L’APIE, une agence pionnière - Numéro 399
01/04/2009
Quelles sont les raisons qui ont présidé à la création de l’Apie ? Claude Rubinowicz : Le rapport Lévy-Jouyet consacré à l’économie de l’immatériel suggérait en 2006 la création d’une telle agence. L’État est riche d’un patrimoine immatériel immense, dont il ignore la valeur voire l’existence. Au bilan de l’État, en 2007, l’immatériel est évalué à 582 millions d’euros, soit 0,2 % des actifs. Un chiffre dérisoire, qui ne tient compte que des logiciels et ignore les brevets, les licences et d’autres actifs. Cette ignorance s’explique, car il n’est pas dans les attributions de l’État de gérer ses actifs, ce n’est pas son cœur de métier. Au reste, cette situation n’est pas propre à la France, car à l’exception d’une poignée de pays, comme la Grande-Bretagne, le Danemark, l’Italie ou la Corée du Sud, les actifs immatériels des États ne sont pas comptabilisés. Le gouvernement a donc décidé de faire du développement de ses actifs immatériels un des axes de sa politique de modernisation de l’État. L’Agence du patrimoine immatériel de l’État a été créée au sein du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie par un arrêté du 23 avril 2007. L’agence est un service à compétence nationale, rattaché conjointement au directeur général de la comptabilité publique et au directeur général du Trésor et de la politique économique. Que recouvre le patrimoine immatériel de l’État ? C. R. : L’État est riche d’un patrimoine immatériel considérable recouvrant notamment les brevets, les licences, les fréquences hertziennes, les actifs carbone, les marques, les savoir-faire publics, les bases de données, les droits d’accès, les images publiques, etc. Quels sont les objectifs de l’Apie ? C. R. : L’agence, qui n’a d’équivalent dans aucun autre pays, a trois objectifs. Elle doit optimiser l’impact de la gestion du patrimoine immatériel de l’État sur l’économie dans son ensemble, car les richesses de l’immatériel sont les clés de la croissance future. Elle doit tirer parti d’une meilleure valorisation des actifs immatériels de l’État, pour moderniser les services publics, soutenir la conduite des politiques publiques au profit des usagers et contribuer au désendettement. Enfin, elle doit prémunir l’État et les usagers contre d’éventuels risques de confusion, voire de détournement, et éviter la mauvaise appropriation des actifs immatériels publics par d’autres acteurs. Afin de motiver l’administration, nous avons mis en place deux incitations financières : nos coûts de fonctionnement sont pris en charge par Bercy et, surtout, les recettes nouvelles générées par les actifs immatériels sont attribuées dans leur totalité aux gestionnaires publics en plus de leur budget normal. C’est une révolution culturelle pour l’administration. Quelle est la composition de l’agence en termes de compétence ? C. R.: L’agence réunit aujourd’hui vingt-quatre personnes, dont la majorité est issue du secteur privé, avec deux types de compétences principales : des spécialistes en marketing et des juristes en droit de la propriété intellectuelle. Sur chaque projet est constituée une équipe pluridisciplinaire qui capitalise les expériences. Nous avons également créé un pôle de gestion de la connaissance. Nous faisons des émules, puisque l’Australie, la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Ukraine et même la Chine nous interrogent, voire nous sollicitent pour mettre en place une agence similaire chez eux. Comment valoriser le patrimoine immatériel public ? C. R. : Nous nous sommes fixé deux catégories de priorités. La première porte sur les actions qui s’inscrivent dans la durée. Nous devons sensibiliser les administrations, grâce à un réseau de correspondants dans chaque ministère, avec lesquels nous organisons des réunions thématiques, des ateliers sur différents sujets (droit des marques, droits liés aux photos, bases de données…). Autre action dans la durée : la mise en place d’une valorisation comptable, pour faire apparaître la valeur des actifs de l’État. Car il n’existe pas de méthode reconnue, ni en France ni à l’étranger, ni dans le secteur privé ni dans le public. Cette démarche s’inscrit donc dans le cadre d’une coopération internationale. Première mondiale, nous avons commencé à comptabiliser au bilan de l’État, au 31 décembre 2008, des actifs carbone (droits à polluer) et des fréquences hertziennes, pour un montant de 12,5 milliards d’euros. À titre de comparaison, les actifs immobiliers de l’État sont évalués à environ 50 milliards d’euros. La deuxième catégorie de priorités porte sur des projets opérationnels à court terme. Si nous voulons vraiment sensibiliser les administrations, nous devons leur montrer que les actifs immatériels existent et qu’ils peuvent rapporter de l’argent. Nous avons ouvert plusieurs chantiers à cette fin. Par exemple ? C. R. : A la demande de ministères et d’établissements publics, nous avons travaillé sur une soixantaine de projets depuis septembre 2007. Ils se répartissent en quatre domaines : les lieux, les noms, marques et savoir-faire, les bases de données et les projets transversaux. Les lieux concernent aussi bien les palais de la République, les bâtiments historiques, les ambassades, recherchés pour des tournages de films ou des événements privés. Ainsi, le palais de justice de Paris, très demandé pour des films, ne sait ni comptabiliser ni encaisser : le tournage est donc gratuit. Même chose pour le ministère de la Défense. Depuis la création de l’Apie, les règles du jeu ont changé, grâce à l’élaboration d’une matrice tarifaire qui dépend du type de tournage (long métrage, publicité, documentaire…), de l’intérêt cinématographique du lieu, de la taille de l’équipe, du nombre de jours de tournage, etc. En moyenne, le coût varie entre 3 000 et 5 000 euros par jour, en ligne avec les pratiques du marché. Autre exemple : la location des grands salons du Quai d’Orsay s’élève entre 40 000 et 60 000 euros pour une soirée. Si, à l’échelle du budget des Affaires étrangères, cette somme paraît dérisoire, elle est importante pour l’entretien du lieu. Et pour les noms et les marques ? C. R. : Le ministère de la Culture nous a demandé de déposer et de protéger ses noms et ses marques. Le Louvre n’a été déposé qu’en 2002, Paris en 2006… Nous avons ainsi déposé les noms Saint-Cyr, Inspection générale des finances, et bien d’autres… Également inclus dans cette catégorie de projets, le savoir-faire qui peut intéresser d’autres pays, dont beaucoup au Moyen-Orient : Lyon-II, Louis-le-Grand, École nationale de la magistrature, École nationale des beaux-arts, Paris - Panthéon-Sorbonne… Autre exemple portant sur le savoir-faire : l’Inao nous a demandé de l’aider à créer une offre de formation professionnelle. Dans quelles mesures les bases de données peuvent-elles être commercialisables ? C. R. : L’administration génère des milliers de bases de données qui peuvent intéresser les acteurs du secteur privé : rapports, études, statistiques, indices, barèmes, etc. Les agents économiques y détectent souvent des opportunités de créer de nouveaux marchés. Mais ces mêmes acteurs du privé ne savent pas quelles données existent, où les trouver, qui en est responsable et dans quelles conditions les utiliser. Nous avons donc mis en place des licences types de réutilisation, et nous travaillons sur un cadre méthodologique pour la tarification. Un exemple ? C. R. : La reprise par nombre de magazines des classements et palmarès des hôpitaux, des lycées et des établissements du secondaire, réalisés par les ministères, donnent lieu à des tirages importants pour la presse. C’est également le cas avec les données juridiques (jurisprudence, législation, droit civil) produites par le ministère de la Justice, et éditées sous forme de recueils par des éditeurs privés spécialisés. Depuis une ordonnance de 2005, qui transpose une directive européenne de 2003, il existe un droit à réutilisation des données publiques. Mais en contrepartie, l’État peut obtenir une rémunération tenant compte de ses coûts, des droits d’auteur et d’une rentabilité raisonnable. Cette démarche est appuyée par une décision du Conseil d’État de juillet 2007, qui a retenu que l’État peut demander une rémunération pour service rendu, proportionnelle au bénéfice qu’en retire l’utilisateur. Dans la même catégorie de projets figurent l’audiovisuel ou les importants fonds photographiques détenus par les administrations (un million de photos à la préfecture de police de Paris…). Ces fonds se détériorent, faute de budget pour les numériser. Or certaines de ces photos peuvent avoir une valeur commerciale susceptible de générer des ressources financières permettant de numériser, donc de les protéger. C’est ce qu’a fait l’INA en ouvrant son site au public en 2006, avec accès libre mais téléchargement payant. Les moyens qu’il en tire lui permettent de numériser plus rapidement ses archives, et de mieux remplir sa mission de service publique. Et que sont ce que vous appelez « projets transversaux » ? C. R. : Dans le cadre du plan numérique France 2012, nous avons été désignés pour concevoir un portail unique d’accès à toutes les bases de données produites par les administrations. Nous avons contribué à la refonte du cahier des clauses d’administration générale, de façon que les droits de propriété intellectuelle soient pris en compte dans les marchés publics. Autre projet horizontal, la construction du site www.france.fr suit le constat que la France est un des rares pays à ne pas avoir de portail à son nom. Or elle a l’avantage exceptionnel d’avoir le même nom en français et en anglais, alors que pour l’Allemagne, par exemple, le nom du portail est www.deutschland.de. France.fr est en construction. Nous travaillons également à l’introduction de la publicité sur certains sites publics, à l’instar de ce que fait Météo France ou l’IGN. Quels sont les enjeux ? En quoi l’économie de l’immatériel constitue-t-elle un enjeu majeur pour notre économie et nos administrations ? C. R. : Le terrain étant vierge, il est difficile d’avoir une idée des enjeux quantitatifs. L’enjeu n’est pas seulement ce que le patrimoine immatériel peut rapporter financièrement à l’État, il est aussi, et peut-être surtout, sur ce qu’il peut apporter à l’économie dans son ensemble. Globalement, la valorisation des actifs immatériels de l’État représente trois types d’enjeux, qui intéressent le secteur privé, les administrations ou la France dans le monde. S’agissant des entreprises, donner accès aux actifs de l’État peut induire des initiatives, créer des marchés, de la croissance, donc des emplois. Internet est une source quotidienne d’innovations grâce au contenu ; or l’État a beaucoup de contenus à offrir. Deuxième atout pour le secteur privé : l’État procure une sécurité juridique en mettant en place des règles du jeu cohérentes (licences types, par exemple) et en clarifiant les responsabilités. Troisième atout : la visibilité économique est garantie par des grilles tarifaires homogènes et affichées. L’enjeu pour l’administration tient d’abord à son image : elle n’est plus seulement un centre de charges, mais également une source de création de valeur, de fabrication de savoir-faire et donc de richesse. Faire apparaître les actifs de l’État change son image de marque aussi bien en interne qu’à l’extérieur : en face des charges il y a des actifs. Leur gestion permet de proposer un meilleur service public aux Français, de mettre en valeur le travail des agents de l’administration et de les motiver. Le troisième enjeu est la dissémination du savoir-faire français dans le monde, qui témoigne de la vitalité, de la modernité et du dynamisme de la France. (1) Apie, www.minefi.gouv.fr/directions_services/apie.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard