Pour en finir avec la dictature de la moyenne - Numéro 411
01/06/2010
L’indicateur magique, unique et commun à tous, de la mesure de la performance économique et du progrès social n’existe pas. La complexité de la mesure du bien-être appelle plutôt à la création d’un tableau de bord unique, avec une batterie d’indicateurs. Entretien avec Claire Plateau, responsable de la coordination sur le développement durable et sur les suites de la commission Stiglitz, Insee Depuis quand et pourquoi s’intéresse-t-on à la mesure du bonheur ou du bien-être ? Claire Plateau : Dès la fin des années soixante, l’idée de croissance, qui a dominé les choix économiques collectifs depuis la fin de la guerre mondiale, est critiquée de divers côtés, parce que la croissance s’accompagne de phénomènes négatifs (insécurité, encombrement urbain, pollution) et de prélèvements jugés excessifs sur la nature. Le concept de développement est jugé plus riche, car plus multidimensionnel. Ces interrogations reviennent fortement quand un nouveau régime de croissance se met en place dans le milieu des années 80, dans le cadre d’économies globalisées, avec des ajustements structurels de grande ampleur, et des tensions environnementales et sociales accrues. C’est dans ce contexte qu’en 1990 le Programme des nations unies pour le développement (Pnud) décide de créer un rapport annuel sur le développement, et de publier un indicateur synthétique sur le développement humain, indicateur qui était recommandé par Amartya Sen, conseiller de la commission Stiglitz. Les réflexions autour de ces questions de mesure du progrès étaient de plus en plus prégnantes. Eurostat avait engagé entre 2007 et 2008 une réflexion sur « le PIB et au-delà ». Et depuis 2004, l’OCDE héberge un projet global ouvert à tous sur la mesure du progrès des sociétés. La fronde anti-PIB est-elle justifiée ? C. P. : Le PIB joue parfaitement son rôle pour mesurer les performances de l’appareil productif, ce pourquoi il a été créé. Mais on veut en faire aussi un indicateur de mesure du bien-être, ce qu’il n’a jamais été. Si la production économique est la base du bien-être matériel, elle n’est pas le but ultime d’une société. Ce débat est, au reste, fort ancien. Pour aller « au-delà du PIB » (titre de la conférence de novembre 2007 organisée par la Commission et le Parlement européens, l’OCDE, le Club de Rome et le WWF), doit-on l’enrichir (« PIB amélioré » ou « PIB vert ») ? C. P. : La commission Stiglitz rejette l’idée de verdir le PIB pour prendre en compte la dépréciation des ressources naturelles. Un tel indicateur présente peu d’intérêt, car il ne dit pas si notre mode de vie est durable. Alors autant laisser le PIB faire ce pour quoi il a été conçu, c’est-à-dire mesurer l’activité économique courante. La manière correcte de prendre en compte, dans la comptabilité nationale, les dégradations que la production fait subir à l’environnement, est d’écrire qu’il y a un transfert en capital de la nature vers l’économie, égal aux montants des coûts écologiques non payés. Ou le dépasser avec l’« épargne nette ajustée » ? C. P. : La commission ne conseille pas davantage « l’épargne nette ajustée » bien que ce soit une vision globale de la « soutenabilité » incluant l’ensemble du patrimoine que nous transmettons aux générations futures, capital physique, capital humain, patrimoine naturel, tout cela exprimé en unités monétaires. Le cadre analytique est séduisant, mais il est peu opérationnel, car il est difficile de tout monétiser. Aussi la commission invite-t-elle à distinguer la « soutenabilité économique », qui serait exprimée en unités monétaires en agrégeant des stocks de capitaux économiques classiques, de capital humain et de capital de ressources fossiles exploitées, mesurées à leur prix de marché, et la « soutenabilité environnementale », qui ne pourrait relever que d’indicateurs physiques multiples. Devant la diversité des indicateurs, quels critères simples retenir ? Que doit-on mettre en avant (alphabétisation, éducation, égalité, qualité de l’environnement, espérance de vie…) ? C. P. : Les critères devront être nécessairement divers, car il n’existe pas de mesure unique qui puisse résumer un phénomène aussi complexe que le bien-être des membres d’une société et la « soutenabilité » d’une économie. La commission Stiglitz a répertorié huit dimensions au moins qu’il est nécessaire d’appréhender : conditions de vie matérielle, santé, éducation, activités personnelles dont le travail, participation à la vie politique et gouvernance, liens et rapports sociaux, environnement (état présent et à venir), insécurité tant économique que physique. Elle recommande de ne pas se limiter à la mesure des niveaux moyens de bien-être dans une communauté, mais de fournir également une évaluation exhaustive et globale des inégalités pour chacune de ces dimensions, avec des mesures de leurs interactions, afin d’identifier les populations qui cumulent les handicaps. Dans la comptabilité nationale, n’y a-t-il pas déjà une panoplie d’indicateurs sous-exploités qui seraient plus pertinents que le PIB, même du point de vue des économistes ? C. P. : Oui, bien sûr, on peut trouver, dans le cadre central de la comptabilité nationale, plusieurs indicateurs moins connus que le PIB qui permettent de mieux s’approcher de la notion de bien-être des ménages. La commission Stiglitz préconise de leur donner une plus forte visibilité. C’est en particulier le cas des indicateurs de revenu et de consommation, en faisant ressortir la perspective « ménages ». Davantage d’attention devrait être portée au revenu disponible ajusté des ménages, ou encore à leur consommation effective. Ces deux indicateurs prennent en compte, en plus des revenus perçus par les ménages ou de la consommation qu’ils financent, les services en nature fournis par l’État (remboursement de soins de santé, service d’éducation, allocation logement, etc.). Ils correspondent mieux au vrai revenu et à la vraie consommation qui participent au bien-être des ménages. La « commission Attali » vient d’être réactivée et prépare un nouveau rapport. Il ne sera plus une longue liste de mesures, car, a indiqué Jacques Attali le 8 juin, « nous sommes dans une période d’économie de guerre, il faut se concentrer sur un petit nombre de priorités (…) : réduire l’endettement public et améliorer l’emploi, (…) par la croissance ». Et d’évoquer un objectif de croissance du PIB de 2,5 à 3 % en 2020. La dette, au centre des préoccupations, étant appréciée en proportion du PIB, le PIB n’est-il pas confirmé durablement comme l’alpha et l’oméga des débats économiques, tant par les pouvoirs publics que par les économistes ? C. P. : C’est faire une lecture un peu rapide du rapport de la commission Stiglitz que de penser qu’elle remisé le PIB au placard. Elle propose au contraire d’en améliorer la mesure, car si les ressources matérielles ne sont pas une fin en soi, elles font partie des moyens destinés à être transformés en qualité de vie et ont besoin d’être mesurés. Le PIB, qui est la mesure de l’ensemble de l’activité économique d’un pays et qui est régi selon des normes internationales, est un excellent étalon pour évaluer d’autres grandeurs économiques monétaires, notamment la dette : ce n’est pas tant le niveau absolu de celle-ci que son poids relatif dans le PIB – autrement dit le nombre d’années de production nécessaires pour la rembourser – qui permet d’en apprécier le poids. Quelles suites concrètes ont eu les travaux de la commission Stiglitz ? C. P. : Ce rapport n’est pas une fin, mais un point de départ, qui appelle à innover ou à accélérer les mutations du système statistique. Il s’est traduit par un calendrier d’actions très chargé, en particulier à l’Insee. Déjà, un programme dense d’enquêtes et de publications a été élaboré jusqu’en 2011 (il est consultable en ligne1. On note par exemple une étude sur les revenus, la consommation et l’épargne selon les caractéristiques des ménages en novembre 2009, une analyse des très hauts revenus (Insee Référence « comptes et patrimoine », édition 2010), une enquête sur l’emploi du temps des ménages et sur l’appréciation subjective du bien-être (2011). Sur le plan international, toute la communauté des statisticiens se mobilise, et l’Insee y joue un rôle très actif. L’Insee et Eurostat animent un parrainage où les États européens réfléchissent à la prise en compte des recommandations de la commission par le système statistique européen, et à la définition des priorités. Ce groupe rendra son rapport en juillet 2011. Enfin, la coopération de l’Insee avec l’OCDE, qui a été très présente dans la commission Stiglitz, va se poursuivre, notamment pour la mise en œuvre du rapport dans les pays d’Amérique du Nord, en Corée du Sud, en Turquie, en Australie, etc. Un vaste programme de travail. Les pays émergents sont-ils en mesure de se doter d’un outil statistique de base ? Ne doit-on pas craindre une fracture statistique ? C. P. : Pour mieux associer l’ensemble de la communauté internationale, les évolutions des systèmes statistiques sont débattues dans les organismes internationaux comme l’ONU, avec le souci d’harmoniser les pratiques, en tenant compte des capacités des pays à les mettre en œuvre. Le comité statistique de l’ONU s’intéresse au suivi des recommandations de la commission Stiglitz, et il a inscrit un point sur cette question à l’ordre du jour de son comité statistique qui se réunira en février 2011. A nos systèmes de mesure, ne faudrait-il pas adjoindre des systèmes d’alerte ou de veille prospective ? C. P. : Les statisticiens produisent les tableaux de bord avec une batterie d’indicateurs. Mais ce n’est pas à eux de définir les cibles, ni les indicateurs d’alerte. C’est à ceux qui ont à conduire l’action publique. Propos recueillis par Jean Watin-Augouard 1. A l’adresse www.insee.fr/fr/publications-et-services/dossiers_web/stiglitz/agenda_stiglitz.pdf.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard