Bulletins de l'Ilec

Pluralité des modèles d’achats et des segmentations - Numéro 450

01/07/2015

L’implication, l’habitude, la destination personnelle de l’achat, affectent l’influence relative de chacun dans le ménage. Sous l’empire de facteurs structurants plus lourds, comme le rapport à l’emploi ou le nombre d’enfants. Entretien avec Caroline Riché, maître de conférences à l’IAE d’Amiens

Vous avez étudié les rôles respectifs des conjoints, assez contrastés, dans les décisions d’achat stratégiques des ménages. Les achats courants (produits de grande consommation) répondent-ils à un modèle radicalement différent ?

Caroline Riché : Il n’existe pas de modèle unique, ni de ménage ni de consommation collective (en couple). À cet égard, acheter un produit courant, comme lors des courses alimentaires, ou réaliser une acquisition stratégique, comme un logement, requiert différemment la motivation à s’impliquer dans le processus d’achat. Les achats courants n’engagent pas les mêmes dépenses : plus l’achat est coûteux, plus les conjoints veilleront au choix finalement effectué, puisque il aura des conséquences sur d’autres décisions du ménage. Ainsi, les choix relatifs au logement affecteront les choix relatifs aux vacances.

Ce qu’on appelle « désaccords interclasses » peut survenir : les deux conjoints n’accordent pas le même niveau de priorité à un achat. Dans ce cas, différents mécanismes sont mis en œuvre, consciemment ou inconsciemment, pour permettre de produire une décision collective liée au ménage à partir des préférences individuelles de chaque conjoint. Certaines études montrent que lorsque les deux conjoints se sentent impliqués, des situations de désaccord donnent plus facilement lieu à une négociation ou à un marchandage au sein du couple.

Outre la nature de la décision, de multiples facteurs doivent être considérés. On peut citer les caractéristiques des conjoints et du couple, comme les effets de la personnalité, les différences d’âges, le degré d’homogamie, ou l’histoire du couple en général. Outre le couple, la décision familiale inclut davantage les enfants, d’autant plus pour les produits courants.

Les achats de ces produits de grande consommation relèvent souvent de l’habitude. Il s’agit alors des schémas du processus de décision individuel, où le conjoint achète des marques devenues habituelles et anticipe naturellement les préférences de son conjoint ou des enfants, prescripteurs de certains produits.

Toutes les dépenses font-elles objet de négociation dans les ménages ?

C. R. : Non, heureusement ! Il faut distinguer les types d’achats : un achat pour soi-même, un achat pour la famille, pour les enfants, pour la maison, etc. Plus nombreux seront les consommateurs qui partageront l’objet acheté (par exemple les vacances, une télévision, un logement), plus l’acheteur devra intégrer les préférences de chacun, donc négocier. Une étude parue cette année dans Politiques sociales et familiales1 montre que les dépenses pour la maison sont celles qui suscitent le plus de discussions. Les achats pour soi-même laissent plus de liberté… à condition que la dépense ne soit pas perçue comme trop importante, puisque elle aurait un impact significatif dans les arbitrages relatifs à l’allocation du budget de la famille.

La tendance de long terme au sein des ménages est-elle à une répartition plus égalitaire des influences dans les décisions d’achat ?

C. R. : Dans les années 1960, les femmes, qui devaient avoir l’autorisation de leur mari pour travailler, étaient environ 40 à 45 % à avoir un emploi entre 30 et 50 ans. Aujourd’hui, 80 % des femmes sont actives dans cette même classe d’âges. Les multiples changements économiques et socioculturels qui sont advenus nous laissent penser qu’aujourd’hui la famille s’est modernisée, notamment grâce au statut des femmes du point de vue de l’emploi. Ainsi, le pouvoir économique accru des femmes serait source de pouvoir décisionnel, suggérant une répartition plus égalitaire des influences. Toutefois, en moyenne le revenu salarial des femmes du secteur privé est encore inférieur de 28 % à celui des hommes, la proportion des femmes qui occupent un emploi à temps partiel est bien supérieure à celle des hommes dans la même situation, et les inégalités dans la répartition des tâches domestiques sont toujours une réalité, les femmes y consacrant en moyenne quotidiennement deux heures de plus que les hommes, selon l’Enquête emploi du temps de l’Insee.

Ces constats ont amené des chercheurs à dépasser la segmentation traditionnelle entre femme active et femme au foyer pour segmenter les ménages où la femme est active en deux catégories : ménages à double carrière ou ménages à double revenu. Avec, dans le second cas, un rapport à l’activité professionnelle différent, une pérennité et une motivation à travailler moindre. Par conséquent, un statut et une influence décisionnelle différente.

Ainsi, l’attitude des conjoints à l’égard du « rôle de genre », ce que « doit aire » un homme ou une femme, permet d’opposer deux types de couples sur un continuum. D’une part, un couple traditionnel, avec un mari qui pourvoit aux besoins financiers de la famille, et qui détient un pouvoir décisionnel déterminant. D’autre part, un couple moderne qui suppose une répartition des rôles et des influences égalitaires. De multiples cas existent entre les deux, avec notamment des conjoints qui ont parfois des croyances distinctes.

L’enquête de l’Insee de 2010 Emploi du temps, module « Décision dans les couples », montre que les attributions des conjoints sont d’autant plus traditionalistes qu’il y a plus d’enfants dans la famille.

Enfin, il faut remarquer qu’une répartition égalitaire ne signifie pas nécessairement que chacun de conjoints influence chaque décision du ménage, ce qui s’avérerait coûteux en termes de temps. Les conjoints peuvent choisir de se spécialiser dans certaines tâches, qu’ils préfèrent, y devenant maîtres de la décision tandis que d’autres décisions peuvent être « syncrétiques ». Encore faut-il observer les mécanismes d’attribution des rôles des conjoints et le type de tâche allouée.

Les évolutions à long terme de la consommation des ménages français en termes de décisions sont-elles un objet d’études ?

C. R. : Les modèles et structures familiales se modifient et rendent obligatoire la mise en place d’études régulières des décisions familiales. Les économistes étudient régulièrement les dépenses des ménages, en observant les conséquences des décisions d’achat. Toutefois, les recherches relatives à l’étude des interactions sociales intracouple et des mécanismes décisionnels sous-jacents à la décision collective sont actuellement assez rares. Par ailleurs, les décisions impliquantes sont un terrain privilégié au détriment des achats courants, qui mériteraient d’être mieux compris.

1. Revue de la Caisse d’allocations familiales : http://is.gd/FZX6sv.

Propos recueillis par F. E.

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