Bulletins de l'Ilec

De la culture passive à la culture expressive ? - Numéro 407

01/02/2010

Entretien avec Rémy Sansaloni, responsable d’études au département « planning stratégique » de TNS Sofres

Le numérique ouvre une ère où domineront des pratiques de cocréation et émergeront des formes nouvelles de socialisation. Entretien avec Rémy Sansaloni, responsable d’études au département « planning stratégique » de TNS Sofres L’essor du numérique sous toutes ses formes a-t-il favorisé une diffusion plus large et une plus grande consommation de certains champs de la culture (presse, livres, programmes audiovisuels…) ? Rémy Sansaloni : Le numérique a favorisé la naissance d’une nouvelle forme de culture, que la sociologue Laurence Allard a appelée « culture expressive ». Il a accéléré le mouvement d’appropriation de la culture par les internautes, qui sont devenus coproducteurs, cocréateurs de la culture. Celle-ci est de moins en moins verticale et de plus en plus horizontale. Wikipédia ou Agoravox sont des exemples de cette nouvelle fabrication de la culture et de l’information, toutes deux plus participantes et collectives. Autre exemple : le lancement de l’iPad d’Apple. Le monde de la presse fonde un grand espoir de redynamisation sur son arrivée, car il va permettre un nouveau mode de lecture, qui pourrait relancer le marché. Que cette idée relève de l’utopie ou non, elle montre que nous sommes de moins en moins dans une logique de cannibalisation, de plus en plus dans une stratégie de complémentarité. Le numérique a-t-il créé de nouveaux champs culturels ? R. S. : Les blogs, les sites sociaux, voire les jeux vidéo en ligne sont devenus, pour partie d’entre eux, à la fois de nouveaux champs d’expression de la culture et un nouveau type de culture. Des travaux sociologiques ont montré que les « métavers »1 ou les jeux dits sérieux2 étaient porteurs d’une culture virtuelle et d’un processus de socialisation, autour de simulations sociétales ou politiques. Nicolas Auray3 va jusqu’à affirmer qu’ils constituent un « apprentissage de la citoyenneté ». D’autres chercheurs, comme Vincent Berry4, font valoir que cette cyberculture se définit avant tout par les termes collaboration et participation, selon une logique de « coconstruction collective voire de coopération entre des utilisateurs – souvent experts – et des éditeurs de logiciels de jeux ». La comptabilité nationale recense à part « loisirs » et « communication » : cette séparation est-elle encore pertinente à l’heure du numérique? R. S. : Si la séparation garde tout son sens d’un point de vue comptable et statistique, elle le perd d’un point de vue plus sociologique. On pourrait peut-être opérer une distinction entre l’acquisition des outils de communication et l’usage, mesuré par le coût de l’abonnement. Demeure la nécessité de préserver une démarcation, car l’utilisation n’est pas réductible à la sphère strictement culturelle ou de loisir, à moins d’intégrer l’échange de courriels et de messages oraux à la culture ou aux loisirs, ce qui serait trop extensif. Faisons confiance aux statisticiens pour trouver une solution pertinente. Car, assurément, il conviendrait de se doter d’outils statistiques adéquats à la réalité numérique. Comment évolue la demande de produits culturels ou facilitant l’accès à la culture (livres, journaux, jeux vidéo, dvd, télévisions, ordinateurs…) ? R. S. : Côté demande, quelques produits sont en croissance : le livre électronique, particulièrement aux Etats-Unis (en France, le produit ne convainc pas encore les lecteurs, sans doute parce qu’il est actuellement trop cher) ; les jeux vidéo, qui pulvérisent les records dans les versions « 3D » ou « Wii » ; le DVD, en forte expansion dans le format Blu-ray grâce à la console de jeu PSP de Sony ; les ordinateurs, qui progressent fortement dans leurs déclinaisons miniportables ; les téléviseurs, qui intégrent de plus en plus de haute technologie (2010 verra l’arrivée des écrans « 3D »)… Le numérique est incontournable, pour autant que le prix reste compétitif. Les dépenses nouvelles associées au numérique conduisent-elles à un arbitrage parmi les dépenses traditionnelles ? R. S. : A la stagnation relative du pouvoir d’achat, ou à un pouvoir d’achat perçu comme orienté à la baisse, se sont ajoutées une augmentation du poids des dépenses contraintes (logement, transports…) et une hausse de l’épargne de précaution. La crise suscite une crainte de perte d’emploi et des arbitrages favorables à l’épargne. En conséquence, les consommateurs sont conduits à plus d’arbitrages budgétaires. Dans le contexte de la multiplication des produits culturels, ils opèrent des arbitrages de plus en plus drastiques. Ces arbitrages sont cependant profondément marqués du sceau des choix de vie : un individu qui aime manger sacrifie des postes habillement ou loisirs, sans diminuer le poste alimentation. Les jeunes de la génération « digitale » liée aux technologies de l’information et de la communication choisissent de délaisser les postes alimentation ou vacances… Dans le domaine des biens culturels, certains, qui se recrutent plutôt chez les femmes de plus de cinquante ans, réduisent leurs dépenses en communication afin de conserver des abonnements de presse ou l’achat de livres. Les jeunes limitent les achats de revues ou de livres au profit du mobile et d’Internet… La dématérialisation de l’offre (musique, cinéma) a entraîné une chute des ventes de CD et DVD, obligeant des enseignes à fermer des magasins (Fnac Bastille) ou à modifier l’offre. Cette dématérialisation a-t-elle une limite ? R. S. : Sur un plan technique, la dématérialisation de l’offre culturelle n’a pas de limite. Elle en a une, en revanche, du côté du modèle économique, et de l’attachement, pérenne, des consommateurs à la matérialité de certains biens, le livre par exemple. En dépit de l’extension du champ de l’écrit et de l’image à d’autres supports, le livre dans sa forme papier n’est pas mort. Ce qui change, c’est moins le nombre de lecteurs que celui de gros lecteurs (plus de dix livres par an). Les Français continuent d’aller au cinéma, le succès du film Avatar montre qu’une technique 3D, loin du film traditionnel, peut générer un flux important de spectateurs dans les salles obscures, même parmi les plus jeunes. La question n’est donc pas celle de la numérisation de l’offre culturelle, qui correspond à une évolution technique naturelle, comme le passage au parlant ou au Technicolor l’a été pour le cinéma, comme l’imprimerie l’a été pour le livre. Elle réside dans sa commercialisation, en particulier la question de la gratuité. Y a-t-il eu, dans les autres secteurs que celui des biens culturels, des changements de modes de consommation induits par les nouvelles pratiques culturelles liées au numérique ? R. S. : L’un des autres segments de marché assez nettement affecté par l’essor des technologies de l’information et du numérique est sans doute celui de l’automobile, particulièrement de l’électronique embarquée, avec les produits destinés à la navigation géolocalisée, le Bluetooth et les autres outils de communication mobile, les écrans de visionnage ou encore les instruments de sécurité dynamique. Que représentent, par rapport au marché traditionnel de la grande consommation (alimentaire, hygiène, entretien, bazar…), les nouveaux produits de grande consommation liés au numérique ? R. S. : Selon les chiffres de l’Insee, produits avec un certain décalage, en 2008 les achats des ménages français en technologie de l’information et de la communication sont restés dynamiques, mais moins qu’en 2007 (hausse de 6,9 % au lieu de 14,4 %). Ils ont cependant contribué pour un tiers à la croissance de la dépense totale des ménages (un quart en 2007), pour un poids relatif de 4,3 % (14,4 % pour l’alimentation à domicile hors boissons, 5,4 % pour l’habillement...). Le numérique précipite-t-il une segmentation générationnelle de la culture (notamment entre les jeunes et les autres) ? Crée-t-il une nouvelle fracture sociale, ou, au contraire réduit-il les segmentations de classes (de revenu, de niveau scolaire, etc.) ? R. S. : Les études portant sur cette question montrent une certaine pérennité de la fracture générationnelle, caractérisée par un usage plus ludique des technologies de l’information et de la communication par les jeunes générations et plus utilitaire par les plus âgées. Cette fracture s’observe également en termes de taux de pénétration, mais il y a ici certainement un effet de cohorte, dans la mesure où les générations âgées d’aujourd’hui ont découvert assez récemment ce type d’outils. Il y a fort à parier que les générations plus récentes garderont un fort taux d’usage des technologies de l’information et de la communication avec la montée en âge. La rapidité d’appropriation par les jeunes baby-boomers laisse supposer que la fracture générationnelle va se résorber dans les dix ans qui viennent. La fracture sociale est plus marquée dans l’accès à l’internet à haut débit que dans le taux d’équipement en téléphone mobile. Les conditions de vie et de revenus sont encore prégnantes en termes de niveau et de qualité d’équipement, essentiellement à cause des prix de vente. Le téléphone multifonction et le multi-équipement en ordinateur sont davantage présents dans les catégories socioprofessionnelles supérieures que dans les foyers modestes. Pour autant, compte tenu de l’effet de mode et d’addiction, la fracture, sur ce marché, n’est pas aussi mécaniquement corrélée au niveau de revenu qu’elle peut l’être avec d’autres types de biens durables ou semi-durables. Alors qu’avec l’internet les marques deviennent des médias (notion de « contenu de marque »), la création par elles de programmes d’information ou de divertissement élargit-elle réellement les choix culturels des consommateurs ? Les marques sortent-elles de leur rôle ? R. S. : La question de l’intégration des marques dans le développement des cultures numériques renvoie à deux problématiques : celle de leur territoire de compétence et celle de leur périmètre de crédibilité. Prenons par exemple le lancement d’un « jeu sérieux » par L’Oréal : quel est le crédit d’un poids lourd de la cosmétique dans le domaine des jeux vidéo ? A l’évidence, il n’en a aucun. Son objectif n’est d’ailleurs pas là, il s’agit pour lui de séduire la génération Y (fin des années 1970 au milieu des années 1990). Il ne faut voir là qu’un outil de communication parmi d’autres. En aucune façon, cette stratégie n’élargit les choix culturels des consommateurs. Les annonceurs sont dans un processus de séduction. Reste à savoir si cela fonctionne réellement. Il n’est pas certain que les habitués des jeux en ligne y croient vraiment. Des études ont montré que les adeptes des jeux en ligne étaient plutôt réticents à la multiplication des publicités, jugées intrusives. La frontière est ténue. Si les consommateurs jugent que les marques sortent de leur territoire, l’effet peut s’avérer très négatif. Dans ce domaine, l’honnêteté et la clarté d’exposition du message est déterminante. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Ou méta-univers, mondes créés par un programme informatique et hébergeant une communauté d’utilisateurs qui y agissent non sous leur identité civile mais comme avatars. 2. Les jeux sérieux sont des applications qui associent à une intention commerciale, éducative, sanitaire ou idéologique des moyens ludiques dérivés des jeux vidéo. Leur diffusion suit les techniques du marketing viral. 3. Maître de conférences à l’Ecole nationale supérieure. 4. Thèse de doctorat en sciences de l’éducation : les Cadres de l’expérience virtuelle : jouer, vivre et apprendre dans un monde virtuel, université Paris-XIII, 2009.

Propos recueillis par J. W.-A.

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