L’étroitesse du sablier - Numéro 406
01/12/2009
Qu’entendez-vous par « cœur de marché » ? Nicolas Riou : Sur tous les marchés, il y a des positionnements de niche et des positionnements qui correspondent aux attentes centrales des consommateurs. Des produits de bonne qualité, qui doivent rester à un prix raisonnable. Il ne s’agit d’opter ni pour des positionnements premium, ni pour des positionnements bas prix, mais de se maintenir là où le gros des volumes du marché devrait se faire. On constate actuellement un effritement des volumes cœur de marché, au profit de positionnements en prix plus agressifs ou de positionnements premium. Un modèle en sablier en quelque sorte. Quelle est la pertinence de la segmentation du concept de marque ? Faut-il se contenter de distinguer marques et MDD, grandes marques nationales et marques régionales, petites marques nationales, etc., par opposition à des MDD elles-mêmes différenciées ? Quelles marques non-MDD ont le plus pâti de l’essor de celles-ci ? N. R. : La segmentation est pertinente tant qu’elle est lisible par les consommateurs et correspond à une logique de marché. C’est l’hypersegmentation qui pose problème, car elle brouille la lisibilité du marché, et donne le sentiment aux consommateurs que les marques leurs proposent des choses qui ne servent à rien, si ce n’est à les faire payer toujours un peu plus cher. L’hypermarketing est en train de tuer le marketing. Quand on lance 450 parfums par an, on peut parler de fuite en avant. Pour exister dans l’esprit du consommateur, il faut lancer ! Pourtant, le résultat est contreproductif, le consommateur est perdu, il reporte ses choix sur les cinq ou six meilleures ventes du marché, celles avec lesquelles il est sûr de ne pas se tromper. Les grandes marques se tournent donc vers leur histoire, leur culture, leur ADN, comme c’est le cas chez Dior, où l’on ressort un visuel d’Alain Delon datant de 1966 pour Eau sauvage. 1966 était d’ailleurs l’année du lancement du parfum. Des marques auraient-elles abandonné leur cœur de marché ? Ou en auraient-elles été évincées, et depuis quand ? N. R. : Trop de marques ont misé sur la montée en gamme, appuyée sur le développement d’innovations coûteuses. Elles ont perdu de vue leur cœur de marché, c’est-à-dire le prix raisonnable pour un produit de qualité. Elles se sont progressivement déconnectées de leurs consommateurs, qui ne le leur ont pas trop fait sentir jusqu’à ce que la crise contracte leur pouvoir d’achat. Aujourd’hui, les consommateurs sont entrés dans une économie de calcul : ils arbitrent entre gratuité, achat d’occasion sur Internet, marchandage… Ils en ont perdu la notion du prix. Les marques doivent apprendre à agir sur des marchés où il n’y a plus de prix. Pour quelles raisons auraient-elles abandonné leur cœur de marché ? N. R. : Ces phénomènes de rupture du marketing avec la réalité du marché sont paradoxalement assez fréquents. On a déjà vu cela dans les années 2000 à 2003, alors que tous les grands groupes ont sacrifié de nombreuses marques locales sur l’autel de la globalisation, avant de se rendre compte que les marques à un milliard de dollars ne suffisaient pas à compenser la perte de courant d’affaires des petites marques, qui par ailleurs manquaient aux consommateurs, car ils y étaient attachés. Dans les années 80, le professeur de Harvard Theodore Levitt qualifiait déjà cela de « myopie marketing » : des marketeurs focalisés sur leur produit qui oublient de voir tous les changements autour, dans les attentes des consommateurs, dans le changement technique qui redéfinit les marchés… Il faut prendre du recul pour comprendre comment l’expérience de consommation s’inscrit dans un scénario de vie et déceler les principaux signaux qui guident le marché. La notion de « cœur de marché » a-t-elle un sens pour les consommateurs ? N. R. : En elle-même, non. Ils voient simplement des offres et des prix, sans se demander si c’est cœur ou pas cœur de marché. Intuitivement, en revanche, leur maturité mercatique fait qu’ils décodent les offres trop chères, ou les innovations gadgets, et s’en détournent. Comment expliquer l’indifférence croissante des consommateurs aux marques (59 % selon TNS Sofrès). De quel type de marques les consommateurs arrivent-ils à se passer ? N. R. : Il y a un désenchantement vis-à-vis de la société de consommation. Souvenons-nous : dans les années 60, les marques apportaient une forte valeur ajoutée ; elles facilitaient la vie, agrémentaient le quotidien… Aujourd’hui, à de rares exceptions près comme l’iPhone, elles ont perdu les clés de la génération du désir. Et il en faut, du désir, pour acheter un sac Vuitton ou un iPod, alors qu’il y a de très bons baladeurs MP3 beaucoup moins chers. Quand le désir n’est plus là, la machine s’enraye, les prix paraissent trop élevés. Il ne faut pas oublier que dans le vocabulaire du consommateur le mot « marketing » est plutôt négatif et péjoratif. Il est associé à manipulation, création de besoins factices… Or nous sommes entrés dans une phase d’hypermarketing où les consommateurs ont perdu de vue le sens des produits qu’ils consomment : à quel besoin cela répond, quel type de bénéfice cela leur procure… Aujourd’hui, chaque consommateur arbitre selon son degré d’implication dans les marchés et de multiples raisons personnelles. Il va garder un attachement à la marque sur une partie des marchés et consacrera ses achats à des non-marques sur d’autres marchés. Chacun panache à sa façon, selon des critères qui lui sont propres. Depuis quand observe-t-on une prise de distance des consommateurs vis-à-vis des marques dans les produits de grande consommation ? N. R. : Depuis la première crise des marques de 2004. Les grandes multinationales ont tellement réduit leurs portefeuilles de marques qu’elles se sont éloignées des attentes et de la culture locale de leurs consommateurs. J’avais rencontré Jim Stengel, le patron marketing monde de P&G, qui m’avait alors dit : « We were guilty of simplifying. » Le consommateur universel s’est avéré un mirage coûteux. Dans les produits de grande consommation, la marque est-elle encore un facteur de réassurance utile, comme elle l’est pour les produits technologiques ? Ou sa seule différence est-elle statutaire ? N. R. : La notion de statut me semble moins centrale sur le marché des PGC que sur d’autres marchés comme l’automobile ou le luxe. Il s’agit d’un marché où la marque est effectivement avant tout un facteur de réassurance, une caution de qualité et de performance du produit face à un besoin, dans le plaisir qu’on a à le consommer. Il ne faut pas se tromper d’échelle et penser, en observant certains succès comme Special K, qu’une marque de grande consommation est un facteur de réalisation de soi, un vecteur d’identité. Ces critères peuvent intervenir, mais ils sont secondaires. Les marques qui auraient perdu leur cœur de marché doivent-elles le reconquérir, quitte à réinvestir l’entrée de gamme, ou choisir la « prémiumisation » ? N. R. : L’Oréal a annoncé cette année le lancement de produits premiers prix. Il en va de même pour Danone, qui a relancé le format Danette 500 grammes et lancé l’Ecopack. Ou de Nestlé avec les « PPP ». Les grandes marques tentent d’enrayer la baisse de leurs volumes en proposant des offres correspondant à un pouvoir d’achat restreint en temps de crise. C’est indispensable pour rester connecté avec les consommateurs et les rattraper quand la crise sera passée. Mais c’est aussi un risque. Il faut en parallèle continuer à créer de la valeur par de l’innovation qui parle aux consommateurs. Quelle nouvelle approche doit adopter le marketing de la marque ? N. R. : Le marketing de la marque doit créer de la valeur immatérielle. Façonner les imaginaires qui créent le désir. Il doit aussi se réinitialiser, c’est-à-dire faire preuve d’audace, prendre des risques pour se réinventer. Le marketing de la « part de cerveau disponible », fondé sur la répétition et la persuasion, a fait son temps. Il faut prendre en compte la nouvelle panoplie du marketeur : contenu de marque, cocréation, dialogue avec les consommateurs, engagement dans la marque, relation, création de communautés… Nombreux sont les champs à défricher. Le marketing est darwiniste. Il n’y a pas de temps à perdre. Dans dix ans, les dix marques les plus populaires ne seront pas les mêmes qu’aujourd’hui. Qui, de la marque nationale ou de la MDD (et MDD premier prix) va créer demain les marchés de masse ? N. R. : Sur certains marchés, les MDD et premiers prix dépassent déjà 50 % du courant d’affaires. Cela dépend du degré d’implication et de la capacité des marques à créer de la valeur et à relever les défis que leur pose le changement d’environnement (changement technique, montée en puissance du consommateur vert, du consommateur actif en lieu et place du consommateur passif sur lequel s’est fondé le marketing de masse). Les marques doivent comprendre la mutation qui affecte le marketing. Celles qui s’en sortent sont celles qui offrent de nouveaux bénéfices aux consommateurs. En incarnant l’envie et le plaisir de consommer, les marques nationales devraient garder la main. Mais il faut qu’elles abandonnent l’hypermarketing, reviennent à un marketing du sens et proposent des innovations justifiées fondées sur des aperçus pertinents du comportement des consommateurs.
Propos recueillis par J. W.-A.