Science évolutive - Numéro 410
01/05/2010
L’enjeu pour le marketing est d’établir une adéquation entre ses pratiques de recherche et le monde qu’il veut décrire et comprendre. Entretien avec Franck Cochoy, professeur de sociologie à l’université Toulouse-II La question de la scientificité du marketing est-elle récurrente ? Franck Cochoy : C’est une question aussi vieille que le marketing académique, puisque la conquête du statut de science est ce qui fonde l’existence d’une discipline. Il y a toutefois une particularité du marketing, qui consiste à n’avoir jamais cessé de poser cette question, alors que cette discipline possède pourtant et depuis toujours, comme les autres secteurs de la vie académique, les attributs institutionnels, méthodologiques et techniques qui devraient lui permettre de considérer que la réponse est évidemment positive et qu’il n’y a pas de temps à perdre avec de telles interrogations. Les questions que vous me posez sont le signe de la récurrence de cette inquiétude du marketing. Pourquoi cette inquiétude ? Parce que les sciences de gestion ressentent, pour des raisons sans doute infondées, un petit déficit de légitimité vis-à-vis de disciplines moins directement appliquées, ou des sciences appliquées dans des secteurs que les marketeurs perçoivent comme moins discutés que le leur. Une discipline comme le marketing peut-elle s’en tenir à l’étymologie (science égale « savoir ») pour être considérée comme une science, ou tend-elle à être une science empirique ? F. C. : En tant que chercheur de terrain j’ai du mal à concevoir ce que pourrait être une science qui ne soit pas empirique ! Quels critères permettent de parler de science et qualifieraient le marketing en tant que science ? Le caractère explicatif ? Prédictif ? La réfutabilité ? L’absence de contradiction interne ? La précision ? La fécondité, etc. ? Faut-il s’en tenir aux critères de l’empirisme logique ? F. C. : Tout cela et rien de cela à la fois. La science est une affaire de pratique et d’engagement, avant d’être une affaire de critères. Chaque scientifique, quelle que soit sa discipline, applique les règles et les façons de faire propres à son domaine, et il n’a pas forcément à se préoccuper de ce que doit être la « bonne science » : s’il la pratique, c’est déjà très bien. Bien sûr, avec l’âge et le recul, l’engagement de débats épistémologiques est toujours possible, mais ils résultent autant de questions de pouvoir que de science. En témoigne le vif débat qui eut lieu à la fin des années 1980, en marketing, autour de l’introduction des méthodes qualitatives. Ce genre de débat n’a pas à être tranché en soi, mais il représente un enjeu crucial pour les personnes qu’il permet, ou non, de faire avancer. Le marketing : science « dure » ou « molle » ? Que recouvre cette opposition ? F. C. : Comme l’a fait observer Bruno Latour, l’idée de singer les « sciences dures », du côté des sciences sociales ou de gestion, repose souvent sur une méconnaissance totale de ces sciences encore dites exactes. Les sciences dures sont en fait extraordinairement souples. Elles sont capables, lorsque le réel leur résiste, de reconfigurer leurs protocoles de recherche et les questions qu’elles posent aux faits qu’il s’agit d’observer. Ainsi, disait Bruno Latour, les sciences molles pourraient se durcir paradoxalement, en se montrant aussi souples que les sciences dures, c’est-à-dire non pas en appliquant des protocoles rigides, mais en faisant preuve de l’ouverture et de la flexibilité nécessaires à la saisie d’objets mouvants. À quoi sert d’appliquer une échelle de mesure qui ne fait aucun sens pour les personnes interrogées ? Que faire des questions qui restent sans réponse, ou des personnes qui contestent la pertinence d’un questionnaire et refusent d’y répondre, par exemple pour des considérations morales ou politiques, ou simplement parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans les cases où on veut les faire entrer ? La bonne attitude consiste à prendre en compte ces « exceptions », et à retravailler le protocole d’enquête, jusqu’à ce que l’instrument de mesure fasse droit à l’ensemble des objections qui lui sont adressées. L’évolution du marketing comme champ de connaissance se fait-elle par ruptures ou par sédimentation ? F. C. : Evidemment les deux. Le marketing a connu deux fortes ruptures. Une première remonte à la fin des années soixante, lorsque l’adoption des approches hypothético-déductives, des méthodes quantitatives et des sciences du comportement l’a conduit à renier et même à occulter son passé de science descriptive des marchés. La deuxième rupture est l’introduction des approches qualitatives en étude des consommateurs à la fin des années quatre-vingt. En réalité, les diverses approches coexistent et enrichissent le marketing. Il serait bon que cette discipline regarde avec fierté et conscience son passé, et trouve dans la lecture des magnifiques monographies de l’entre-deux-guerres des voies pour enrichir ses approches et sa compréhension du marché. Au lieu de faire comme si, le plus souvent en toute bonne foi car en méconnaissance de cause, ces monographies n’avaient jamais existé ! Quel est l’objet du marketing comme science, quels sont ses contours ? La mise en marché ? La connaissance des besoins ? A-t-il toujours été le même ? F. C. : Il n’y a évidemment pas d’objet en soi du marketing. Le marketing, comme toute disciplines, a les objets qu’il se donne. Ce qui est formidable, c’est d’ailleurs la polysémie du terme, qui signifie distribution, médiation, commercialisation, publicité, consommation, etc., une polysémie qui donne l’occasion à ce domaine de saisir un vaste ensemble de questions. Les limites de la notion sont à rechercher du côté des bailleurs de fonds, mais aussi dans l’imagination des marketeurs, qui est grande mais qui peut s’étendre encore. Le marketing n’aura jamais assez d’objets. Je suis étonné de voir à quel point les recherches en étude des consommateurs, quoique d’une extraordinaire richesse et d’une rigueur qui m’impressionne, sont presque exclusivement centrées sur les mille aspects de l’intériorité ou de la socialité des consommateurs, alors qu’on néglige la matérialité des marchés, les chariots, les emballages, les meubles, les téléphones multifonctions, tous ces objets de marché que j’essaie pour ma part d’étudier et qui concourent énormément à la définition des comportements de consommation. Il y a d’immenses terres vierges à explorer en marketing, et cela constitue une chance pour ouvrir davantage la discipline aux échanges interdisciplinaires. L’approche quantitativiste fondée sur l’analyse et les études de marché, les marchés tests, est-elle la plus rigoureuse ? F. C. : N’attendez pas de moi que je fasse la police du marketing, pour y tracer la frontière entre bonne et mauvaise science. Les marketeurs s’en chargent très bien eux-mêmes. Je me souviens d’un discours prononcé par Jacob Jacoby en 1975 en tant que président de l’Association for Consumer Research. Il s’interrogeait sur la manie d’employer des techniques de mesure hyperprécises à propos de grandeurs aux bords éminemment flous, comme les attitudes, avec cette question : « A quoi bon mesurer des marshmallows avec un pied à coulisse ? » L’un des enjeux du marketing est de veiller à la bonne adéquation entre ses pratiques de recherche et le monde dont il parle. De ce point de vue, le décrochage que l’on observe souvent entre les pratiques d’étude en vigueur du côté des entreprises et les conceptions du marketing académique devrait interpeller les marketeurs. C’est d’ailleurs le cas, comme en témoigne la parution de deux ouvrages importants aux Oxford University Press. L’un, dirigé par Julien Cayla et Detlev Zwick, a pour titre Inside marketing, et nous invite à regarder le marketing tel qu’il se fait, dans les entreprises, les bureaux d’études, les pratiques des chercheurs, et à réaliser que la compréhension des marchés passe autant par l’étude des pratiques du marketing que par celle des consommateurs. L’autre, dirigé Luis Araujo, John Finch et Hans Kjellberg, s’intitule Reconnecting marketing to markets, et vise à amener le marketing à élargir ses perspectives en étudiant les marchés concrets qu’il a eu tendance à négliger, par exemple au profit de l’étude du consommateur, mais aussi les impacts des conceptions mêmes du marketing sur les pratiques marchandes. L’élargissement de la perspective est l’un des héritages historiques du marketing, et cet acquis devrait nous rendre confiants quant à la capacité de la discipline à produire des résultats robustes et renouvelés, fondés sur sa grande ouverture intellectuelle et disciplinaire, et sur sa rigueur qui souvent impressionne l’amateur en marketing que je suis.
Propos recueillis par J. W.-A.