Vers un modèle de consommation binaire ? - Numéro 398
01/03/2009
Dans un article récent (Futuribles, janvier 2009)2 vous observez que le pire (surconsommation d’huiles, de sucres et de céréales) des quatre scénarios d’évolution envisagés en 2006, dans le cadre d’une étude régionale sur la production agricole, avait commencé à se réaliser : « stagnation du pouvoir d’achat réel, en particulier dans les catégories peu fortunées ». Quel est le facteur qui a infléchi la tendance vers le pire ? Jean Hirschler : Les quatre scénarios sont issus de la réflexion menée au sein des chambres d’agriculture de Normandie, en particulier du groupe technique « prospective », en lien avec des élus consulaires. L’idée était d’explorer les futurs possibles du débouché agricole, du point de vue de notre région. Ce regard particulier a eu son importance dans notre cheminement. Les quatre scénarios3 que nous avons explorés sont fondés chacun sur un contexte macroéconomique distinct, en termes de croissance globale, mais aussi de contrastes entre les ménages selon leur niveau de revenu. Pour bon nombre de produits, l’effet d’une augmentation de revenu sur la consommation alimentaire nous a paru assez contrasté. Pour des ménages modestes, la hausse de revenu a un effet d’entraînement positif sur la consommation en produits laitiers ou en viande bovine, par exemple. à l’inverse, des revenus supplémentaires pour des groupes déjà aisés n’ont que peu d’effet sur ces postes de consommation, en valeur et encore plus en quantité consommée. Ces produits nous concernent au premier chef en Normandie. Les quatre scénarios se distinguent donc par l’évolution des revenus, différenciée par catégories. Le dernier des quatre, le scénario de « crise », est fondé sur une stagnation de la croissance globale et une faible redistribution des revenus. Quant à l’« inflexion vers le pire » que vous évoquez, nous constations simplement que le scénario dont se rapproche le plus le contexte actuel semblait ce scénario de crise. Mais il faut bien voir que ces scénarios étaient construits dans une optique d’assez long terme, à horizon 2020. La crise actuelle durera-t-elle aussi longtemps ? Je pense qu’il est bien difficile de le prédire. Il y a trente ans, on prédisait que passé l’an 2000 on mangerait comme les cosmonautes de la nourriture en pilule, en poudre, lyophilisée… Que valent les prédictions d’aujourd’hui ? J. H. : La prospective n’est pas de la prédiction, ni même de la prévision. C’est plutôt une démarche pour se saisir d’un sujet et organiser la pensée pour réfléchir sur l’avenir. On commence par décortiquer la question, on fait le tour des variables qui jouent un rôle, on les explore, on les hiérarchise. Cela peut conduire à formuler des visions de l’avenir, selon l’importance que prendra tel ou tel phénomène. En vertu de quoi, l’institution ou les personnes impliquées dans cette démarche peuvent se positionner en tant qu’acteurs, pour infléchir le cours des choses. La partie scénarios, à mon sens, n’est donc pas forcément le produit essentiel d’une démarche prospective, en tout cas elle ne vise pas à prévoir. Toute l’analyse préalable, surtout si elle est partagée par un groupe, joue un rôle fondamental. Je ne suis pas sûr que les prédictions que vous évoquez soient passées par ce genre de démarche, ou alors on n’en a retenu que l’aspect le plus anecdotique, sensationnel. Allons-nous devenir végétariens ? Il faut beaucoup d’eau pour produire 1 kilo de bœuf... J. H. : Le végétarisme est un phénomène assez marginal, il concernerait 2 à 3 % des consommateurs français. Il est vrai que la question des ressources disponibles peut se poser quant à l’avenir de la consommation de viande, surtout extrapolée à l’échelle mondiale. Même sans aller jusqu’à chiffrer un équivalent-eau pour chaque denrée, on sait bien que l’indice de transformation des végétaux en animaux est au mieux de deux calories pour une (poissons, volailles), souvent trois, quatre ou davantage, notamment pour les ruminants. D’un autre côté, certains bovins et ovins valorisent des surfaces en prairies de toute façon non cultivables. Par rapport au végétarisme, notre étude suggère deux réponses. D’une part, les habitudes alimentaires évoluent lentement, et à l’horizon 2020, nous ne voyons pas de révolution sur ce point particulier. Plus intéressant est peut-être que la part du végétal dans notre alimentation peut évoluer sans que tout le monde devienne végétarien. Par exemple, aux Etats-Unis, les céréales, les sucres et les huiles végétales ont pris une part croissante dans un total calorique en augmentation, à travers leur incorporation dans les préparations alimentaires. Ce genre d’évolution pèse certainement plus que le végétarisme déclaré, qui reste un choix individuel et assez marginal. Allons-nous vers un double modèle de consommation, pour les riches et pour les pauvres ? J. H. : Jusqu’ici la société française et européenne recèle plus de cohérence que les Etats-Unis ou que beaucoup de pays en développement. Les inégalités de revenu mesurées par les outils statistiques ne semblaient pas s’accroître, en tout cas jusqu’aux derniers pointages, contrairement à ce qui a été observé aux Etats-Unis depuis vingt ans. La question est de savoir si on ne prend pas le même chemin. C’est une hypothèse que nous faisons, de façon assez modérée d’ailleurs, dans les scénarios « transition Etats-Unis » et « crise », puisque le rapport inter-quintiles de revenus passerait de 4,5 à 7,5 sur vingt ans (actuellement les Etats-Unis sont au-delà de 8, la Finlande est à 3). La consommation alimentaire s’adapte à ce genre de contraste, dans les gammes de produits consommés, et même en composition physique de la ration : pour les produits carnés par exemple, le quart de population le plus aisé achète en moyenne 30 % de plus que le quart le plus modeste. Les produits à la consommation la plus contrastée sont d’une façon générale les produits chers (prix rapporté au poids ou au contenu calorique) : poissons, légumes, viande bovine à griller, fromages. A échéance de vingt ans, la querelle des OGM sera-t-elle oubliée ? J. H. : C’est un point sur lequel nous n’avons pas travaillé en particulier. Nous notons toutefois l’émergence de préoccupations sanitaires évidentes (crise de l’ESB, dioxine, etc.), mais aussi éthiques ou relatives aux conditions de production (bien-être animal ; œufs de plein air ; conditions environnemen-tales...). Ce phénomène nous semble s’accentuer, et en Europe l’imbrication entre l’espace de production agricole et l’espace de vie de beaucoup de nos concitoyens suggère que ces préoccupations resteront vives. Cette proximité géographique ne se retrouve pas à l’identique dans les pays neufs, par exemple. Les tendances qui font les modes alimentaires (nutritionnellement correct, nostalgie ou futurisme) changent-elles vraiment ce que nous mangeons ? J. H. : Il y a modes et modes. La préoccupation nutritionnelle est plus qu’une mode. Aux Etats-Unis, 30 % des adultes sont obèses, les surcoûts de santé sont considérables. Et les pays européens ont eu tendance à prendre la même voie, avec un décalage dans le temps. La Grande-Bretagne a évolué de 7 à 22 % d’obèses entre 1980 et 2002. Est-ce que cette préoccupation change le contenu de la ration ? Nous avons considéré que oui dans deux de nos scénarios (« tendanciel » et « nordique »), qui réunissent deux conditions : que l’Etat joue un rôle dans ce sens ; mais aussi et surtout que l’essentiel de la population ait accès aux denrées de faible densité calorique (légumes, poissons…), l’obstacle étant leur prix élevé et leur forte différenciation sociale. On rejoint la question des revenus… Reste effectivement tout ce que vous appelez « nostalgie » ou « futurisme », et tant d’autres modes plus superficielles. Un point délicat en prospective est peut-être justement de distinguer cette écume sans portée réelle, et des signaux faibles pouvant préfigurer des évolutions significatives. (1) Ingénieur agronome (Paris-Grignon), membre du « groupe prospective » des chambres d’agriculture de Normandie. (2) « Que mangeront les Français en 2020 », Futuribles n° 348, janvier 2009, pp. 29-45. (3) Le « tendanciel » repose sur des fondamentaux sans rupture marquée par rapport aux tendances récentes ; le « nordique » envisage une croissance économique plus dynamique et fortement redistributive, accompagnée d’une politique de nutrition-santé efficace ; le « transition vers les états-Unis » se singularise par une croissance vive mais inégalitaire où le mode de vie très actif laisse peu de place aux repas ; le scénario « crise » se déroule sur fond de stagnation économique dans un contexte inégalitaire, où les groupes modestes restreignent leur budget alimentaire.
Propos recueillis par J. W.-A.