Rigueur et intuition - Numéro 410
01/05/2010
Contrairement aux sciences physiques ou chimiques, il n’existe pas de modèle explicatif global en mercatique. Pour autant, les instruments de la science sont utiles pour définir son objet et son utilité. Entretien avec Delphine Manceau, professeur de marketing à l’ESCP Europe* Une discipline comme le marketing peut-elle s’en tenir à l’étymologie (science égale « savoir ») pour être considérée comme une science ? Ou tend-elle à être une science empirique ? Delphine Manceau : On dit souvent que le marketing est à la fois une science et un art. Une science parce qu’il s’appuie sur des analyses rigoureuses réalisées à partir de données telles que les études de marché et les données de panel, les tests et les marchés tests, les modèles d’optimisation en matière de plans médias ou de niveau d’investissement promotionnel. Le marketing s’appuie également sur des connaissances empiriques qualitatives, des études sociologiques, ethnographiques, sémiotiques… Ces données doivent être collectées selon une démarche scientifique. Au plan académique, certains spécialistes développent des modèles mathématiques très élaborés. Toutefois, il s’agit d’une science humaine et sociale qui travaille sur l’humain (clients et consommateurs). Selon les cas, elle adopte une démarche compréhensive visant à produire du sens, à comprendre, ou une démarche explicative visant à produire des lois. Mais ces lois ont rarement un caractère systématique comme en sciences physiques ou en chimie. Parallèlement, les décisions de marketing s’appuient –doivent s’appuyer – sur l’intuition. Les études de marché et les modèles formalisés sont des outils de décision, mais ils suggèrent rarement une solution unique. Une décision inattendue ou non conformiste peut s’avérer excellente. Là compte le talent du manager d’identifier les choix opportuns en fonction des informations dont il dispose. Le marketing doit allier rigueur dans la démarche et intuition dans la décision. Il exige de planifier, mais aussi de s’adapter en temps réel aux évolutions. C’est dans ce sens qu’Henri Mintzberg a construit son analogie entre les managers et les artisans : à l’instar du potier, le manager réfléchit et prend ses décisions au fur et à mesure qu’il développe et met en œuvre son projet. Le marketing relève autant de l’artisanat et de l’art de la décision que de la science. Les instruments de la science pour mesurer, prévoir, anticiper, sont-ils pertinents dans le marketing ? D. M. : Les méthodes de mesure scientifique sont adaptées au marketing. Elles permettent d’anticiper des comportements et d’établir des prévisions. C’est le type de démarche qu’on utilise lorsqu’on établit des prévisions de vente pour les nouveaux produits à partir de marchés tests simulés. La démarche est fondée sur l’élaboration d’un modèle de prévision des ventes à partir de lancements passés, en évaluant la sensibilité du marché à certains facteurs (investissements publicitaires, niveau de prix, déploiement internet) ; sur un calibrage des paramètres pour le produit concerné grâce au marché test ; puis sur la réalisation de prévisions en fonction des paramètres estimés. Des statisticiens et des économétriciens sont mobilisés pour élaborer ce type de modèle. Dans d’autres domaines, le marketing fait appel aux méthodes expérimentales utilisées en psychologie cognitive. On agit sur deux variables et on regarde comment évolue la réponse des consommateurs aux stimuli, en veillant à ne pas faire varier d’autres variables. Il s’agit d’isoler la cause des évolutions de comportement ou de perception observées, et de connaître la courbe de réponse à la variable explicative ou aux interactions entre variables explicatives. Des chercheurs ont ainsi observé la réaction des consommateurs à des publicités mettant en scène des tabous sexuels ou mortifères, en analysant si l’attitude face à la marque et l’intention d’achat variaient selon l’importance du tabou présenté, selon la congruence entre le produit et le tabou, et selon la présence d’un slogan humoristique. D’autres méthodes plus qualitatives, comme l’observation, empruntent à celles des ethnographes ou des sociologues, avec carnet d’observation et prise de photos. On réalise des « netnographies » pour étudier ce que les internautes disent des marques et des produits. Et il y a des entretiens non directifs ou semi-directifs chers aux psychologues. Une science dispose de modèles, de grilles d’analyse… En existe-t-il dans l’analyse du comportement du consommateur ? D. M. : Le comportement du consommateur relève d’une démarche scientifique dans le sens où l’on identifie les facteurs l’influençant. On peut soit se fonder sur l’observation et analyser les phénomènes selon une démarche compréhensive, soit adopter une démarche hypthético-déductive d’élaboration d’un modèle conceptuel, ensuite testé empiriquement. Comme chaque fois que l’on s’intéresse aux perceptions et aux comportements, la difficulté réside dans la diversité des facteurs qui entrent en ligne de compte : les facteurs personnels (socio-démographiques, caractère, facteurs culturels, centres d’intérêt, passé de consommation) et les facteurs sociaux (environnement familial, amical…), jusqu’aux aspects situationnels et aux stimuli mercatiques. On ne peut prétendre à un modèle explicatif global, mais on peut analyser l’influence de certains facteurs, et surtout leurs interactions. Et dans les techniques de vente ? D. M. : De nombreux modèles mathématiques analysent la taille optimale de la force de vente ou les modes de rémunération les plus efficaces. Mais pour prendre des décisions relatives au système de rémunération, il faut combiner les enseignements de ces modèles avec la connaissance de la force de vente concernée, les expériences passées et l’intuition. Sur les méthodes de vente elles-mêmes, il semble plus pertinent d’analyser les facteurs qui influencent les techniques de négociation que d’appliquer des modèles mathématiques. Peut-on mesurer scientifiquement l’efficacité publicitaire ? D. M. : Oui, il existe des modèles très élaborés pour analyser l’élasticité des ventes aux investissements publicitaires, et pour optimiser ces investissements et la répartition entre les médias. Peut-on modéliser des échecs, des réussites, dans l’univers des marques, des produits ? D. M. : Sur ces sujets, des modèles mathématiques sont peu porteurs d’enseignements. Chaque cas est spécifique et les éléments liés à l’identité de la marque, à ses atouts stratégiques, aux caractéristiques du produit, relèvent d’analyses plus qualitatives que quantitatives. On apprend beaucoup en analysant les facteurs-clés de succès et d’échec, et en procédant par études de cas. L’approche quantitativiste est-elle la plus rigoureuse ? D. M. : Non. On a trop tendance à assimiler rigueur et chiffres. Les analyses qualitatives ne sont pas moins scientifiques si la démarche est rigoureuse. Les analyses chiffrées sont souvent fondées sur des hypothèses simplificatrices, qu’il convient de discuter en amont, car elles déterminent la pertinence de l’analyse et sa validité externe. De même, il convient de revenir aux méthodes de collecte des données et de questionner leur fiabilité et leur validité interne. Une enquête par questionnaire auprès d’un large échantillon peut donner l’illusion d’une vérité parce qu’elle présente des analyses chiffrées avec intervalle de confiance, même si elle repose sur des données déclaratives imprécises voire erronées, fondées sur une mémoire approximative des consommateurs. Les approches qualitatives sont souvent plus révélatrices des perceptions et des situations dans leur complexité, même si la complexité est difficile à décliner dans la décision opérationnelle. On se trouve souvent face à un dilemme : étudier de manière chiffrée une représentation simplifiée donc erronée, et aboutir à des résultats faciles à appliquer mais partiellement faux, ou étudier la réalité telle qu’elle est, et aboutir à des conclusions complexes et délicates à décliner en décisions. C’est pourquoi il est essentiel de combiner les méthodes, compréhensives et explicatives, en les appliquant toutes avec rigueur. Il est essentiel que les entreprises recrutent des personnes formées à la démarche scientifique, pour s’assurer de cette rigueur. A quelles autres sciences humaines le marketing emprunte-t-il le plus ? D. M. : L’économie est une source majeure dès qu’on travaille sur les prix, sur l’impact de la publicité ou des promotions sur les ventes, sur la diffusion des nouveaux produits et l’optimisation des moments de lancement. Selon les cas, les modèles sont théoriques (à l’instar des modèles micro-économiques fondés sur l’optimisation), ou ils sont testés empiriquement avec des données existantes (panels, bases de données) ou ad hoc (expérimentations, enquêtes). En matière de comportement du consommateur, on utilise beaucoup la psychologie, la sociologie, de plus en plus l’ethnographie, et de manière émergente les neurosciences. La psychanalyse n’est pas aussi mobilisée, ce qui ouvre la voie à des développements futurs. Dans le domaine de la marque et de la publicité, la sémiotique a une influence croissante. Existe-t-il des écoles de pensée concurrentes, comme dans l’univers des sciences ? D. M. : Il existe des écoles positivistes et constructivistes, des démarches hypothético-déductives et des approches fondées sur l’empirisme. Les formations à la recherche en marketing intègrent en général des cours d’épistémologie, pour permettre aux futurs chercheurs de se situer parmi ces écoles. Mais on ne ressent pas d’antagonisme insurmontable : chacun a conscience, je crois, de la complémentarité entre les approches et de leur utilité pour aider les entreprises à appréhender les marchés. Propos recueillis par Jean Watin-Augouard * Auteur de Marketing Management, avec P. Kotler, K. Keller et B. Dubois, Pearson Education.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard