal) au lieu de deux, ou deux formats (hypermarchés et discompte en Chine) au lieu de trois. Parmi les indicateurs de la rentabilité des distributeurs européens proposés par Simon Parienté, quelle est, selon vous, le plus pertinent ? P. S. M. : Apprécier la rentabilité des opérateurs, qu’ils soient industriels, financiers ou distributeurs, ne peut s’effectuer à partir d’une seule mesure. Il n’y a pas de mesure plus pertinente qu’une autre dans les trois proposées par Simon Parienté. Mesure unique signifie souvent mesure inique. La juxtaposition de plusieurs indicateurs est pertinente. C’est d’autant plus vrai que le stade de développement de la distribution est très variable selon les parties de l’Europe. Comment expliquer la plus faible rentabilité de la distribution en Europe de l’Est ? P. S. M. : Cette plus faible rentabilité a plusieurs causes. La première est la priorité, sauf exception, accordée à l’hypermarché pour se développer. Or ce format paraît le plus difficilement rentabilisable. La deuxième raison est le coût élevé du foncier. L’arrivée d’un distributeur occidental dans un nouveau pays provoque immédiatement une flambée des prix des terrains à bâtir, sans commune mesure avec le développement du pays. L’exemple de l’Ukraine est significatif à cet égard. La troisième raison a trait à l’intensité de la concurrence entre les arrivants. La Roumanie en témoigne, avec la bataille opposant Real, Carrefour, Auchan et Cora. La course à la primo-installation n’est le plus souvent pas favorable au compte d’exploitation ! Pourquoi les hypermarchés seraient-ils plus difficilement rentabilisables que les supermarchés ? P. S. M. : Parce qu’ils réunissent des formats de tailles très diverses. Il serait nécessaire de mesurer la rentabilité des hypermarchés en les répartissant par tranches de surfaces de vente, pour répondre précisément à votre question. Aujourd’hui, on constate une forte déflation des prix dans les secteurs non alimentaires porteurs (électronique de loisirs, communication…). C’est une source de baisse de la rentabilité pour les hypermarchés, qui développent ces produits, à la différence des supermarchés. L’hypermarché est en permanence à la recherche de nouveaux gisements de croissance hautement rentables. Son développement s’est réalisé à partir de cette nécessité de renouvellement. Aujourd’hui, il doit bâtir un nouveau modèle pour assurer son avenir. Quelle stratégie privilégier, celle de la marge ou celle du volume ? P. S. M. : Privilégier la marge est une erreur stratégique majeure. Euromarché a disparu pour avoir pratiqué une politique tarifaire hors marché. Colruyt développe avec succès son format discompte, car les consommateurs constatent par eux-mêmes que le positionnement en prix annoncé est effectivement pratiqué (étiquettes rouges). Privilégier le volume paraît moins dangereux, à partir du moment où la masse critique est atteinte, pour un réel pouvoir de négociation. C’est toute la différence entre le couple Aldi-Lidl et Plus. La bonne stratégie est celle qui concilie la marge et le volume. Le modèle qui privilégie un faible endettement (Royaume-Uni, pays scandinaves, Espagne, Suisse, Belgique) est-il plus sain et plus pérenne ? P. S. M. : Privilégier un faible endettement paraît, surtout aujourd’hui, plus sain et plus pérenne. D’un autre côté, l’exemple portugais montre que les deux grands distributeurs locaux utilisent avec un certain succès le levier de l’endettement. Le cas de Sonae Distribuiçao est significatif, puisque ce distributeur accélère son développement tant dans le circuit alimentaire (achat des hypermarchés Carrefour) que dans le non-alimentaire (lancement de nouveaux formats, achat des magasins Boulanger). Cette politique d’endettement est peut-être à relier à la taille du marché local (Portugal ou Pays-Bas). A l’opposé, la Suisse montre qu’un marché bien tenu par deux distributeurs ne nécessite pas d’investissements importants, car le niveau de concurrence est faible. L’arrivée d’un nouvel opérateur sur un petit marché provoque une recomposition (cas de Colruyt en Belgique). Aldi est encore trop faible en Suisse pour changer la donne. Comment expliquer le cas Tesco ? P. S. M. : Ce cas d’école montre d’abord qu’il est indispensable d’être un numéro un local incontestable pour se développer à l’international. Il faut rappeler que le commerce britannique bénéficie de la bienveillance de l’autorité de la concurrence locale (Competition Commission), qui considère que le marché alimentaire propose « a good deal for consumers ». La réussite de Tesco s’explique d’abord par un formidable pragmatisme. Il se concentre sur quelques marchés par continent, sans saupoudrage. Il utilise alternativement la croissance externe (hypermarchés Hymall en Chine) et l’importation directe ex nihilo (Etats-Unis). Aujourd’hui, Tesco est le seul distributeur capable de s’implanter dans n’importe quel pays. Comment expliquer la défaillance de Carrefour ? P. S. M. : En France, la défaillance de Carrefour provient essentiellement de sa politique de prix. C’est une courbe sinusoïdale depuis le début de la décennie. Il en résulte une mauvaise image en termes de prix chez les consommateurs. Leclerc a parfaitement su exploiter cette défaillance et s’approprier le territoire des prix, où ses magasins ne sont pourtant pas toujours les mieux placés ! Mais, à la différence de Carrefour, l’obsession du prix l’a toujours emporté chez l’immense majorité des adhérents de Leclerc. Le changement annoncé de directeur général chez Carrefour illustre la nécessité de la continuité dans la politique de prix d’une enseigne. La performance de Rautakirja (Finlande) est-elle due à l’absence de concurrence ? P. S. M. : Le niveau de performance d ce distributeur est un cas à part dans l’étude de Simon Parienté. En effet, il est essentiellement présent dans des circuits très particuliers : les kiosques et la distribution de presse. Ce modèle est très difficilement exportable, car très lié à des habitudes culturelles spécifiques. Pourquoi les intégrés sont-ils plus performants que les groupes d’indépendants ou de coopératives ? P. S. M. : Les années 2005 et 2006 retenues dans l’étude de Simon Parienté ont permis aux distributeurs intégrés d’être plus rentables que leurs concurrents indépendants. En particulier, leur taux de marge est plus élevé et leurs coûts salariaux sont plus faibles. Il n’est pas sûr que ce constat soit permanent. L’année 2007 a été caractérisée par une amélioration des résultats des indépendants. L’année 2008 sera intéressante à analyser, notamment pour apprécier l’impact de la récession et la répercussion des mesures prises pour la combattre, chez les différents types de distributeurs. Il faut reconnaître aux indépendants une réactivité plus forte aux situations locales. Les décisions trop centralisées font rarement bon ménage avec le commerce. Quel est le potentiel de développement du maxidiscompte ? P. S. M. : Les deux champions du circuit, Schwarz Gruppe et Aldi, font partie des cinq distributeurs alimentaires européens dont le chiffre d’affaires a le plus augmenté entre 2003 et 2007, avec des progressions de 41 % et 32 % . Leur développement est loin d’être achevé, que ce soit en Europe de l’Ouest (Royaume-Uni, France…) ou en Europe de l’Est (Bulgarie, Roumanie…). De manière plus générale, les magasins maxidiscomptes répondent à des attentes bien précises, valables dans tous les pays européens. Ce circuit est partagé entre cinq acteurs principaux, ce qui constitue un extraordinaire atout pour son développement. Il n’y a plus de place pour d’autres opérateurs, la seule exception étant l’enseigne Biedronka en Pologne. Conscients de cette problématique, les distributeurs russes essaient d’accélérer l’implantation du discompte, pour faire barrière aux distributeurs étrangers. Mais ils ne sont pas encore confrontés au maxidiscompte. Le potentiel de développement de celui-ci est encore très important en Europe. La crise financière et économique l’accroît. Le maxidiscompte bénéficie d’une force de frappe inégalée, car appartenant à un petit nombre d’opérateurs. Aucun autre format de magasin alimentaire ne bénéficie d’un tel avantage concurrentiel.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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