Bulletins de l'Ilec

Invitation au doute constructif - Numéro 412

01/07/2010

Entretien avec Philippe Chalmin, professeur à Paris Dauphine, directeur de la société d’études CyclOpe (analyse des marchés mondiaux des matières premières)

Qui a prévu la Silicon Valley, le développement de la Chine, la fin du modèle japonais, le Web 2.0 ? Personne. Si l’exercice de la prospective est courant, l’incertitude doit constamment guider le prospectiviste. Et l’humilité prévaloir. Entretien avec Philippe Chalmin, professeur à Paris Dauphine, directeur de la société d’études CyclOpe (analyse des marchés mondiaux des matières premières) Depuis quand les matières premières font-elles l’objet d’études prospectives ? Philippe Chalmin : La problématique de l’épuisement des ressources naturelles ne devient un enjeu qu’au début des années 70, quand une première grande étude prospective va marquer les esprits, celle du Club de Rome et son célèbre cri d’alarme Halte à la croissance, publiée en 1971. Pour autant, les inquiétudes sur les matières premières agricoles marquent régulièrement la pensée prospectiviste, depuis le début du xixe siècle. Rétrospectivement, quelles ont été les prévisions les plus justes en termes de ressources (énergétiques, alimentaires, minières…) ? P. C. : La plupart des études, particulièrement celles qui ont eu le plus d’impact, se sont toujours trompées. C’est au moment des fortes tensions sur les prix des matières premières et des ressources naturelles que des rapports annoncent régulièrement la catastrophe, et cela depuis Malthus ! Toutes les prévisions ont été fausses parce que la réflexion est toujours insuffisante sur le plan technologique : on pense demain avec les techniques d’aujourd’hui, que ce soit en termes de ressources ou en termes de consommation. On a toujours tendance à extrapoler le présent avec la technique de ce présent. Le cas d’école est ce rapport Meadows Halte à la croissance, qui prévoyait qu’à la fin du xxe siècle le pétrole viendrait à manquer, comme la plupart des ressources minières, et que le monde ne serait pas capable de se nourrir. Voyez ce qu’il en est aujourd’hui pour le pétrole et les matières premières. La question alimentaire demeure, mais les disponibilités alimentaires seraient suffisantes s’il n’y avait pas la pauvreté. Ecoute-t-on davantage les pessimistes ? P. C. : Ceux qui ont eu raison sont rarement cités, et on les oublie, car on a tendance à privilégier les pessimistes au détriment des optimistes. J’appartiens à cette dernière catégorie, qui répète : ne vous inquiétez pas, car vous ne savez pas de quoi demain sera fait en termes techniques. Dans mon livre le Siècle de Jules, le xxie siècle raconté à mon petit-fils, je m’interroge sur la disponibilité des quatre facteurs essentiels, l’eau, l’air, la terre et le feu. Même si l’inconnue majeure est la terre (l’agriculture), je ne nie pas la raréfaction du pétrole à la fin du xxie siècle. Pour autant, si pour les deux ou trois prochaines décennies il n’y a pas trop d’inquiétudes, compte tenu des technologies, au-delà je ne sais pas quelles seront les composantes de l’offre et de la demande. Peut-on faire preuve, sans aveuglement, d’optimisme ? La prospective économique se trompe-t-elle davantage sur le court ou sur le long terme ? P. C. : Même les conjoncturistes se trompent sur le court terme, dans leurs prévisions de croissance économique pour l’année prochaine. Quand on fait de la prospective, on a toujours tendance à penser demain avec les valeurs d’aujourd’hui, sans prévoir les ruptures. Un exemple : aux Etats-Unis, la production de gaz connaît depuis deux ans une rupture technique majeure, celle du forage horizontal, qui donne enfin accès au gaz non conventionnel emprisonné dans certaines roches, en petites quantités, sous forme de petits réservoirs jusqu’ici inaccessibles. Du coup, les Etats-Unis se trouvent du jour au lendemain avec cent ans de consommation de gaz devant eux, au lieu d’à peine trente ans il y a quelques mois encore, ce qui bouleverse les équilibres offre-demande sur leur marché du gaz. Personne ne l’avait anticipé. A moyen terme, le prospectiviste est toujours handicapé par son manque d’imagination. Relisez un des grands prospectivistes des années 1970-1980, Alvin Toffler, pour qui les modèles à suivre étaient allemands et japonais, aujourd’hui totalement en crise. Quel prospectiviste imaginait il y a quinze ans ce que serait la Chine aujourd’hui ? Même chose pour internet, les réseaux sociaux… P. C. : Oui, et cela conduit à parler du temps. Quand j’étais étudiant, on parlait déjà de la révolution des biotechnologies, qui continue toujours. Elle n’est pas arrivée à maturité. Ici, le temps est long. En revanche, le temps de la révolution des techniques de l’information est très court. Personne n’a imaginé sa vitesse : la première bulle internet se forme en 1999-2000, et elle éclate, car la technologie ne suivait pas. Le deuxième temps, celui du Web 2.0, n’a été anticipé par personne. Jean-Marie Messier ne l’avait-il pas prévu ? P. C. : Oui, mais avant, il a eu raison trop tôt, car à l’époque il manquait la vitesse et la capacité, sans lesquelles subsistait un goulot d’étranglement entre contenant et contenu. Aujourd’hui, c’est Apple le vainqueur, grâce au progrès technique. Que personne, bien sûr, n’a prévu ! Quelles sont les ruptures majeures de demain ? Là aussi, nous sommes dans une totale ignorance. Considéré rétrospectivement, y a-t-il, en prévision économique, des facteurs qui influencent particulièrement les modèles d’analyse et faussent les pronostics ? P. C. : Le facteur déterminant est celui de la technologie, et la grande interrogation, en termes de dynamique territoriale, est de savoir où peut naître l’innovation technique majeure. Dans les années 1970, les deux modèles économiques retenus par les prévisionnistes étaient l’Allemagne et le Japon, alors que la Californie était ignorée, ainsi que les Tigres d’Asie. Où est née la troisième révolution industrielle ? En Californie. La prospective économique progresse-elle ? P. C. . : Je ne pense pas. Nous avons, certes, des outils plus sophistiqués, mais la prospective dépend de la capacité de vision des hommes, et non des machines. Nous sommes toujours aussi mauvais quand il s’agit de comprendre pourquoi certains pays décollent et d’autres pas, et pourquoi à telle époque et pas à une autre. On connaît la martingale idéale ex-post. Pourquoi, à un moment donné, une ville, un territoire, se trouve au carrefour du monde, et pourquoi cela peut ne pas durer très longtemps : Anvers domine le monde entre 1505 et 1585, Troyes est la capitale financière de l’Europe entre 1260 e 1310… Les observateurs des marchés mondiaux s’appuient-ils sur les prévisions faites dans le passé, fausses ou justes ? P. C. : La lecture du passé est nécessaire pour n’être certain de rien. Ce dont je suis certain, c’est que demain sera différent d’aujourd’hui. Un très grand trader que j’interrogeais sur ses outils et ses méthodes me répondit ceci : « Il me faut seulement un crayon, avec une gomme qui me permet d’effacer ce que je viens d’écrire. » L’exercice de construction d’un scénario n’est jamais mauvais, à la condition de savoir se remettre en question. Que prévoir aujourd’hui sur la Chine de demain ? Les interrogations sont nombreuses qui m’amènent à reconsidérer la crise que j’anticipais récemment. Je pratique en permanence le doute constructif. Et dans votre pratique, reconsidérez-vous les prévisions d’hier comme des cas d’école ? P. C. : Tous les ans, je fais dans le rapport CyclOpe des prévisions pour l’année suivante, sur les prix des matières premières, et chaque année, je corrige mes prévisions. L’exercice le plus intéressant n’est pas de savoir pourquoi on a eu raison, mais pourquoi on s’est trompé. Propos recueillis par J. W.-A.

Propos recueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.