Géoéconomie de l’intangible - Numéro 397
01/02/2009
En quoi la crise économique et financière actuelle affecte-t-elle particulièrement les marques ? Jean-Noël Kapferer : La crise est la conséquence de la part croissante des profits financiers dans le revenu national. Un déséquilibre de la croissance des revenus en est la conséquence la plus visible : en particulier pour les classes moyennes, qui ne voient plus leur revenu réel augmenter. Si le « pouvoir d’achat » du CAC 40 croît bien plus que celui des salaires, ceux ci ne peuvent plus assurer la consommation qui crée le plein emploi. Il y a un sentiment d’appauvrissement de la classe moyenne, qui reconsidère ses choix : les marques sont psychologiquement vécues comme « hors de prix », ce qui veut dire en réalité « hors de salaire ». Depuis longtemps, les plus pauvres dans la population (le quartile des plus bas revenus) ont opté pour le maxidiscompte, la seule façon d’accroître leur pouvoir d’achat. Ajoutons que la France vieillit : au-delà de cinquante ans, les consommateurs inclinent à plus d’ascèse. Dans quels secteurs et dans quels pays les marques sont-elles le plus exposées au gros temps ? J.-N. K. : En premier lieu, tous les biens d’investissement à fonction de confort et dont l’achat peut être reporté d’un an ou plus sont touchés : l’ameublement, les travaux d’embellissement de la résidence principale, l’automobile. Les achats alimentaires quotidiens ou hebdomadaires sont aussi l’occasion de reprendre le contrôle sur les dépenses, de maîtriser le coût total du chariot. Il est facile de repérer les offres les moins chères du rayon : celui-ci est organisé pour les mettre en exergue. Par contraste, les marques sont dans un ghetto qui sert de repoussoir. La crise va toucher les marques alimentaires ou de grande consommation davantage en Europe qu’aux Etats-Unis, car la part des MDD y est plus élevée, et celles-ci ont déjà acquis une forte légitimité. Dans les pays où les consommateurs utilisent beaucoup Internet, les circuits en ligne sont l’occasion d’acheter moins cher des produits à marque. Dans les pays où ces circuits sont peu développés, où l’habitude de rechercher les bonnes affaires n’est pas encore prise, le public ne peut que se rabattre sur des non-marques. L’Occident est-il mieux armé pour créer, protéger, développer les marques que les pays émergents ? J.-N. K. : Quand on manque de tout, la notion de valeur ajoutée, et a fortiori de valeur ajoutée immatérielle, est illusoire. En Occident, il y a désormais des peurs (peur de s’intoxiquer, de grossir, de polluer, peur liée au CO2 et au réchauffement de la planète...) qui sont des luxes, considérées du point de vue des pays émergents. Or depuis dix ans ces pays acceptent les lois du libéralisme absolu sans contrepartie (pouvoir de contrôle de l’Etat). Cela explique l’incapacité de la Chine d’augmenter le niveau qualitatif de ses produits, sans parler des risques d’empoisonnement dont on constate les ravages. La marque suppose un degré élevé d’apprentissage. Elle est comme la démocratie. Dans les pays mus par une logique tribale ou ethnique, il est difficile de faire accepter le principe majoritaire issu des urnes : ce qui se passe en Afrique l’illustre régulièrement. La marque, elle aussi, suppose un apprentissage : accepter les principes de la propriété intellectuelle. En Chine, cela est hors culture : une idée d’un autre doit être copiée, si elle est source d’enrichissement privé. Il en va de même des brevets : on n’attend pas leur expiration pour développer des copies. La marque est-elle le dernier avantage comparatif des pays occidentaux ? J.-N. K. : Aujourd’hui, la marque est le nom de la valeur ajoutée, qui repose sur deux piliers : le tangible, défendu par des innovations donc des brevets, et l’intangible, la créativité et l’image, qui s’incarnent dans des signes (déposés). Les usines des marques occidentales sont désormais en Chine. Il ne reste à ces marques que l’amont et l’aval de la chaîne de valeur : l’invention et la création en amont, les lieux « expérientiels » en aval, dans les points de vente. Apple en est l’exemple typique : IPod et IPhone d’un côté, Apple Store de l’autre. Ou encore Ralph Lauren. Entre l’amont et l’aval, tout est délocalisé et sous-traité. En quoi les marques « milliardaires » peuvent-elles être considérées comme des armes anticrise ? J.-N. K. : Ce n’est pas parce qu’elles sont milliardaires qu’elles sont anticrise. Elles le sont par ce qu’elles ont fait pour devenir milliardaires, par la globalisation, c’est-à-dire une approche qui considère que les ressemblances entre pays sont supérieures aux différences : d’où un marketing de plus en plus centralisé et la capacité à engendrer des économies d’échelle, des effets d’expérience et la multiplication des synergies. Ce processus globalisateur des actions commerciales, et des innovations pensées comme globales, accroît leur rentabilité. En outre, la globalisation permet la répartition des risques financiers, car la récession dans une région est compensée par la croissance dans une autre. Huawei, Haier, Lenovo, Acer… Ces marques asiatiques ont-elles quelque chose à envier aux marques occidentales ? Pourquoi les nouvelles puissances économiques ne seraient-elles pas en mesure de créer des marques mondiales fortes (le classement « BrandZ Top 100 » 2008 inclut des marques chinoises et russes) ? J.-N. K. : J’enseigne chaque année à la Business School de Sing Hua University, à Pékin. Les entreprises chinoises auront demain des centres de recherche et d’innovation spectaculaires, dotés de Ph.D’s (1) formés dans les meilleures universités de Chine ou d’ailleurs. Le nombre est-il pour autant la clé de la compétitivité ? Auront-ils la créativité et le flair ? Un jour sûrement : le Japon a montré la voie. De simple copieur moins cher après guerre, il est devenu innovateur : on se rappelle le slogan « J’en ai rêvé, Sony l’a fait ». Et toute l’automobile mondiale court derrière le modèle hybride développé par Toyota. La Corée a suivi le même processus : d’imitateurs à faible qualité, les Coréens sont devenus numéros un de l’électroménager en Europe grâce à l’audace, la haute technologie et le design (Samsung). Les Chinois y parviendront. Au nombre des secteurs longtemps considérés comme relevant de la seule compétence de l’Occident, le luxe ne peut-il pas trouver en Chine un nouveau territoire de création et de marques ? J.-N. K. : J’enseigne le management des marques de luxe en Chine, au Japon et en Corée aux managers de sociétés de ces pays. Le problème que je constate sur place est triple. D’abord, les styles de vie « aspirationnels » sont encore Occidentaux. Les Chinois n’en produisent pas qui puissent fonder une marque de luxe. Ensuite, ils ne valorisent pas leur héritage séculaire : or il faut de la légende au luxe. Shangaï Tang montre la voie mais reste bien isolé. C’est plus une marque de mode que de luxe. Enfin, la société chinoise est conformiste : il lui manque encore la créativité. La marque culturelle (le Louvre, la Sorbonne, les marques « éducatives » que sont les grandes écoles, voire une marque « France »...) peut-elle constituer un avantage comparatif dans la compétition des nations ? J.-N. K. : Oui. La force d’un pays se mesure à sa capacité d’attirer les élites de demain dans ses universités et ses grandes écoles, c’est-à-dire ses hauts lieux de production culturelle et de recherche : cela signifie que ce pays préfigure le futur aux yeux des étudiants du monde entier. Quelques rares universités ou grandes écoles peuvent aujourd’hui être considérées comme des marques. Leur nom jouit d’un potentiel d’attraction, de séduction durable, sur le plan mondial. La notoriété est un aspect de leur capital de marque, mais elle ne suffit pas. Le prestige attaché à leur nom en est un autre. Cela dit, il en va de nos universités comme des vins. Nos grands crus subissent l’évaluation non complaisante d’un juge du goût mondial, un Américain nommé Parker. Partout aussi les classements internationaux se multiplient pour comparer les universités, selon des critères objectifs (ce que l’on peut appeler le « produit éducatif réel »). Pour ne parler que d’HEC, notée école de commerce uméro un en Europe par les Anglo-Saxons, peu suspects de vouloir favoriser la France, cela modifie complètement le mode de gestion en interne. La concurrence n’est plus en France mais en Europe. La London Business School (le numéro deux) est le vrai concurrent d’HEC. Le maintien d’HEC au premier rang signifie de considérables investissements dans le « produit éducatif réel », la recherche, le recrutement d’enseignants de niveau mondial, etc. Jouer en première division a un coût. Cela pose la question de la capacité de la France à supporter ce coût : nos universités sont mal notées, car elles n’ont pas de ressources. L’avantage comparatif se construit et demande des priorités budgétaires lourdes. Le rapport du consommateur à la marque changerait-il au bénéfice de la valeur d’usage et au détriment de la valeur symbolique, distinctive et imaginaire ? Dans cette hypothèse, faut-il parler de comportements de crise, ou de tournant de la société de consommation ? J.-N. K. : Travaillant depuis 1990 sur les marques, j’ai le sentiment d’entendre ce discours de façon répétitive : le thème du retour au produit est évoqué depuis que la concurrence des marques de distributeur existe et est prise au sérieux. La crise n’apporte rien de neuf en la matière. Elle cristallise des changements entrepris de longue date. Quand on cherche les secteurs qui résistent le plus aux MDD et à l’offre à bas prix, on trouve les produits qui ont à la fois un taux élevé de renouvellement (lié à l’innovation qui rehausse en permanence les critères de ce qui fait la valeur, la qualité) et une image de marque forte. La question que je me pose concerne surtout les produits durables : quand on saura que l’on n’est pas plus malheureux en ne changeant pas son canapé ou sa voiture, oubliera-t-on vite la leçon ? Dans le cas de l’automobile, heureusement, les critères d’émission de CO2 vont rendre le parc obsolète et son renouvellement complet obligatoire. Tout le monde n’aura pas cette chance. En temps de crise, la marque peut-elle être une consolation, un secours psychologique ? J.-N. K. : Pas « la marque », mais certaines marques, celles qui sont plus relationnelles que d’autres. Par exemple, je ne suis pas inquiet pour Nutella ou Kinder, car ce sont des marques de petite indulgence quotidienne, ayant su créer une remarquable proximité avec leurs clients (les familles avec enfants), et qui tiennent en plus un discours rationnel en soutien, vis-à-vis des mères. La crise appelle-t-elle une redéfinition du concept de marque ? Une approche par trop imaginaire de la marque n’occulte-t-elle pas la part d’un capital matériel autant qu’immatériel qui conditionne la capacité à innover ? J.-N. K. : Dans la dernière édition des Marques, capital de l’entreprise (2), j’ai attiré l’attention sur une méprise. Sur un plan comptable, la marque est bien un actif immatériel (comme les brevets ou le savoir-faire), mais cet actif se nourrit de compétences autres (toujours ces brevets, ce savoir-faire, outre la valeur ajoutée imaginaire conférée par la communication). On a faussement déduit, du fait que la marque était comptablement un actif intangible, qu’elle ne concernait que les agences de communication, les faiseurs d’image (un immatériel). Lourde erreur. A l’inverse, bien des annonceurs font des coupes sombres dans leurs investissements télé. Ils croient au miracle. Le produit ne suffira pas. Les MDD copient très vite les innovations et elles ont déjà une notoriété, voire une crédibilité. La réputation d’une marque, comme un immeuble, cela s’entretient. L’exclusion de tout fondement industriel n’a-t-il pas atteint ses limites, à en juger par le souci qu’ont certaines grandes marques à assumer la délocalisation de leurs unités de production dans les pays émergents ? Certaines, dans l’univers textile, relocalisent leur fabrication : est-ce une tendance de fond ? J.-N. K. : Tout dépendra de la vitesse de prise de conscience de ce que les Américains appellent le « 100 miles consumer ». Pour des raisons écologiques, il faudra bien un jour arrêter d’acheter des produits à contre-saison venant de l’autre côté de la planète, et émetteurs de CO2 par leur transport. Transporter de l’eau embouteillée depuis la France vers la Chine a-t-il un sens durable ? Faire produire loin devra incorporer les coûts réels en CO2 dans le cadre d’une vraie comptabilité des coûts collectifs. Mais en même temps (voir première question), si la classe moyenne se paupérise, elle achètera toujours à bas coût : c’est pour elle un comportement de survie. (1) Dans le système universitaire anglo-saxon, professeurs chercheurs titulaires d’un doctorat (NDLR). (2) Eyrolles, 2008.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard