Une génération "virturéelle" qui sait prendre ses marques - Numéro 402
01/07/2009
L’esprit de Mai 68 serait derrière nous, les 15-25 ans partageraient les mêmes valeurs que leurs aînés, sur le plan du travail, de la famille... Comment expliquer ce relatif conservatisme ? Joël-Yves Le Bigot : Il est absolument faux de prétendre que les jeunes ont les mêmes valeurs que leurs aînés, car ils sont bien placés pour savoir que les opinions – sur le travail, sur la famille… – n’ont plus aucun sens ! Elles étiquettent, classent, opposent et nuisent au vivre ensemble, alors que les attitudes et les comportements permettent de comprendre – ouverture, empathie – et de coopérer, pour éventuellement faire ensemble. Par définition, un jeune ne peut pas être conservateur, car il n’a rien à défendre et tout à conquérir : le conservatisme est l’apanage des adultes, qui se placent souvent dans la situation de défense de leur statut, voire de leurs privilèges. La génération des 15-25 est celle d’Internet, de la technologie, les réseaux sociaux, l’échange. Quelles sont les conséquences sur leurs comportements et leur mode de socialisation ? J.-Y. Le B. : On assiste à un bouleversement, dans la mesure où Internet a déjà répondu à la plupart de leurs attentes non satisfaites, par rapport à l’environnement d’échange et de socialisation classique. De plus le renouvellement permanent des techniques leur permet d’être encore plus exigeants pour demain : le défi est donc réciproque et permanent. Le mode de socialisation des jeunes – le « virturéel » – est déjà différent de celui de leurs aînés, et l’écart ne fera que s’accroître. Les jeunes continuent, chaque fois qu’ils le peuvent, à fonctionner en « cumulatif » ; en assumant la part de rêve de leur enfance tout en cherchant à s’équiper face aux aléas de la société qu’on leur propose. Les jeunes ont-ils besoin de consommer de manière ostentatoire ? Le font-ils de la même manière que leurs ainés ? J.-Y. Le B. : Les jeunes ne consomment pas de façon ostentatoire – par référence aux autres –, mais avec une dynamique aspirationnelle – pour maîtriser demain –, à l’opposé de leurs aînés. Ils ont d’autant plus besoin de se construire une vision du monde qui leur permette de se mettre en mouvement que les propositions traditionnelles des adultes (philosophiques, politiques, sociales, culturelles, environnementales, économiques) leur paraissent dépassées et illusoires. N’oublions pas non plus que s’ils attachent autant d’importance à la consommation, c’est que la société française leur refuse le droit d’être producteurs (plus on a été formé récemment, plus il est difficile de trouver un emploi), et même l’autonomie par rapport à la famille. Les marques doivent-elles changer leur discours, auprès de jeunes dont l’univers quotidien est celui de la crise ? J.-Y. Le B. : Sans le moindre doute, et c’est une formidable opportunité de rajeunissement pour les marques. Il leur faut éviter absolument de jouer les réalistes en « entrant dans le jeu de la crise ». Leur vraie chance est de croire en l’avenir, pour renouveler leurs modèles, en aidant ceux qui l’incarnent le mieux (les jeunes) : « montrer la lune et proposer de bons plans » ! C’est en élargissant le champ des possibles qu’elles poseront les bases d’un partenariat efficace et pérenne avec leur public jeune. Les jeunes attendent-ils quelque chose des marques, différent de ce qu’attendent leurs aînés ? J.-Y. Le B. : Assurément. Pour les aînés, l’attirance pour les marques correspond à l’acquisition d’un statut et à l’affirmation de privilèges dont ne jouirait pas le vulgum pecus. Elle entraîne bien souvent des jugements de valeur sur les objets, voire les personnes qui les apprécient. Chez les jeunes, le rapport à la marque se traduit par une dynamique évolutive en parallèle avec la construction d’une identité ; de la « marque d’insertion » de la fin de la scolarité primaire et surtout des « années collège » – la marque du groupe – à la « marque de personnalisation » des années lycée et toute la période de « l’adulescence ». Le partenariat jeune-marque correspond à un parcours identitaire d’autonomisation responsable ; il est donc à la fois beaucoup plus authentique et plus pérenne. Si la marque commerciale a accompagné leur cheminement vers l’âge adulte, la marque employeur doit prendre le relais, avec des propositions nouvelles et cohérentes : leur permettre de successivement rêver leur vie et vivre leurs rêves, avec le plus d’ambition et de mobilisation possible. Puisqu’ils sont l’avenir des adultes, ceux-ci devraient se soucier d’être leur force. La génération numérique va-t-elle durablement changer la manière de faire du marketing ? J.-Y. Le B. : Certainement, mais ce n’est pas l’aspect physique – la génération pouce – qui est en question, mais le fait de savoir être connecté. Les jeunes sont très sensibles à toutes les propositions de dialogue que leur font les « marques jeunes » ; les canaux pour s’adresser à eux, les propositions qui leur sont faites… Le partenariat entre consommateur jeune et marque doit être construit dans la durée (difficile à maîtriser de nos jours, compte tenu à la fois de l’évolution de l’enfance à « l’adultité » et des transformations permanentes du monde dans lequel ils vivent), beaucoup plus que dans l’espace. Le marketing de demain ne consistera plus à répondre aux attentes mais à réinventer – voire à réenchanter – le monde ! Comment concilier la culture de l’immédiateté, l’absence d’espoir dans l’avenir et l’engagement dans une entreprise ? J.-Y. Le B. : En fait, c’est l’absence de confiance dans les éducateurs professionnels adultes – parents, enseignants, moniteurs culturels ou sportifs, journalistes, employeurs publics ou privés, responsables politiques, syndicaux – qui les rend réalistes pour l’avenir. Les jeunes sont surtout pessimistes pour leur copains et toujours plus optimistes pour eux-mêmes ; du coup ils ne croient qu’à ce qu’ils obtiennent maintenant. Il est spécieux de dire qu’ils sont désespérés. La grande majorité reste structurellement disponible pour un engagement dans une vraie « cause projective », et un accomplissement professionnel équilibré (pas au détriment de tout ! ) peut en constituer une. Plus que leurs aînés, les jeunes sont profondément dans une double recherche : donner du sens à leur vie future et disposer d’une appartenance à un réseau garantissant partage et solidarité. Aussi bien l’administration que l’entreprise privée devraient vouloir et savoir répondre à ces attentes. Comment définir le concept de marque employeur ? Quels sont ses enjeux ? J.-Y. Le B. : La « marque employeur » doit proposer à ses jeunes collaborateurs la même perspective dynamique que la marque commerciale : d’une part une vision du monde et une matrice d’appropriation de l’avenir (pour le recrutement), d’autre part un « coaching de partenariat » permanent (accompagnement, voire fidélisation). Cela vaut autant pour les employeurs publics et pour le privé. L’entreprise doit répondre à une charte comportant trois piliers de la confiance : confiance en soi, confiance en demain et confiance en les autres, sur lesquels se construit aujourd’hui un adulte responsable : la finalité de l’entreprise ou de l’administration, sa contribution actuelle au monde qui nous entoure, ses ambitions pour demain ; les valeurs, règles éthiques, morales, environnementales, qui encadrent l’action ; la gestion du capital humain (au-delà des ressources humaines), objectifs fonctionnels, d’apprentissage et d’insertion, mode d’évaluation des performances, stratégies d’optimisation durable… L’enjeu est de rendre caduc le constat que nous avons fait dans J’embauche un jeune en 2006 : « En France il n’y a pas de travail pour les jeunes (le taux de chômage des 18-25 ans est 2,5 fois supérieur à celui des 18-60 ans) mais pas non plus de jeunes pour un travail dans l’hôtellerie-restauration, le BTP, les transports… » On n’y arrivera que si l’on casse la course au diplôme pour le statut et les privilèges – réels ou supposés – qu’il est sensé garantir à vie. Il faut valoriser l’accomplissement professionnel à travers le métier, la découverte (mobilité…) et le perfectionnement (formation permanente ) ; c’est à cela que devra s’attacher la marque employeur. Dans un précédent Bulletin de l’Ilec1, nous étions nombreux à dénoncer le scandale français de l’utilisation de la jeunesse comme variable d’ajustement du marché de l’emploi. Si tous les gros employeurs de jeunes (aucun secteur ne peut se considérer comme protégé contre l’absence de candidats ou l’infidélité des jeunes collaborateurs) pratiquaient une stratégie de marque employeur, l’orientation positive fonctionnerait bien, les élèves choisiraient leurs études en fonction des débouchés réels mais aussi de leurs goûts et aspirations raisonnés, comme des compétences démontrées. A ce supplément de citoyenneté s’ajouterait une économie d’erreurs de recrutement, et de coût d’accueil et de formation non récupérables, puisqu’aujourd’hui plus de 60 % des jeunes abandonnent leur premier emploi avant deux ans. Les erreurs à éviter sont facilement identifiables pour les entreprises : il s’agit exactement des mêmes que l’on peut commettre avec les marques commerciales : proposer la même chose que les concurrents, faire des promesses mensongères, privilégier le court terme… Les responsables du marketing pourraient utilement conseiller leurs collègues des ressources humaines pour dialoguer efficacement et durablement avec les jeunes, et pas simplement communiquer en leur direction. Que donneriez-vous comme exemples de marques employeurs ? J.-Y. Le B. : Sans hésitation, je dirais que les meilleurs exemples sont McDonald’s pour le privé et l’armée de terre pour l’administration, même si elles sont injustement brocardées par une bonne partie de la classe dirigeante en France, car elles ont une stratégie à long terme parfaitement claire et elles ont réussi à mobiliser les jeunes : non seulement en en insérant efficacement des milliers chaque année, mais aussi en suscitant un certain intérêt pour l’épanouissement professionnel chez beaucoup d’autres. 1. Bulletin de l’Ilec n° 388, mars 2008, téléchargeable depuis le site www.ilec.asso.fr.
propos reccueillis par Jean Watin-Augouard