Un long travail de réhabilitation - Numéro 427
01/05/2012
Depuis la tenue des Etats généraux de l’industrie (EGI), la désindustrialisation française est-elle enrayée ? Le rapport 2011 de la CNI ne porte-t-il pas un diagnostic pessimiste qui infirme cet espoir ?
Jean-François Dehecq : Le rapport souligne effectivement que le diagnostic établi par les Etats généraux en 2010 s’est aggravé en 2011, en raison bien sûr, de la crise. Les indicateurs se dégradent sur le plan des emplois industriels et de la position de la France dans le monde. La faiblesse majeure de l’économie française trouve son origine dans les difficultés des PME à trouver des financements, à recruter des collaborateurs tout en étant soumises au feu de la concurrence. Compte tenu du contexte général, il eût été étonnant que la crise améliorât la situation. Elle a néanmoins conduit tous les acteurs à prendre conscience de la place et du rôle de l’industrie dans l’économie, comme l’attestent les débats de la dernière campagne électorale : pas un candidat qui n’entende renforcer notre industrie. L’ère de la société postindustrielle est derrière nous, car il est illusoire de penser que l’on peut fonder une économie sur des services, sans industrie pour les soutenir. Remarquez d’ailleurs l’utilisation abusive du mot « industrie » accolé à l’adjectif « bancaire » : la banque est une activité de service, non une industrie. Un pays qui ne produit pas, qui est sans usine, s’efface irrémédiablement de la scène internationale. Les pôles de compétitivité, inaugurés il y a sept ans, seraient-ils de peu d’efficacité ? J.-F. D. : On peut toujours critiquer leur nombre, leur complexité. Pour autant, ils jouent un rôle fondamental dans le tissu industriel en région et dans les bassins d’emploi. Ils donnent la parole aux acteurs locaux, trop souvent négligés face aux états-majors parisiens. A ce titre, le pôle céramique dans la région de Limoges se justifie autant que les pôles automobile ou biotechnologies d’autres régions. Réunir ces acteurs économiques autour d’une même ambition industrielle conduit des gens qui s’ignoraient à échanger leurs préoccupations et à envisager ensemble les solutions possibles. Si la participation des grandes entreprises est indispensable, il revient aux PME d’impulser le dynamisme des pôles, en créant une chaîne de créativité et d’innovation. Les pôles jouent un rôle indéniable pour redonner à l’industrie sa vitalité, c’est un grand succès. Pourquoi avoir revalorisé le concept de filière ? J.-F. D. : C’est une autre grande innovation des Etats généraux et de la CNI que de réunir dans une même réflexion toute la chaîne : les producteurs, du donneur d’ordre aux sous-traitants, les distributeurs, et les utilisateurs ou consommateurs finaux. Tout n’est pas parfait, il y a des réticences, par exemple dans les systèmes de distribution, mais le dispositif a le mérite de faire apparaître les forces et les faiblesses de chacune des filières, et de préciser les axes à développer. Pour remédier à la sous-capitalisation des PMI françaises, alors que 1 350 milliards d’euros de l’assurance-vie vont majoritairement dans la pierre, il a été question, lors des EGI, d’orienter l’épargne des Français vers l’industrie. Y a-t-il un début de réorientation des flux financiers ? J.-F. D. : Cet enjeu est au nombre des questions horizontales pour toutes les filières. Les PME, notamment, ne trouvent pas facilement les financements nécessaires à leur développement. Aussi l’orientation de l’épargne vers l’industrie est-elle un sujet central, qui justifie l’idée d’une banque de l’industrie, et pose parallèlement la question de la séparation entre banque d’affaires et banque de dépôt. Saluons les créations d’Oséo et du FSI, même s’ils, ne répondent encore qu’imparfaitement au besoin global de financement de l’industrie. Les contraintes imposées au système bancaire conduisent à une raréfaction du crédit et il faut trouver les moyens d’orienter davantage l’épargne vers l’industrie. C’est le thème des « groupes de travail transverses » de la CNI sur le financement de l’industrie. Au nombre des enjeux transversaux, l’emploi et la formation semblent récurrents depuis de nombreuses années… J.-F. D. : L’inadéquation de la formation aux besoins de l’industrie est en effet un grand problème transversal pour l’industrie française. Nous souffrons des effets pervers du collège unique, qui a supprimé l’enseignement technique créé au lendemain de la Libération, avec les écoles nationales professionnelles qui conduisaient, à travers une véritable promotion sociale, les meilleurs de la sixième aux écoles d’ingénieurs de l’industrie. Le travail manuel a été discrédité et la filière du bac professionnel est devenue une filière de punition pour les élèves faibles en maths et en français. Le savoir-faire de nombreux ouvriers qualifiés ou artisans a été perdu, et aujourd’hui bon nombre d’entreprises en manquent cruellement. Nos groupes de travail ont tous une réflexion et des propositions dans ce domaine, mais il faudra une génération pour guérir du mal. Est-il possible d’évaluer l’impact de la « Semaine de l’industrie », en termes de recrutements ou entrées en formation, spécialement dans les métiers qui connaissent une pénurie de main-d’œuvre ? J.-F. D. : Evaluer serait difficile, il faut du temps pour que les mentalités changent. Pour autant, cette manifestation rend optimiste, car plus de deux mille événements ont été organisés, associant l’Education nationale, les jeunes, les usines… La construction de la vie économique et sociale passe par l’industrie. On ne peut que saluer l’esprit des Etats généraux de l’industrie et de la Conférence nationale de l’industrie, qui entend, par sa composition, sortir des duels habituels et des pensées manichéennes – les patrons contre les syndicats, les PME contre les grandes… Pour l’innovation et la compétitivité, que préconisez-vous ? J.-F. D. : Le crédit impôt recherche est une excellente mesure. Pour autant, les Français privilégient encore la recherche au détriment de l’innovation. Or ce qu’il nous faut, ce sont des recherches qui conduisent à des produits qui se vendent car ils correspondent aux besoins. Les Allemands font autant d’innovation que de recherche dans leurs usines, ils savent transformer une idée en produit. Au cœur des débats aujourd’hui, alors qu’elle était oubliée hier, la compétitivité de l’industrie française devient un enjeu partagé par tous les acteurs. Mais quelle compétitivité mesure-t-on ? La Conférence nationale de l’industrie avait à son programme, en 2011, la divergence de compétitivité entre la France et l’Allemagne. Elle ne doit pas se mesurer uniquement à l’aune des coûts du travail, car on constate que les coûts horaires sont très voisins. Il faut tenir compte de la compétitivité hors coûts, structurelle, de la qualité et de la créativité dans l’innovation, de la formation en alternance où la France accuse un retard considérable par rapport à l’Allemagne. Si la baisse des charges est un objectif partagé par la majorité des acteurs, des divergences apparaissent quand à l’utilisation des gains : augmenter la recherche, les exportations, les investissements industriels, autant d’actions qui augmentent l’activité industrielle, ou bien orienter les gains d’abord vers la croissance des résultats et la distribution des profits ? Il faut trouver le bon équilibre. De la même manière, le financement de la baisse des charges peut se faire par la TVA dite de relocalisation, la CSG, les taxes sur les gains financiers… Comment redorer l’image de l’industrie ? J.-F. D. : L’image de l’industrie est ternie par les vagues de licenciements, l’obsession du résultat à court terme et des ratios financiers. L’opinion publique associe industrie à profit plus qu’à entreprises permettant de faire vivre des femmes et des hommes. Tant qu’on ne rassurera pas le corps social de l’entreprise sur son futur, on ne changera pas l’image de l’industrie. Elle sera d’autant plus compétitive que les gens qui y travaillent seront motivés et n’auront pas à vivre dans l’angoisse de faire partie de la prochaine charrette de licenciements. L’économie française souffre de son commerce extérieur. Comment doper les exportations ? J.-F. D. : Comment favoriser l’internationalisation des PME ? Par la mutualisation des moyens. Les grands groupes ne sont pas les meilleurs alliés des PME, car ils ne partagent pas toujours les mêmes préoccupations, les mêmes contraintes et les mêmes enjeux. On se comprend beaucoup mieux entre personnes du même univers. L’Europe industrielle est-elle un vœu pieux ? J.-F. D. : On a construit l’Europe de la finance, de la libre circulation, l’Europe des consommateurs, mais on a oublié de construire l’Europe de l’industrie, l’Europe des producteurs. Il manque à l’Europe du marché commun une politique industrielle commune. La bataille engagée pour baisser les coûts a affaibli l’industrie européenne. La prise de conscience de l’enjeu et encore aujourd’hui trop au niveau des discours, la politique industrielle européenne est dans les mots plus que dans les faits. Lançons des Etats généraux de l’Europe industrielle ! Que pensez-vous de la résolution sur les critères du « fabriqué en France » adoptée par les députés le 2 février dernier ? J.-F. D. : Il faut un juste équilibre entre la promotion du « made in France » et la non-fermeture de nos frontières aux produits étrangers. Les consommateurs demeurent schizophrènes. Ils accusent, en tant que citoyens, les entreprises qui font produire à moindre coût dans les pays émergents, et ils achètent les produits les moins chers, fabriqués dans des pays à faibles salaires et peu respectueux de bonnes conditions sociales. Si l’on veut maintenir l’emploi en France et en créer, il faut être conscient de cette contradiction. Souhaitez-vous le retour à un ministère de l’Industrie de plein exercice ? J.-F. D. : Oui, car placer l’industrie dans un grand ensemble où dominent la finance et l’économie ne peut que rendre ses enjeux secondaires, l’industrie demeurant sous la coupe de la finance. Un ministère de l’Industrie de plein exercice serait donc pertinent, à condition de ne pas retomber dans les travers du dogmatisme et du dirigisme. La foi dans la vertu de la seule « économie de l’immatériel » continue-t-elle à porter préjudice aux métiers de l’industrie ? Est-elle la seule voie pertinente de création de valeur ? J.-F. D. : L’image d’un pays, c’est d’abord l’image des produits qu’il fabrique, et non de ses activités immatérielles. On n’a que trop souffert des ravages de l’ère dite postindustrielle qui préconisait de ne garder que les centres de recherche et les services, et d’exporter les usines, alors que les deux finissent le plus souvent par être au même endroit. Rien ne se transfère plus facilement que l’immatériel et les services. Pour autant, la vigilance s’impose quand il s’agit de défendre la propriété intellectuelle, le droit des marques. L’économie de l’immatériel est aussi essentielle. La feuille de route de la CNI pour 2012 prévoit de renforcer sa communication. Qu’envisagez-vous ? J.-F. D. : Nous souhaitons développer des opérations avec la presse quotidienne régionale, très intéressée par les actions de terrain. La feuille de route prévoit également de poursuivre une réflexion transversale sur le thème « concevoir, développer et produire en France ». Nous souhaitons aussi renforcer les actions autour de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, pour définir les emplois de demain et les formations adaptées. Il faut poursuivre et amplifier les actions amorcées. Tout est possible au regard de nos atouts, mais rien ne sera possible si les divers acteurs, au-delà de la CNI, ne trouvent pas les voies pour travailler ensemble. Propos recueillis par J. W.-A. 1. Rapport CNI 2011 : www.industrie.gouv.fr/egi/rapport-annuel-CNI-2011.pdf.