Problématique suprématie de la fonction achat - Numéro 447
30/03/2015
La conflictualité commerciale a-t-elle des effets sur l’offre – la largeur de catégorie – et sur le choix pour les consommateurs ?
Philippe Breton : Fonder la négociation sur la conflictualité revient à dénier le rôle central du client dans l’élaboration de l’offre sur des bases objectives et stratégiques. Au lieu d’être le moment privilégié d’échanges sur les produits et les besoins réels des clients consommateurs, la construction de l’offre devient la résultante d’un jeu de pouvoirs. Si les marques leaders, réclamées par les clients, et les leaders régionaux ont, certes, des arguments à faire valoir, reste le cas des marques sans identité forte nationale ou locale.
La négociation n’a jamais été un long fleuve tranquille et il est naturel que chaque partenaire cherche à tirer un meilleur avantage, mais en veillant cependant à ne pas affaiblir excessivement l’autre. La négociation doit se fonder sur un jeu gagnant-gagnant et non comme souvent sur un jeu à somme nulle, où le perdant est dans la plupart des cas du côté industriel. L’expérience montre que le référencement relève davantage des conditions tarifaires ou de coopération commerciale que d’une connaissance approfondie des besoins des clients.
L’évolution de la législation favorise-t-elle plus ou moins la conflictualité, ou celle-ci est-elle, en France, plutôt culturelle et peu déterminée par des considérations de droit ?
P. B. : La législation a souvent montré par le passé qu’elle produisait le contraire de l’effet attendu, n’étant pas fondée à l’origine sur la morale et la justice, pour paraphraser Chateaubriand. Témoins, dans les années suivant 1996, la loi Galland, vecteur d’une inflation masquée des prix, ou la loi Raffarin et l’explosion du maxidiscompte. La liste n’est pas close et il faut toujours redouter les dérives générées par l’intervention publique dans la sphère privée, car elles peuvent être en effet la source de tensions entre les partenaires.
Cependant, cette conflictualité a souvent, en France, des causes culturelles. Dans les pays anglo-saxons, le métier de commerçant est mieux reconnu et valorisé. Le rôle de l’enseigne est d’être au service du consommateur et de lui simplifier la vie. Le métier noble, en France, était celui d’industriel, pas celui de commerçant. Souvenons-nous du mépris affiché par Napoléon pour désigner les Anglais : une nation de boutiquiers. La conflictualité actuelle repose sur un profond déficit de confiance entre les deux parties. Or la confiance est la clé de voûte d’une croissance durable et responsable.
Le développement du management catégoriel est-il une voie pour pacifier la relation industrie-commerce ?
P. B. : Sans aucun doute, à condition toutefois de ne pas dévoyer la philosophie du management catégoriel, qui vise à placer le client final au cœur du processus, en s’appuyant sur un échange d’informations permanent entre fabricants et distributeurs, et en veillant que la fonction achat ne soit pas privilégiée aux dépens des autres domaines d’application du management catégoriel. Ce management, d’origine anglo-saxonne, présente également l’intérêt de distinguer et de caractériser les catégories stratégiques de celles qui le sont moins. Donc de savoir faire des choix.
Quels sont les domaines où la démarche collaborative est la plus féconde entre industrie et commerce, du point de vue de la création de valeur ?
P. B. : J’aurai naturellement tendance à citer les marques de distributeurs (MDD), lorsque ce sont de véritables marques qui allient l’expertise des produits et des marchés de l’industriel, et l’expertise des clients et des magasins pour le distributeur. Cette démarche collaborative est optimale lorsque industriels et distributeurs interviennent très tôt en amont dans la conception et l’optimisation de produits qui apportent une valeur ajoutée perceptible par le consommateur (qualité, praticité, service, pédagogie).
Dans quels domaines la relation a évolué vers moins de conflictualité du fait d’une telle démarche ?
P. B. : Chaque fois que la relation est construite sur des bases objectives et mesurables, la conflictualité régresse. C’est le cas pour les normes de qualité ou les démarches de certification. De multiples enquêtes attestent que les industriels souhaitent avoir plus de visibilité et de simplicité dans leurs relations avec les distributeurs. Lorsque les règles du jeu sont bien connues à l’avance, les industriels déploient les efforts nécessaires pour atteindre les objectifs fixés. Ils ont l’honnêteté de reconnaître que cela les fait progresser vers un plus grand professionnalisme. Encore faut-il que ces efforts soient aussi reconnus et valorisés par leurs interlocuteurs, ce qui n’est hélas pas suffisamment le cas.
Dans quels domaines la relation a au contraire évolué vers plus de conflictualité ?
P. B. : Concernant les marques de distributeurs, la relation s’est dégradée dans trois domaines. D’abord les appels d’offres : leur qualité et leur finalité (faire baisser les prix ?) laissent parfois à désirer ; le cahier des charges impératif pour les fournisseurs nationaux peut devenir à géométrie variable, selon les origines géographiques de ces industriels, entraînant des disparités de concurrence. Ensuite, les cahiers des charges sont complexes et procéduriers, générateurs de tensions et de complexité administrative coûteuse. Enfin, des demandes de coopération commerciale (cagnottes, anniversaires, corbeilles de mariée pour rachat d’enseigne…) et des pénalités (parfois indues) ont commencé à apparaître, en contradiction avec le postulat initial des MDD, qui était un prix de cession incluant seulement le coût de production, la marge de l’industriel et, selon les enseignes, des coûts de photogravure, d’analyses de panels ou des coûts logistiques.
Quelles seraient les bonnes pratiques collaboratives en vigueur chez nos voisins et que les relations industrie-commerce ignorent en France ?
P. B. : Il vaudrait mieux parler de méconnaissance que d’ignorance. Il y a un mot que nous n’avons pas assez cité : confiance. Il constitue l’élément fondamental à partager entre les partenaires, pour construire une relation efficace et durable. Pour les MDD, cette confiance doit pouvoir s’appuyer sur une totale transparence des deux côtés, à commencer par la connaissance actualisée et détaillée des performances dans les magasins, comme en Grande-Bretagne. C’est ensuite la capacité d’écoute des recommandations de ces industriels. Ils attendent souvent une plus grande visibilité des stratégies des enseignes, de nature à les guider dans leurs propositions commerciales comme dans leurs activités de recherche et développement.
Faut-il s’étonner que la France semble, en Europe, le pays le plus touché par la pression déflationniste sur la grande consommation, alors qu’elle est aussi le pays où les relations interentreprises sont le plus conflictuelles ?
P. B. : Ce n’est en effet guère étonnant, dans la mesure où dès les années 1950 le prix bas a été, en France, l’arme absolue des enseignes pour conquérir des parts de marché. Par ailleurs, dans un contexte de ralentissement de la consommation, il est plus facile à court terme de réduire les coûts d’achat, pour augmenter le retour sur investissement, que d’augmenter les ventes. La question se pose cependant de savoir s’il y aura encore demain des fournisseurs, et de quelle taille, et dans quels pays.
La guerre des prix entre enseignes est-elle en soi porteuse de mauvaises pratiques ?
P. B. : D’un mauvais climat pour créer de la valeur ensemble, sans doute. La guerre des prix ne se limite pas aux améliorations des conditions d’achat auprès des industriels, en espérant bénéficier de meilleures conditions que les concurrents sur des bases confuses et irrationnelles. La productivité des enseignes et l’optimisation de leur modèle économique, à l’aide des techniques de l’information, sont également concernées. La guerre des prix, exacerbée par des comparateurs de prix contestables et des publicités racoleuses, n’aide pas les consommateurs à se repérer. La baisse, réelle, des prix alimentaires n’est pas perçue par eux.
La politique d’assortiment des enseignes, combinant MDD et marques en vue du développement des catégories, fait-elle les frais de la guerre des prix ?
P. B. : Si l’on veut parler d’une politique d’assortiment construite à partir de la connaissance approfondie des consommateurs et censée répondre à leurs besoins réels, et s’inscrire dans une stratégie cohérente de l’enseigne, on peut répondre par l’affirmative. Avoir les meilleures conditions d’achat ne garantit pas l’efficacité des ventes, si l’assortiment n’est pas pertinent. L’achat de conditions commerciales peut sembler l’avoir emporté sur la stratégie de vente. N’oublions pas que l’enseigne a d’abord un rôle de sélectionneur, mais elle a aussi celui d’enseigner, comme le rappelait Christophe Chain dans son livre l’Odyssée de l’enseigne, pour répondre au besoin d’informations fiables des consommateurs sur la qualité des produits et la pertinence des prix.
La valorisation du panier au détriment des MDD depuis deux ans serait-il le signe qu’il y a de la place pour une autre posture que la course conflictuelle aux prix bas ?
P. B. : Les MDD ont bénéficié par le passé d’une hausse excessive des prix des marques leaders rapportée avec leur qualité perçue. Leur tassement actuel est plus la conséquence d’une incapacité à sortir de quarante ans sous la revendication « aussi bon, moins cher » et de copie des marques. Pour les MDD qui ont su acquérir un véritable statut de marque, être au prix d’une marque signifie nécessairement être meilleures ou différentes.
En ces temps de mutation de la consommation et des attentes des clients, il y a des territoires à conquérir en revenant sur les fondamentaux du produit. Plus de simplicité dans les recettes et plus de naturel dans les ingrédients me semblent nécessaires pour répondre aux besoins de classes moyennes sinistrées et dépaysées. S’appuyer sur l’économie de la fonctionnalité et exploiter les potentialités de l’économie collaborative sont des voies modernes pour apporter de la qualité et du sens en plus de prix justes.
Plus de 80 % des consommateurs pensent que les prix alimentaires augmentent. Si les prix cessaient de baisser, verraient-ils une différence ?
P. B. : Si les prix augmentaient la réponse serait oui ; de nombreuses études ont montré les effets pervers de l’inflation dans la gestion des catégories. Les baisses de prix sont vertueuses quand elles sont le résultat d’une meilleure organisation ou d’une meilleure exploitation des compétences ou des technologies. Pas quand elles ne sont que le résultat d’une négociation entre adversaires de tailles disproportionnées.
Pour répondre à la question, je ne suis pas sûr que les consommateurs verraient une différence si les prix cessaient de baisser. Ce qui ne signifie pas que le prix n’est pas important et qu’on ne doit pas se battre pour rendre les produits plus accessibles. En grande consommation, la baisse de prix doit avoir pour corollaire la hausse des rotations.
Dans certains magasins les consommateurs peuvent voir des affichettes signalant de façon accusatrice qu’un produit a été déréférencé pour cause de hausse tarifaire : n’est-ce pas plutôt aux consommateurs de juger si tel article est trop cher ?
P. B. : Il me paraît choquant sur le fond qu’un distributeur puisse juger du bien-fondé du tarif d’une marque. C’est en effet à la marque de définir son prix de vente, quitte à assurer les conséquences de son positionnement en prix. On retrouve là une spécificité culturelle, dans un esprit de revanche à l’égard des industriels. De là à emprunter les habits du défenseur du consommateur, c’est faire bien peu de cas de son libre arbitre et de sa liberté de choix.
Dans la forme, communiquer sur le déréférencement pour cause de prix trop élevé relève de l’artifice publicitaire, alors que souvent une seule référence de la gamme a été supprimée, à l’exemple de la Vache qui rit il y a quelques années chez Leclerc. Gageons que les consommateurs ont l’intelligence et le bon sens de ne pas tomber dans le panneau…. ou dans l’affichette !
Propos recueillis par J. W.-A.