Fusion du physique et du virtuel - Numéro 458
01/06/2016
L’Internet des objets est-il le marqueur d’une révolution industrielle ?
Jean-Claude Pacitto : La Révolution industrielle a transformé les usages, mais ce qui distingue son époque de la nôtre est qu’elle fut dominée par des valeurs utilitaristes (« vivre plus »), alors que la nôtre l’est plutôt par l’hédonisme (« vivre mieux »). L’Internet des objets est précurseur d’une vague de produits qui permettront dans tous les domaines de relier le monde physique au monde virtuel : une fusion entre le Web 2.0 et la troisième révolution industrielle, pour donner naissance à l’industrie 4.0. Certains y voient la possibilité de rapprocher les cols bleus et les cols blancs. Si l’on ne comprend pas ces implications, on passe à côté de l’essentiel. Favorise-t-il le passage à une économie de l’usage (« effets utiles »), ou au contraire la valeur nouvelle des objets va-t-elle accentuer le goût de leur possession ?
Philippe Jourdan : Les deux points de vue se défendent. Les objets connectés favorisent le partage des données, en particulier celles liées à la géolocalisation : le véhicule connecté facilite l’usage pour un temps donné d’un moyen de transport qu’il n’est plus nécessaire de posséder. Mais certains objets, connectés ou non, seront toujours achetés en vue d’être possédés autant qu’utilisés. Une partie de l’échec relatif de l’adoption des montres connectées réside dans le caractère limité de leurs fonctions, et dans le fait qu’une montre est un bel objet, or il a fallu attendre les dernières générations pour que les montres connectées soient de beaux objets (voire des objets de luxe) qu’on a plaisir à posséder. Si l’objet connecté est un prolongement de la personne, dont il mesure l’activité, la santé, les performances, l’effet de dotation (ou d’aversion à la dépossession), qui consiste à attribuer plus de valeur à un objet qu’on possède qu’à un autre qu’on ne possède pas, indépendamment de la valeur à l’achat, l’emportera a fortiori, puisque il est partie prenante de l’intimité du possesseur.
Quels sont les domaines d’élection des objets connectés, en termes de besoins ?
P. J. : Il est difficile d’imaginer les limites de leurs promesses, nous ne sommes qu’au début du développement des applications. Le premier enjeu est l’amélioration de la performance individuelle : productivité, suivi d’activité sportive, intellectuelle, professionnelle, organisation et planification des tâches quotidiennes, etc. Un autre domaine d’élection pourrait être le renforcement du lien social. En favorisant la mise en commun d’informations, les objets connectés sont à l’origine de communautés : je ne pratique pas seul le jogging, je suis connecté à des millions de pratiquants dans le monde. L’idée est séduisante mais se heurte à l’orientation individuelle des fonctions premières des objets connectés (santé, forme, sécurité, confort…) et à la pauvreté relative des fonctions et des applications de partage (en dehors de la géolocalisation ou du partage de performances).
Toutes les catégories de produits de grande consommation (PGC) sont-elles éligibles à la connexion ?
J.-C. P. : Un grand nombre de produits sont concernés, la filière agroalimentaire n’est pas épargnée : non seulement les aliments seront tracés, mais les animaux connectés (les vaches pour améliorer la qualité du lait…). Au Japon, Fujitsu produit déjà des laitues dans des salles totalement stériles, équipées de capteurs reliées au Nuage ; la plateforme détecte la température idéale à la croissance des laitues, analyse les données relatives à la pousse et décide du moment de les arroser et de les ramasser.
Le taux de pénétration des objets connectés a-t-il des freins spécifiques ?
J.-C. P. : L’une des limites techniques à leur développement est la qualité des réseaux wifi, fibre ou 4G, en termes de couverture ou de débit. Ils devront être bien plus puissants, car un objet connecté doit transmettre ou recevoir en permanence et en tout lieu de manière optimale. Il faut aussi que l’usager se familiarise, voire maîtrise la technologie, afin d’utiliser convenablement ces objets. Mais deux autres freins défient les marketeurs. D’abord le manque de valeur ajoutée, c’est-à-dire d’applications réellement innovantes, en rupture avec les usages et justifiant le prix (achat ou abonnement) parfois élevé d’accès. Ensuite, la crainte des consommateurs potentiels quant à la préservation de leur intimité : cet obstacle ne doit pas être minoré, et pourrait contrarier l’intérêt pour les fabricants de disposer d’une information riche et à jour, susceptible d’être commercialisée.
Avec des objets capables de mesurer l’émotion des consommateurs, y a-t-il empiétement excessif sur la vie privée ?
P. J. : Les émotions, dernier refuge de l’expression de la vie privée, seraient à protéger avec plus de précautions encore que les données relatives à notre santé, à notre vie familiale, sociale ou professionnelle. Il existe des programmes capables de décrypter les émotions faciales, au-delà donc de la simple identification. Ils sont d’ailleurs utilisés à des fins d’expérimentation marketing depuis longtemps, en particulier auprès d’enfants, pour pallier leur difficulté à verbaliser leurs émotions, mais selon des protocoles très surveillés, soumis à la pleine acceptation des tuteurs. En matière d’objets connectés, l’obtention d’une acceptation explicite et en pleine connaissance de cause pose problème. Si nos émotions sont le miroir de l’âme, il y a de bonnes raisons de s’inquiéter. Cependant, ces objets ne sont pas seuls en cause, l’empiétement sur la vie privée est à l’œuvre depuis longtemps : notre empreinte numérique s’enrichit tous les jours des sites que nous visitons, des comptes que nous ouvrons, de nos recherches et de nos commentaires en ligne. Nos trajets sont mémorisés sur notre téléphone, notre vie privée s’exhibe sur les réseaux sociaux, nos relations sont pistées sur les annuaires d’anciens…
Les objets connectés ouvrent-ils dans l’entreprise la voie à l’innovation « collaborative » ?
J.-C. P. : Ils poussent à l’interopérabilité. Les experts de différents domaines, R&D, informatique, production, marketing, doivent plus que jamais mettre en commun leurs connaissances pour produire une innovation riche de sens. L’interopérabilité est un défi majeur, car l’obstacle ne tient plus au recueil de l’information ni à son stockage, mais à la façon de faire parler ensemble ces données, afin de produire des applications et des services à forte valeur ajoutée. À défaut, nous assisterons à une multiplication d’objets faiblement connectés entre eux, dispensant un service à faible valeur ajoutée, deux obstacles à leur adoption rapide. L’innovation de rupture suppose de penser les nouveaux usages (et les nouvelles offres) hors des schémas existants, des techniques maîtrisées, des solutions commercialisées : « Si j’avais demandé aux gens ce qu’ils voulaient, disait Ford, ils m’auraient répondu des chevaux plus rapides. »
En quoi l’Internet des objets peut-il enrichir la gestion de la relation avec la clientèle (« CRM ») ?
J.-C. P. : L’usage des réseaux sociaux amène les marques à multiplier les sources et les sujets de dialogue avec des publics divers : les services clients doivent être présents en temps court sur Twitter, Facebook, LinkedIn, Instagram, etc., pour engager le dialogue, répondre aux sollicitations, et pour vendre. La généralisation des supports mobiles oblige le CRM à une accessibilité sur des plateformes techniques diverses. Les services informatiques font face à la demande d’équipement en outils et applications mobiles des départements commerciaux et des fonctions supports des entreprises (sans compter la formation et la maintenance). L’explosion des données collectées porte à la sophistication des outils de modélisation et d’anticipation des comportements d’achat : il y a pénurie relative d’outils, et surtout de compétences pour les utiliser. L’internet des objets participe de la croissance des outils et ressources du CRM. Les objets du quotidien seront de plus en plus connectés, entraînant une baisse du coût des capteurs et des interfaces, et une croissance exponentielle de leurs performances dans un format toujours plus réduit.