Décide qui sait - Numéro 450
01/07/2015
La prise de décision d’achat au sein des ménages, en termes d’influence respective des conjoints, est-elle un aspect important de la recherche en marketing ?
François Laurent : Oui, c’est important, c’est même fondamental. Il y a deux grandes approches pour analyser le consommateur. L’approche traditionnelle du marketing est freudienne – toutes les études de motivation sont fondées sur la psychanalyse freudienne. Mais l’être humain vit en société, rappelle l’école de Palo Alto, qui étudie les relations interpersonnelles. L’individu vit dans divers systèmes – la cellule familiale, les collègues au travail, etc. – et passe de l’un à l’autre facilement.
Chaque système a ses enjeux de pouvoir : si j’accepte quelque chose de mon conjoint, celui-ci doit en retour accepter quelque chose de moi. Ainsi, si un mari achète une voiture, sa femme voudra donner son avis ; quelque chose se donnera en retour, par exemple acheter une cuisine. Le meilleur moment, pour un fabricant de cuisines, d’en vendre une à un couple, c’est lorsque le mari est sur le point d’acheter une voiture. Pour l’approche de Palo Alto, nous vivons dans un système ouvert : un même individu peut avoir des comportements différents selon les cellules dans lesquelles il se trouve, pour des enjeux eux aussi divers. La complexité des cas conduit parfois à des typologies non seulement d’individus mais aussi de couples.
Le pouvoir de décision au sein des foyers par catégories de produits est-il mesurable, et accessible au marketing ?
F. L. : Tout dépend de ce que l’on entend par « mesurer ». Je préfère l’analyse qualitative à la quantitative, elle permet mieux de comprendre les interactions. Des méthodes existent qui reposent sur des entretiens de couple, l’homme et la femme interrogés séparément. Il est sûr que c’est toute la famille qui interagit, les enfants inclus. Un père de famille n’achètera jamais une voiture sans avoir recueilli l’avis de ses enfants, surtout s’il y a des adolescents très soucieux de l’avis de leurs amis…
En dehors du contexte d’enquête où on les interroge, diriez-vous qu’un consommateur se pose souvent la question de savoir si c’est lui, ou son conjoint, voire ses enfants, qui est le plus qualifié pour choisir telle marque ou tel produit ?
F. L. : Oui, c’est fondamental, particulièrement dans les secteurs des produits technologiques. Nous assistons au renversement du modèle sociétal où les jeunes suivaient les pas de leurs aînés. La technique va tellement vite que les parents sont précocement dépassés par rapport à leurs enfants. Chez Darty, lorsque un père veut acheter une télévision, le vendeur s’adresse prioritairement à l’enfant, car il influe fortement sur la décision. Les influences deviennent croisées et dépassent souvent le cercle familial, pour les réseaux sociaux où circulent à foison les avis de consommateurs. Les acteurs influents sont partout.
Les enquêtes de type vidéo dans la cuisine (études comportementales inspirées de la télé-réalité comme Caméra Conso, qui filma dix familles pendant une semaine à l’heure des repas.) livrent-elles des enseignements sur l’influence et la décision d’achat qui seraient hors d’atteinte des enquêtes traditionnelles par questionnaire et de leur outillage académique ?
F. L. : Oui, fondamentalement, car les gens ne sont pas toujours conscients de leurs actes. Interrogeons une personne sur ce qu’il pense de telle pizza surgelée. Il se peut qu’il ne l’aime pas en raison d’un goût de carton, tout en affirmant avoir bien respecté les recommandations de préparation.
L’enquête vidéo infirmera sa certitude en montrant, par exemple, qu’il n’a pas correctement préchauffé le four. Or la personne interrogée n’en a pas conscience.
Nous sommes ici dans la mémoire procédurale, qui échappe au questionnement. Les deux autres mémoires, sémantique (ce que j’ai appris) et épisodique (ce que j’ai vécu), sont, elles, accessibles par le langage. Les enquêtes d’observation sont donc très importantes.
Quand une marque s’adresse aux enfants, aux femmes ou aux hommes sur l’emballage d’un produit, est-elle bien sûre que ce sont les enfants, les femmes, ou les hommes, qui la lisent ?
F. L. : Tout le monde est exposé au message, par la communication média ou hors médias. Par la communication média, la marque ne touche jamais sa seule cible, sa communication déborde sur des publics plus larges. Aujourd’hui, on peut regarder la télévision et avoir à côté de soi un portable, une tablette ; 90 % des gens qui twittent le font aussi devant leur télévision ! Il serait illusoire de penser qu’on ne touche que sa cible. Quand il s’agit de la communication sur l’emballage, ce n’est pas toujours celui qui a acheté le produit qui va lire les informations sur l’étiquette.
Les marques sont-elles des objets de consensus dans les ménages ? Autrement dit, le choix récurrent d’une marque spécifique est-il plus souvent l’indice d’un consensus, ou d’une spécialisation des rôles familiaux ?
F. L. : Cela dépend des ménages, et il faut tenir compte du champ étudié. Dans le cas d’un couple seul, des consensus se dessinent en fonction de la spécialisation des interlocuteurs selon leur expertise : les produits culinaires sont, en général, du ressort de la femme ; ceux de l’univers de l’automobile, du mari. Le consensus se fait alors par délégation de pouvoir. Pour autant, le consensus peut évoluer, quand les hommes se mettent à faire la cuisine… Quant au ménage avec enfant, c’est avec les adolescents que les choix peuvent diverger : ils ont besoin d’affirmer leur existence en dehors de la cellule familiale : ils rejettent les marques des parents au profit des leurs, pour affirmer leur identité.
Propos recueillis par J. W.-A.