Vers un tout culturel - Numéro 407
01/02/2010
Le numérique permet l’éclosion de nouvelles formes de culture. Pour autant, il n’atténue pas les inégalités, sur le plan générationnel comme sur celui des usages. Entretien avec Gérard Mermet, Francoscopie L’essor du numérique sous toutes ses formes a-t-il favorisé une diffusion plus large, une plus grande consommation, de certains champs de la culture ? Gérard Mermet : Le numérique a transformé la plupart des pratiques culturelles. L’écoute de la musique a connu un développement inédit, grâce aux lecteurs MP3 (lecteurs seuls ou intégrés au téléphone mobile) et au téléchargement, d’abord illégal, puis complété par l’achat à l’unité sur des sites voués à cet effet. Mais les achats de disques compacts vidéos et musicaux se sont effondrés. Les loisirs audiovisuels sont de plus en plus consommés à la carte, à des moments et sur des supports choisis par les consommateurs, grâce aux enregistrements, téléchargements, systèmes de télévision de rattrapage ou de vidéo à la demande. La décrue de la lecture de la presse papier s’est accélérée, notamment dans la presse quotidienne : on ne comptait plus que 69 % de lecteurs en 2008 au lieu de 73 % en 1997. Pourtant les sites gratuits des grands titres de la presse attirent de plus en plus de visiteurs. Le livre est aussi affecté : seuls 70 % des Français en ont lu au moins un au cours des douze derniers mois, alors qu’ils étaient 74 % en 1997. Il faut cependant observer que certaines pratiques classiques connaissent un réel engouement, comme la fréquentation des musées (55 millions de visiteurs en 2008), celle des spectacles vivants ou l’ensemble des pratiques culturelles en amateur. Il en va de même du cinéma en salles, qui a réalisé environ deux cents millions d’entrées en 2009. En a-t-il créé de nouveaux ? G. M. : Les usages de l’ordinateur et d’internet ont ouvert de nouveaux champs culturels. L’accès à l’information a connu une révolution avec les moteurs de recherche, la multiplication des informations recensées et des sites de toute nature. La participation a elle aussi été considérablement favorisée, grâce à l’interactivité propre à la Toile. Chacun peut s’exprimer sur les forums et les blogs, être non seulement consommateur, mais aussi créateur et diffuseur de contenus. La culture passive est en perte de vitesse : le temps passé devant la télévision a diminué, à vingt et une heures par semaine, au profit des nouveaux écrans (ordinateur, DVD, jeu vidéo), qui captent aujourd’hui onze heures du temps hebdomadaire des Français. Que classe-t-on dans la consommation culturelle ? Où affecter l’ordinateur ? G. M. : Éternelle question ! Le débat est difficile à trancher entre les tenants de la culture majuscule, qui repose sur une conception élitiste, et la culture minuscule, pour laquelle tout est culture, de la peinture au tag en passant par la photo amateur, la cuisine ou les jeux de société. Le plus simple est sans doute de se réfugier dans la nomenclature de l’Insee et du ministère de la Culture, principaux fournisseurs de données sur les pratiques. On recense cinq grandes catégories, qui couvrent un large spectre : les équipements audiovisuels et leurs usages ; les sorties, spectacles, loisirs, vacances ; les pratiques des médias (radio, télévision, internet…) ; la fréquentation des équipements collectifs ; les pratiques culturelles en amateur. L’ordinateur n’est qu’un mode d’accès transversal à ces diverses composantes culturelles. Les dépenses en internet, MP3, abonnements aux chaînes privées, jeux vidéo, etc. conduisent-elles à des arbitrages parmi les dépenses traditionnelles ? G. M. : L’arbitrage est permanent et il s’accélère. Les Français choisissent, parmi les nombreuses possibilités qui leur sont offertes en matière de culture et de loisir, celles dont ils pensent qu’elles leur apporteront le meilleur rapport entre temps passé, argent dépensé et satisfaction obtenue. Même si, mathématiquement, c’est le gratuit qui est optimal (car le ratio entre plaisir et dépense est infini), ils sont prêts à dépenser une partie grandissante de leur budget en biens d’équipement numériques et en abonnements à des services. Il y a en effet une dimension magique dans les usages des technologies numériques, qui transforment le rapport au temps, à l’espace, aux autres, mais aussi à soi-même. Le numérique précipite-t-il une segmentation générationnelle de la culture (notamment entre les jeunes nés avec l’internet et les autres) ? Crée-t-il une nouvelle fracture sociale, ou au contraire réduit-il les segmentations de classe (de revenu, de niveau scolaire, etc.) ? G. M. : Beaucoup ont cru ou rêvé que les nouveaux accès et contenus culturels allaient réduire les inégalités, supprimer les groupes sociaux, unifier le monde tout en permettant la diversité. Ce n’est pas le cas. Les clivages sont réels, parfois spectaculaires, selon certains critères sociodémographiques. Ainsi, le temps passé devant les nouveaux écrans est moitié plus élevé chez les hommes que chez les femmes : douze heures par semaine au lieu de huit heures. Les non-diplômés leur consacrent six heures, au lieu de seize chez ceux qui ont un niveau bac plus trois et au-delà. Mais l’écart le plus apparent est générationnel : vingt et une heures pour les 15-24 ans, deux heures pour les 65 ans et plus. Le système de reproduction des inégalités n’est pas cassé par les nouvelles technologies ; il est au contraire renforcé par l’inégalité d’accès aux biens et aux équipements, qui sont globalement de plus en plus coûteux, bien que les prix de chacun diminuent. Enfin et surtout, les usages sont très différents et accroissent considérablement les inégalités. Quel est l’effet d’une culture de l’écran, majoritairement fondée sur l’acquisition gratuite, dans les univers régis par le couple offre-demande régulé par le prix (disque audio ou vidéo, livre…) ? G. M. : La gratuité ne peut être qu’un leurre. Si l’on ne paie pas directement soi-même le service, on le paie indirectement (par exemple, le téléphone est offert, mais l’abonnement qui permet de s’en servir est très coûteux). Ou alors ce sont les autres qui le paient, les annonceurs publicitaires notamment. La gratuité peut aussi être un moment de transition en attendant que l’offre trouve un modèle économique durable ; c’est le cas des sites d’information, dont la plupart deviendront sans doute payants. Lorsqu’il n’y a pas gratuité, avec les nouveaux supports culturels les prix ne régulent plus la demande à la façon habituelle. On l’a vu avec l’apparition des écrans plats de télévision ou plus récemment avec l’iPhone. Le processus est toujours le même : une innovation de rupture dans la technique, dans les usages ou dans le style de l’objet peut conduire à un fort engouement du public le plus sensible, qui a un rôle d’entraînement. Les prix baissent ensuite pour assurer une diffusion large des produits ou services concernés, car personne ne veut rester à l’écart. Les entreprises et les marques sont-elles partout enclines à privilégier dans leur communication les supports liés aux nouveaux produits culturels (marketing mobile…) ? G. M. : Celles qui le font bénéficient aujourd’hui d’un effet d’originalité et de modernité. Si elles s’y prennent bien, elles peuvent multiplier leur impact par l’effet de rumeur. Elles peuvent aussi segmenter plus finement leur communication en fonction des cibles, mesurer précisément leur efficacité en fonction du nombre de clics générés ou de reprises constatées. Surtout, elles peuvent établir une relation interactive avec leurs cibles. Pour reprendre la vieille distinction de McLuhan, on peut dire que les nouveaux médias (internet ou téléphone mobile) sont « chauds », alors que les autres (presse, radio ou télévision classique) sont « froids ». Y a-t-il encore une exception culturelle française à l’ère du numérique ? G. M. : Je n’en suis pas certain. La France connaît des évolutions et des tendances semblables à celles des autres pays développés. La plus importante concerne le double usage possible des biens et des services culturels. On peut s’en servir pour s’enrichir, trouver des repères et des clés de compréhension du réel, afin de mieux s’y mouvoir et de s’y adapter. On peut aussi rechercher le divertissement (au sens pascalien), ou le loisir, l’évasion du réel voire sa négation. Les technologies numériques favorisent ces deux motivations contradictoires. La deuxième grande tendance que connaît la France à l’instar des autres pays est l’accroissement des inégalités culturelles en fonction des usages. La troisième est le phénomène de convergence et de métissage des genres, des outils, de sorte que la distinction entre culture majuscule et culture minuscule n’est plus pertinente. Il n’y a pas en France de crise de la culture, mais nous sommes indéniablement dans une culture de crise.
Propos recueillis par J. W.-A.