Demain le cinquième des courses en ligne - Numéro 426
01/03/2012
Sur quoi vous fondez-vous pour attribuer au commerce électronique 20 % du marché de la grande consommation en 2020, au lieu de 1,2 % aujourd’hui ?
Gaëlle Le Floch : Ces 20 % concernent en effet la somme « e-commerce » et drive. Au mois de décembre dernier, le service au volant pesait 1,9 % du marché des PGC. Pour l’ensemble de l’année 2011, les ventes en ligne avec livraison ont pesé environ 1,5 % . Notre estimation de 20 % pour 2020 porte bien sur la somme de ces deux circuits qui s’appuient sur l’internet : commandes en ligne avec livraison à domicile ou au volant. En France, nous avons un fort héritage de la vente par correspondance, qui peut s’étendre naturellement à l’achat en ligne. De plus, les cybercourses créent une dépendance, car l’acte d’achat peut y être un vrai divertissement. Par ailleurs, le commerçant de quartier pourra lui aussi avoir sa propre vitrine sur la Toile et s’y rendre accessible. Ajoutons la disponibilité des seniors, qui, par le bouche-à-oreille, deviennent une clientèle potentielle.
Et pour le service au volant ?
Frédéric Valette : La part de marché du drive connaît de fortes disparités selon les catégories, mais elle progresse au rythme de 0,1 point toutes les quatre semaines. Plus de 7 % des ménages ont déjà fréquenté ce circuit. Nous avons réalisé fin 2011 une étude prospective à l’horizon fin 2015, où nous prévoyons une part de marché de 6,1 %, soit 4,8 milliards d’euros. Nous fondons notre pronostic sur cinq raisons : l’évolution du parc selon les annonces des distributeurs, les performances du drive dans des départements où le parc est déjà important (le Nord et la Loire-Atlantique), la pénétration chez les usagers précoces (plus de 16 % chez les jeunes couples, alors que la moyenne est de 7 % ), le profil plus senior des clients récemment séduits, enfin la fréquence d’achat des clients réguliers (treize paniers par an, soit en excluant les vacances un panier toutes les trois semaines pour un gros plein). Nous anticipons donc d’ici trois ans et demi une pénétration de 16 %, une fréquence de treize actes par an et des paniers plus valorisés (grâce à des sites de commande améliorés et à des ruptures mieux gérées), et 6,1 % du marché.
G. Le F. : Les clients du drive sont nombreux à y revenir (71 % ). Et grâce au fort taux de possession de cartes bancaires que connaît la France, en comparaison avec les autres pays, 96 % se déclarent satisfaits de ce mode d’achat et 48 % le considèrent comme leur façon préférée de faire leurs courses. Pour ce circuit, incluant le « drive accolé » (adossé à un magasin) et le « drive solo » (pas de magasin), nous nous sommes appuyés dans nos estimations sur les déclarations de Leclerc et d’Auchan, relatives à leurs prévisions d’ouvertures d’ici dix ans, et nous avons simplement appliqué une règle de trois à la part de marché actuelle combinée au parc de points de vente actuel.
Quelle est la part du drive stricto sensu, avec points de retrait « solo » (ou « drive déporté ») ?
F. V. : Nous ne pouvons pas encore donner la part des entrepôts, déportés ou accolés. Nous n’avons pas ce type d’information pour des raisons techniques, mais nous y travaillons. Cela dit, une question se pose : à partir de quelle distance parler de « drive déporté » ? Un drive de l’enseigne X, à quelques centaines de mètres de l’hypermarché de la même enseigne, est-il déporté ou accolé ? Il n’y a pas de réponse évidente. Techniquement, il est déporté, mais du point de vue d’un consommateur, il est accolé, car il accueille les mêmes consommateurs de la même zone. Le vrai drive déporté serait implanté dans le nord de la ville quand l’hyper de la même enseigne est dans le sud. Dans ce cas, il est vraisemblable que le drive permettra de recruter de nouveaux clients pour l’enseigne, alors que le drive accolé sera vecteur de fidélisation. En l’état actuel du parc (majoritairement accolé) le drive est plutôt une arme de fidélisation massive, pour les enseignes qui ont pris de l’avance.
Entre des sites de livraison comme Hourra, à l’offre très large, et des « drives solo » à l’offre plutôt étroite, quelle est la tendance à l’horizon 2020, pour l’assortiment des PGC en ligne ?
F. V. : Les deux modèles économiques coexistent et sont très différents. Certes, à l’horizon 2020, la tendance est au dynamisme pour le modèle qui concurrencerait un peu la livraison à domicile, mais il y a de la place pour les deux. Si leur point commun est l’internet, les cibles ne se recoupent que très partiellement : les sites de livraison s’adressent à la clientèle de centre-ville, des ménages aisés, plus de cinquante ans pour ceux qui ont un comportement d’achat régulier, des gens qui ne vont plus dans les hypermarchés. Le drive, lui, a un profil de clients d’hypermarché, des familles urbaines ou périurbaines qui ne veulent plus perdre de temps avec les courses. Aujourd’hui, il a dépassé la livraison et l’écart va se creuser. Pour autant, les deux modèles coexistent, car ils visent des cibles et des usages différents, l’un servant à remplacer les courses de routine, l’autre étant un service clés en main.
Le montant des dépenses globales de certaines catégories de produits est-il affecté par la restructuration de leur marché entre circuits ? Avec le commerce électronique, que devient l’achat d’impulsion ?
G. Le F. : Les achats d’impulsion y sont moindres. Mais cela concerne aussi les catégories de produits à plus faible fréquence d’achat, donc moins souvent présents à l’esprit, par exemple les articles d’hygiène-beauté, qui sont proportionnellement moins achetés, en ligne, que les produits de fond de placard alimentaires.
F. V. : On constate, chez les habitués du drive depuis plus d’an, une diminution des dépenses de produits frais en libre-service, toutes enseignes confondues. Ils sont en effet moins exposés à l’achat d’impulsion dans les catégories confiserie, alcool, hygiène-beauté, mais il n’y a pas de fatalité : industriels et distributeurs trouveront les moyens de stimuler l’envie sur internet, à l’instar d’Amazon, qui gère très bien l’impulsion.
Les industriels de PGC peuvent-ils connaître l’état de leurs ventes dans les grandes enseignes en ligne, notamment ce qu’y représentent leurs marques, par rapport aux marques de distributeurs (MDD) ?
G. Le F. : Oui, dans les panels consommateurs, tous les circuits sont déclarés par nos panélistes et donc analysés par Kantar Worldpanel. Nous savons notamment que les marques de distributeurs sont surconsommées par les internautes adeptes du service au volant, car l’offre des distributeurs en MDD est importante, et bien mise en avant sur les sites en ligne.
F. V. : Si les MDD sont surreprésentées dans les achats en drive, ce n’est pas dû à l’offre, ni à la propension des utilisateurs à les préférer. C’est sur le site que tout se joue : lorsqu’on cherche une catégorie, en général le produit qui s’affiche le premier est une MDD. Ici, ce n’est pas l’exposition ni le mètre linéaire qui compte, mais le niveau de la page où la marque apparaît. Ajoutons la possibilité, pour l’internaute, de classer les produits d’une catégorie par leur prix au kilo, ce qui est impossible en magasin. Cela favorise les MDD. Autre élément en défaveur des marques de fabricants : en cas de rupture, une proposition de substitution en faveur de la MDD peut être faite. Enfin, sur internet, le montant du panier, bien visible, augmente au fur et à mesure des achats. Cela incite le consommateur à arbitrer plus qu’il ne le ferait en magasin, où il lui est difficile, arrivé à la caisse, d’enlever des produits de son chariot pour alléger la facture.
Quel est l’enjeu de l’actuelle diversification des circuits pour les industriels de PGC ?
F. V. : L’enjeu majeur pour les industriels est de constituer rapidement des équipes expertes du commerce en ligne. Il suffit pour s’en convaincre de voir, sur les sites, certaines photos de produits ! Les distributeurs attendent de telles équipes et leurs recommandations.
Le succès du service au volant conduirait-il à une redéfinition des rôles : à lui les achats corvées, à l’hyper ou au supermarché les achats plaisirs ?
G. Le F. : Il y a dans le succès du service au volant plusieurs motivations : la recherche de gain de temps, bien sûr, car le consommateur n’a pas à se déplacer entre les linéaires du magasin, c’est le personnel de l’enseigne qui le fait à sa place – ou fait l’équivalent en entrepôt – et remplit son chariot. Il y a aussi le fait de ne pas être tenté, et d’éviter les achats impulsifs voire compulsifs : c’est perçu comme des courses plus économiques et plus utiles. D’autant plus que le consommateur a le contrôle du montant du ticket qui s’affiche sur son écran. Et pour lui encore, par rapport à la commande en ligne avec livraison, le service est souvent gratuit, alors que ce sont les employés de l’enseigne qui mettent ses cartons dans son coffre, sans qu’il ait à sortir de sa voiture.
Le faible assortiment du drive pourrait-il induire chez les consommateurs un comportement d’achat plus utilitaire, voire frugal ?
G. Le F. : Oui, on constate d’ailleurs une légère baisse de la consommation totale en PGC des habitués de ce circuit, au bout de quelques mois d’utilisation, car ils ont acquis un meilleur contrôle de leurs dépenses.
Entre le succès du service au volant et les difficultés de certains hypermarchés, faut-il voir une lassitude du chaland, et l’inutilité de penser les grandes surfaces en lieux de vie ?
F. V. : Les gens ont besoin de gagner du temps pour le consacrer à leur travail, à leur vie de famille, à leurs loisirs. Les courses ne sont plus assimilées à une sortie mais à un acte routinier, même à une corvée pour 60 % des Français. Et ils veulent être moins tentés par les achats d’impulsion, dont le lieu de prédilection est l’hypermarché. Le drive répond à ce double souhait. Mais cela ne signe pas le déclin de l’hypermarché. Il a là l’occasion de se réinventer en créant de l’événementiel, en théâtralisant et en modifiant son offre, vers des produits que les chalands ont envie de choisir eux-mêmes plutôt que sur un écran. Ainsi Géant Casino, qui réduit sa surface de vente et met l’accent sur les rayons traiteurs, les métiers de bouche, l’hygiène-beauté, les produits impliquant davantage, moins faciles à vendre en ligne.
Propos recueillis par Jean Watin-Augouard.