Bulletins de l'Ilec

Rien de moins que construire la France - Numéro 441

01/02/2014

Une marque désigne une singularité, indépen-damment des arguments de concurrence attachés aux objets. Il en va de même de la marque-pays, irréductible à un label. Surtout pour un pays qui parle au monde. Entretien avec Patrick Mathieu, expert en stratégies de marques, président fondateur de Patrick Mathieu Conseil

Pourquoi des entités du domaine public empruntent-elles au privé les attributs de la marque ?

Patrick Mathieu : Les entités publiques sont des créations humaines, comme les entreprises. À ce titre, elles ont chacune une singularité et sont amenées à la valoriser. Cette valorisation ne relève pas plus du privé que du public, de l’individuel que du collectif. La singularité étant universelle, servir l’intérêt général n’interdit pas à une institution d’être une marque.

Quelles sont les limites de cette analogie avec les marques commerciales ?

P. M : La nature du message et les intérêts servis ne sont pas les mêmes. L’entité publique est censée défendre et promouvoir l’intérêt général. Une marque sert l’intérêt du vendeur et du client, et prend en compte l’intérêt général de manière variable. Prenons les fonctions de la marque commerciale : distinguer, clarifier, sécuriser, promettre.

En quoi une marque-pays y répond-elle ?

P. M. : Ce sont les effets d’une marque et non son rôle, qui est d’incarner une singularité. Distinguer, clarifier, etc. sont les effets seconds de la singularité. Un pays ne doit pas chercher à se distinguer dans la concurrence avec les autres pays. Mettre en concurrence la marque France avec la marque Allemagne serait d’une stupidité monumentale. Une marque-pays doit bien sûr clarifier. Sécuriser, non, car c’est au produit de le faire, et non à la marque, et parler du made in France n’est pas ici pertinent. En revanche, la promesse, oui, car la France a beaucoup de chose à promettre au monde et doit s’en occuper, particulièrement dans le domaine de la fraternité. La marque France ne doit pas être considérée comme un label. Elle est un lieu de création et d’expression, renouvelées en permanence, d’une singularité dont la France est dépositaire et dont elle a la responsabilité face au monde. La labellisation, elle, est un simple acte de marketing, qui consiste à certifier que tel produit vient bien de France. Gare au stéréotype et au risque de bashing. Une marque élève, un label, non.

La France aurait-elle des efforts particuliers à faire pour répondre aux fonctions fondamentales de la marque ?

P. M. : La France est très peu consciente de sa singularité, et même de son archétype identitaire ou quiddité, qui est d’être souverain-magicien (finalité souverain, modalité guerrier, matérialité producteur, en référence aux trois fonctions de Georges Dumézil). Ce type de marque souveraine s’inscrit dans la durée, revendique d’être la référence et affirme une compétence globale. Aujourd’hui, la France n’exprime pas bien sa singularité, ni politiquement ni sur le plan économique.

Quel est le territoire de la marque France, le périmètre de produits et services auquel elle s’applique ?

P. M. : Le territoire de la France est intellectuel, par la capacité d’incarner une pensée libre, un esprit, une grandeur, avec une perspective dans la durée, dans différentes activités, pas uniquement dans le secteur du luxe. D’autres secteurs (aviation, automobile…) existent où le génie ingénieur des Français s’exprime : celui de la Belle Époque, durant laquelle on ne se donnait pas de limite pour penser l’avenir, alors que le xxe siècle a été ensuite pour la France le siècle de la limitation, malgré quelques sursauts partiels (Clemenceau, De Gaulle…).

La segmentation de l’offre par marques-pays répond-elle à un vrai besoin parmi les consommateurs ?

P. M. : Les circuits d’approvisionnements sont tellement complexes que les appellations du type made in France manquent singulièrement de transparence sur l’ensemble de la chaîne de valeur. J’émets un doute sur la validité de l’information sur la provenance des éléments qui concourent à la fabrication d’un produit labellisé made in France. Je préfère la stratégie de communication d’Apple, qui revendique haut et fort « Designed by Apple in California » (et non USA ! ) et un produit fabriqué en Chine. C’est clair. Apple a dissocié le branding, là d’où vient l’esprit de l’objet, la manière dont il a été pensé, de sa fabrication. Quand on dit made in France, on marque la fabrication et non l’esprit. Plaçons la marque là où il y a la conception. Toyota a son bureau de design en Californie, qui n’est pas les Etats-Unis mais une région-État, qui de surcroît n’a pas le même profil que les États-Unis selon la trifonctionnalité. Indiquer le pays n’est pas une garantie quant à l’origine de la conception d’un produit.

Va-t-on voir les marques-pays (celles des États de l’UE et autres) se généraliser sur le marché français ?

P. M. : Il serait intéressant de valoriser l’Europe aux yeux des Européens, par la valorisation des marques européennes à l’intérieur des pays de l’Union, non pas tant par leur origine que par leur esprit. La richesse additionnelle de chaque marque-pays importe davantage que la richesse concurrentielle.

Cette segmentation en marques-pays se déclinera-t-elle en pays premium, pays de milieu et d’entrée de gamme ?

P. M. : Il ne faut pas mettre les pays en concurrence, comme s’il y avait les bons et les mauvais ! On entre dans du protectionnisme déguisé : c’est un acte politique et non plus économique ; on instrumentalise le marketing, on sort de la dynamique de la mondialisation qui nous porte. Le jugement de valeur induit par la comparaison des marques-pays est très dangereux.

De la généralisation d’une telle segmentation, la France est-elle sûre de profiter plus que ses concurrents ?

P. M. : La marque-pays doit construire la France, mais jamais en profiter vis-à-vis d’autres marques-pays. Une marque n’est pas créée pour profiter mais pour apporter, donner aux autres.

Quels sont les deux ou trois traits majeurs qui fondent la singularité, la personnalité, et l’imaginaire de marque de la France ?

P. M. : La France, comme je l’ai dit, a les caractéristiques du souverain quant à sa finalité. Quand elle est dans sa grandeur, elle est capable de penser le monde avant de penser à elle (Déclaration des droits de l’homme…), elle a aussi la volonté de penser les choses qui vont durer et de construire pour le futur. La modalité de la France est d’être guerrière : l’ingéniosité, les idées, la liberté de pensée qui permet à chacun de façonner le monde à sa manière. En France, on aime bien refaire le monde et le rêver. On aime les créations pharaoniques (tour Eiffel, paquebot France, Concorde, centrales nucléaires, Ariane…), quitte parfois à les casser ensuite ! La France n’est pas le pays de la raison. La France est douée dans les métiers où il faut penser, concevoir, imaginer. Sur le plan de la matérialité, la France est un « producteur », au sens de Dumézil où le paysan produit pour son entourage : par la capacité à redistribuer les bénéfices, le savoir, les ressources, ce qu’atteste la Sécurité sociale que nous envient tous les pays du monde. Une redistribution de nature fraternelle, humaniste. L’intérêt général prime.

Quelle langue parle la marque France ?

P. M : La France parle français ! Une langue universelle capable de dialoguer avec toutes les langues. Mais elle reconnaît aussi les autres langues.

Qui dit marque dit concurrence : dans le champ concurrentiel des marques-pays, comment créer la préférence pour la marque France ?

P. M. : En activant sa singularité, et surtout pas en imposant des poncifs. En construisant la France et non en l’exploitant.

Si la France est une marque, qui va la recommander ; verra-t-on des « M. Marque » dans nos ambassades ?

P. M. : Non, la singularité doit être portée par ceux qui en sont les acteurs. Ceux qui font de grandes choses en France en seront les ambassadeurs, ceux qui activent la singularité. Une marque est un lieu de création et non d’exploitation. Laissons la parole à ceux qui créent et à ceux qui les soutiennent activement dans ce travail.

Si la France est une marque, quels doivent être les leviers de son attractivité ?

P. M. : Sa singularité.

La marque-pays est-elle un outil d’influence, un instrument de soft power au sens de la géopolitique (Joseph Nye) ?

P. M. : Une marque n’est pas un objet commercial, c’est un support destiné à donner une culture, qui permet ensuite la diffusion de produits commerciaux. Il faut éviter tout rapport de force. Si on crée la marque France pour en faire l’outil d’un rapport de force, autant s’en passer ! Je suis fermement contre la labellisation de la France comme avantage concurrentiel.

Soft power toujours : si le point nodal de la marque France est que « la France crée du style » (Synthèse du rapport Marque France), la promotion du style et de la culture françaises n’est-elle pas une condition indispensable de la compétitivité de la France – et de sa marque ?

P. M. : La France est un pays créateur. Elle n’est pas que le pays du luxe. Elle n’est pas tant créatrice du style que créatrice avec style. Le style, ici, est un moyen et non une fin. La concurrence des marques-pays expose-t-elle les pays concernés à une recrudescence de dénigrement ?

Faut-il en voir une illustration dans le French bashing qu’affectionnent certains médias, mais peut-être aussi certains États ?

P. M. : Oui, et c’est une conséquence logique. À vouloir se poser en s’opposant, on ne peut que recevoir quelques bonnes claques !

 

Propos recueillis par J. W.-A.

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