Bulletins de l'Ilec

Au-delà de l'Europe et de l'euro - Numéro 401

01/06/2009

Entretien avec Philippe Moreau-Defarges, Institut français des relations internationales

La crise ravive les tensions économiques et des voix s’élèvent pour vanter les mérites du protectionnisme. Il ne serait plus un sujet tabou ? Philipe Moreau-Defarges : Toute crise porte en elle des demandes protectionnistes. Loin d’être tabou, le thème du protectionnisme est demeuré un temps au second plan, durant la phase de prospérité, quand la majorité des acteurs tirait profit de l’ouverture des échanges. Aujourd’hui, la rhétorique dominante tend à prouver que cette ouverture est bonne pour la prospérité économique, malgré la crise. Le protectionnisme revêt beaucoup de visages (barrières tarifaires et non tarifaires, quotas, contingentements, dévaluations compétitives, subventions, boycottage). Quelle serait selon-vous l’outil le plus efficace, et le plus pernicieux ? P. M.-D. : Aujourd’hui, bon nombre de mesures protectionnistes telles que les contingentements ou les doits de douane sont impossibles, jugées taboues. L’outil protectionniste le plus efficace, mais aussi le plus pernicieux, c’est l’outil caché, comme des réglementations de nature administrative, sanitaire. La réglementation Reach entre dans cette catégorie. Le protectionnisme ne peut pas se présenter à visage découvert, aussi les mesures doivent se justifier sous l’angle de l’intérêt général, protection de l’environnement, de la santé publique, etc. Le dumping, social ou écologique, forme de protectionnisme insidieux, est-il un effet pervers du libre-échange ? Y en a-t-il d’autres ? P. M.-D. : La notion de dumping ne correspond à rien. Les réglementations sociales, écologiques, ne peuvent pas être les mêmes dans des Etats qui n’ont pas le même niveau de développement économique. Dans un monde ouvert, chacun a ses avantages et ses handicaps. Les pays pauvres ont des réglementations sociales faibles, mais ils ont une productivité plus faible. Certains préconisent un « libéralisme protectionniste » à l’échelle européenne. Est-ce pertinent ? P. M.-D. : Non. Le « libéralisme protectionniste » concernerait une vaste union européenne à vingt-sept avec un marché libre à l’intérieur, mais se fermant sur l’extérieur. Première difficulté : les vingt-sept pays seront-ils d’accord ? Deuxième difficulté : l’Union européenne tire sa prospérité de ses échanges internes, certes, mais aussi externes. Les entreprises les plus dynamiques, l’automobile, l’aéronautique, le luxe, ne peuvent pas se contenter du seul marché européen, marché trop petit. C’est une dangereuse illusion. Cela pourrait-il prendre la forme d’un protectionnisme sectoriel ? P. M.-D. : Toutes les formules sont possibles. Reste que toute mesure protectionniste entraîne des mesures de rétorsion. Nos économies, très mondialisées, seront perdantes. La crise actuelle n’appelle-t-elle pas un gouvernement économique européen ? P. M.-D. : Absolument, mais ce n’est pas la crise actuelle qui l’appelle, mais l’évolution logique de la construction européenne, qui, sans le dire, se dirige vers une forme de fédération qui a besoin d’une structure gouvernementale centrale. Soulignons que le concept de gouvernement économique est absurde, car un gouvernement ne peut pas être seulement de nature économique, c’est une entité qui prend en charge la gestion d’un territoire. Le limiter à l’économie n’a aucun sens. Depuis le livre vert de 2006 les Instruments de défense de l’Europe dans une économie mondiale en mutation, quoi de nouveau à la Commission européenne comme propositions ? P. M.-D. : Rien de nouveau, car la Commission, singulièrement affaiblie, semble de plus très embarrassée. D’un côté, elle n’ignore pas qu’il faut proposer des mesures de défense commerciale pour montrer que nous ne sommes pas des naïfs, mais de l’autre elle craint à juste titre des mesures de représailles : prendre des mesures contre la Chine, et Carrefour souffrira.... L’Europe est-elle la « passoire » tant décriée par certains ? P. M.-D. : Non, car cette Europe vit de l’échange, sans lequel il n’est pas de prospérité durable. L’Europe est nécessairement une passoire, car elle doit être ouverte aux investissements, au tourisme, aux produits étrangers, pour, en retour, vendre ses produits. Elle est une plaque tournante, un carrefour d’échange, condition de la prospérité. La réciprocité de l’ouverture des marchés publics n’est-elle pas très théorique, des pays de l’OMC ne garantissant aucune possibilité d’accès aux entreprises européennes dans certains secteurs (eau, énergie, transports, cf. l’affaire Alstom-Bombardier au Québec, ou le train japonais). L’Europe ne devrait-elle pas être plus exigeante ? P. M.-D. : Il est vrai que les marchés publics permettent aux Etats d’être protectionnistes sans le dire. L’Europe doit donc être attentive à ce que les règles du jeu soient respectées, sans pour autant protéger ses marchés publics et entraîner des problèmes entre les Etats membres. Elle doit au contraire pousser à l’ouverture des marchés publics des autres Etats. Encore une fois, l’Europe doit rester dans une logique d’échange. Les partisans du protectionnisme avancent la menace d’une implosion de l’euro. Le temps des dévaluations compétitives est révolu et des pays souffrent de la contrainte des changes, dont la France, l’Espagne, l’Italie, et plus encore la Slovaquie, la Grèce et le Portugal. Pourrait-on sortir de l’euro ? P. M.-D. : Tout est toujours possible. On ne peut pas exclure le risque d’une implosion de l’euro. Mais dans ce cas, l’Europe est morte, et nous entrons dans le cercle vicieux de l’appauvrissement. L’implosion de l’euro implique le rétablissement des monnaies nationales, qui ne vaudront rien, ne seront que des monnaies de singe, excepté, peut-être, le Deutschemark. Le G-20 a déclaré la guerre au protectionnisme. Pour autant, le yuan est toujours sous-évalué, les Etats-Unis se protègent avec leur complexe militaro-industriel. De nombreuses exportations de l’UE sont taxées de 5 jusqu’à 400 % en Russie. Depuis le début de la crise financière, la Banque mondiale a recensé une cinquantaine de mesures protectionnistes, dont la fermeture du marché chinois au porc irlandais, au chocolat belge, aux œufs néerlandais et aux produits laitiers espagnols, le triplement de la taxe américaine sur le roquefort, la clause du buy american sur l’acier dans le plan de relance de l’administration Obama : le G-20 est-il un tigre de papier ? P. M.-D. : Le G-20, c’est un chantier qui va évoluer, avec au centre le processus de construction d’une gouvernance de l’économie mondiale. Les problèmes sont gigantesques et rien ne peut être réglé du jour au lendemain. Une structure de concertation comme le G-20 est forcément faible par nature, elle cherche des consensus, mais elle n’a pas de réel pouvoir. Face à la mondialisation, synonyme pour certains de dérégulation, de désindustrialisation, de désagrégation, une autre voie serait celle de la création de plusieurs unions économiques régionales ? Doit-on, comme le suggère Jean-Luc Gréau, « compartimenter le monde pour le stabiliser » ? P. M.-D. : Les organisations régionales, en soi, sont une bonne chose, mais doivent-elles être fermées ou ouvertes ? Ouvertes, bien sûr, car si elles sont fermées, elles sont dans une logique d’appauvrissement, de régression économique, comme durant les années 1930. La stabilisation du monde repose sur les échanges. Comment maintenir un ordre économique intégré, si les États, sans l’appui desquels la coopération internationale est impossible, ne sont pas soutenus par leurs populations, en faveur d’une économie mondiale ouverte (le référendum de 2005) ? P. M.-D. : Qu’est-ce que l’Etat, aujourd’hui ? C’est un rouage du système international qui fait le lien entre les règles de ce système et une population, l’interface entre une législation mondiale de plus en plus abondante et une population qu’il faut convaincre. Aussi, l’une des responsabilités des Etats est d’expliquer la mondialisation à leurs populations, ses avantages, ses difficultés, ses défis. Soit les populations se renferment sur elles-mêmes pour tendre vers la pauvreté (Cuba, Corée du Nord), soit elles acceptent l’ouverture, mais celle-ci a un certain prix. Le temps de l’économie ne coïncide pas toujours avec le temps social… P. M.-D. : En effet, la mondialisation fait des perdants, et le défi est de gérer au mieux les écarts entre le temps économique et le temps social. Faut-il, comme le recommandent les Chinois, banquiers du monde, une nouvelle monnaie de réserve internationale ? P. M.-D. : Peut-être. Une monnaie ne se décrète pas. Deux hypothèses se présentent. L’une est que le dollar est remplacé par une autre monnaie. Mais laquelle ? L’euro est certes une belle monnaie, mais l’Europe n’est pas aujourd’hui une zone très dynamique. Aussi l’euro ne peut-il être une monnaie de réserve. L’autre hypothèse serait de créer une monnaie authentiquement internationale, émise par une banque mondiale. On en est loin. Au reste, qu’est-ce que la monnaie exactement ? Se réduit-elle aux monnaies officielles ? Commençons d’abord par mieux gérer les masses énormes de crédit en circulation. La France est de tous les grands pays développés celui dont le taux de pénétration des importations de pays à bas salaires est le plus faible (11 % ). Ses véritables concurrents ne sont-ils pas plus les Allemands que les Chinois ? Un exportateur français aurait huit « chances » sur dix d’affronter un concurrent allemand vendant le même produit sur le même marché… P. M.-D. : C’est le grand problème français que celui de l’inadaptation de son appareil de production. Mais n’oublions pas qu’aujourd’hui l’Allemagne souffre aussi. L’Union européenne, c’est comme les vieilles familles dotées d’un bel héritage, d’une bonne éducation mais entourées de parvenus, la Chine, l’Inde, le Brésil... Les parvenus sont toujours plus forts que les vieilles familles ! Que pensez-vous de la thèse de Harold Sirkin, James Hemerling et Arindam Bhattacharya, consultants au Boston Consulting Group, baptisée « Globality », selon laquelle nous entrons dans une ère où nous serons en concurrence avec tous, pour tout et partout ? P. M.-D. : C’est vrai. La compétition est désormais globale, l’étudiant français est en concurrence avec l’étudiant chinois. Et cette compétition concerne tous les secteurs. Elle est donc globale géographiquement et sectoriellement. Nous sommes dans une formidable mondialisation de la concurrence, et nous n’avons pas trouvé d’autres moyens pour mieux servir l’humanité. Aussi, pour reprendre la phrase de Jean Bodin, il n’est de richesse que d’hommes, qualifiés et adaptables.

Propos recueillis par J. W.-A

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