Bulletins de l'Ilec

Innovation, façons de voir - Numéro 459

01/08/2016

Nous avons soumis, par une question générale, à l’appréciation de plusieurs consultants et experts l’article du projet de loi Sapin II portant sur le principe d’innovation. La perception est contrastée : ici un principe dont la définition mériterait d’être retouchée pour que l’innovation ne soit pas restreinte à la nouveauté ; là un principe dirigé contre le principe de précaution, mais encore un principe de trop ; ou au contraire un principe bien inspiré qui appelle d’autres initiatives en faveur de l’innovation ; ou plutôt un constat rétrospectif d’échec des politiques publiques ; ou encore l’indice d’un besoin aigu de délibération civique.

« L’Assemblée nationale a adopté en première lecture, dans le cadre de la loi Sapin II, un « principe d’innovation ». En tant que spécialiste de l’innovation, comment en percevez-vous l’effet et l’utilité ? »

Christophe Chaptal de Chanteloup, fondateur du cabinet en stratégie et organisation CC&A, directeur de la publication de Design Fax :

Dans le projet de loi relatif aÌ la transparence, aÌ la lutte contre la corruption et aÌ la modernisation de la vie économique a été ajouté un court article 44 ter censé encourager les politiques d’achat de la personne publique (et de la personne privée chargée d’une mission de service public) à faire plus largement appel à l’innovation. Cet article apporte une intéressante définition de l’innovation : « [ … ] ensemble des solutions nouvelles en termes de fourniture de biens, de services ou de travaux propres à répondre à des besoins auxquels ne peuvent répondre des solutions déjà disponibles sur le marché. »

La sémantique est séduisante, mais il n’est pas certain que cela modifie en profondeur les politiques d’achat dont il est question, parce que l’innovation est ici assimilée à la seule nouveauté, au détriment de la très essentielle valeur d’usage. En d’autres termes, une innovation, ce n’est pas seulement un bien, un service ou une prestation sans équivalent sur le marché, mais une solution permettant à celui auquel elle se destine d’atteindre un résultat difficile – voire impossible – à envisager auparavant.

Par exemple, Uber propose une solution de transport en mettant en relation de façon intelligente l’ensemble des parties prenantes, grâce à une plateforme combinant géolocalisation et gestion de l’offre et de la demande. L’innovation réside non pas dans la nouveauté du procédé (tout existait déjà, pris isolément), mais dans la façon dont a été réfléchie la valeur d’usage : commodité, confort, fiabilité et positionnement tarifaire cohérent. Ce n’est pas le concept de nouveauté qui est ici intéressant, mais la notion de progrès – qui n’est pas autre chose qu’une évolution positive – se traduisant invariablement par une avancée en valeur d’usage.

Or déconnecter l’innovation du progrès, c’est favoriser les démarches centrées sur la performance au détriment de celles orientées sur le résultat ; c’est dire que le niveau de réalisation prime la qualité de réalisation, que le composant est supérieur à l’ensemble. Bref, c’est affirmer que toute évolution, quelle qu’elle soit, positive ou négative, est bonne à prendre.

Nous sommes là dans une démarche marketing des plus classiques : en modifiant l’une des composantes du « mix », on affirme innover pour mieux vendre. Innovation à la General Motors des années 1950 : un détail de carrosserie et un gadget inutile dans le tableau de bord suffisent à contenter le marché avec un « nouveau » modèle. Un peu faible, et surtout réducteur, car assimilant l’innovation à de la simple dynamique industrielle.

C’est pour ces raisons que je propose que la définition de l’article 44 ter évolue comme suit : « toute forme d’innovation, entendue comme l’ensemble des solutions répondant de façon inédite, rentable et pérenne à des besoins d’usage : fourniture de biens, de services ou de travaux ». Car, en reliant l’innovation à la valeur d’usage, on prend en compte deux données essentielles : l’utilisateur final, que l’innovation concerne au premier chef, et les nouvelles structures des marchés, qui tendent à s’organiser en écosystèmes – collectivités homogènes organisées selon un modèle économique qui prend en compte l’ensemble des besoins individuels – dans lesquels la satisfaction de toutes les parties prenantes est une nécessité. Dans ces conditions, l’article 44 ter paraîtrait mieux armé pour faire évoluer les politiques d’achat vers des processus de définition et de sélection favorisant réellement et durablement les démarches d’innovation.

Gilles Fraysse, conseil en valeur de marque, agence Synapse (www.synapse.eu) :

Depuis plusieurs années, de nombreuses tentatives législatives ont été initiées afin d’affaiblir voire de neutraliser le principe de précaution. Ces tentatives ont toutes échoué, car l’obligation de prudence inscrite dans la Constitution bénéficie d’un fort soutien politique et moral.

L’idée a donc fait son chemin d’introduire un « principe d’innovation », afin de contrebalancer le principe de précaution. Ce principe d’innovation créerait, pour les acteurs des marchés publics, une obligation d’explorer toutes les solutions nouvelles pour répondre à des besoins pour lesquels aucune solution n’existe encore. C’est donc dans le cadre de la loi Sapin 2 que l’article 44 ter introduit ce devoir pour les personnes publiques et privées chargées d’une mission de service public, notamment dans leurs achats, de promouvoir les solutions innovantes…

And so what ? Aucune incidence pour les praticiens de l’innovation dans le secteur privé, qui ne sont pas concernés. Et quelle incidence pour un acheteur ou un acteur opérant sur les marchés publics ? En quoi un article de loi pourrait-il changer concrètement son comportement ? Il ne s’agit pas d’une obligation, mais d’un encouragement à promouvoir, à mettre en œuvre, à appuyer toutes solutions innovantes. Il est donc probable que l’arrière-pensée des députés est de donner à ces acteurs les moyens d’objecter ce principe d’innovation le jour où on les empêcherait d’agir au nom du principe de précaution. Finalement, un nouveau principe qui serait un effet collatéral a posteriori de l’idée géniale d’inscrire le principe de précaution dans la Constitution en 2005 ? Un clou chasse l’autre… Faudra-t-il dans quelques années énoncer dans la loi de nouveaux principes pour encore compenser les effets collatéraux des deux premiers ? On peut faire confiance au génie innovant de nos législateurs pour aller de l’avant dans cette complexité grandissante.

En tout cas, pour tous ceux qui ont pratiqué l’innovation, pour les inventeurs, ceux qui ont vraiment créé par leurs idées des révolutions innovantes, ces génies français (les inventeurs de la bicyclette, de l’abribus, de la photographie, du soutien-gorge, de l’automobile…), il est incroyable d’en arriver à voir édicter par la loi un principe d’innovation. L’innovation par définition doit sortir du cadre. Pour les inventeurs, le seul principe d’innovation qui vaille c’est la « disruption », la divergence, la liberté. La France est un des pays qui légifèrent et normalisent le plus au monde. Il fallait tôt ou tard que ses esprits de lumière se saisissent de l’innovation. Voilà qui est fait, notre pays est sans doute le premier à édicter un principe d’innovation. À quand une loi pour instituer un devoir de création pour les artistes, un devoir de liberté pour les esprits libres ? Sans doute bientôt, car notre société s’englue à vitesse exponentielle dans toujours plus de normes, de lois et de principes.

Brice Auckenthaler, cofondateur de Tilt Ideas, conseil en innovation, marque et prospective, www.tilt-ideas.com :

Sur le principe, on ne peut qu’applaudir cette initiative de l’article 44 ter de la loi, qui ancre un peu plus l’importance accordée à l’innovation en France. J’ai même envie de dire qu’il était plus que temps qu’une loi encadre cet impératif – le terme « principe » me paraît en la matière trop édulcoré. Les objectifs affirmés à l’article 45 (« simplifier et clarifier les obligations d’information prévues par le Code de commerce ») de la loi Sapin me semblent aussi s’inscrire dans la logique des démarches d’innovation des entreprises actuellement : simplifier les processus et leurs « livrables » pour permettre l’appropriation par tous ; clarifier les messages et les attendus, afin de fluidifier l’es étapes de ces processus.

Donner la possibilité (article 44 bis), dans les CA des sociétés anonymes, de désigner un administrateur chargé du suivi des questions d’innovation et de transformation numérique dans les sociétés va également dans le bon sens, qui est de doper l’innovation, symboliquement et systémiquement. Plus d’efficacité en somme. Moins de déperdition de temps, d’énergie et d’argent.

Je m’étonne et regrette cependant que le principe d’innovation ne touche que les politiques d’achat des « personnes publiques et personnes privées chargées d’une mission de service public ». L’innovation en France – pays de culture administrative et d’ingénierie – est un sujet bien plus vaste. Il aurait mérité des mesures sur les délais de paiement des jeunes pousses ou PME, moteurs de la dynamique innovante, des mesures amplifiant le triangle d’or de matière grise universités, recherche et entreprises, qui a fait ses preuves outre-Manche – car le Royaume-Uni reste notablement en avance sur la France dans la question de l’innovation. Et rien dans ce texte de loi ne concerne la propriété intellectuelle, sujet clé au moment où s’accélèrent en France les démarches d’innovation ouverte.

François Laurent, directeur de ConsumerInsight (www.ConsumerInsight.eu) et rédacteur de MarketingIsDead (www.MarketingIsDead.net) :

Remarque liminaire : la « définition du principe d’innovation » ne définit rien ; le texte de loi se contente d’affirmer que toutes les organisations chargées d’une mission de service public doivent promouvoir et appuyer toute forme d’innovation ; et pour y parvenir, elles doivent effectuer une veille sur les formes contemporaines d’innovation, y compris celles émanant des petites et moyennes entreprises. On peut constater l’impuissance des gouvernements en la matière : leurs bras armés (le service public au sens large) ne peuvent qu’aider, pas diriger, ni a fortiori être à l’origine d’initiatives. On est loin du MITI rebaptisé METI japonais, voire du volontarisme du Commissariat général du Plan, né en France après la Seconde Guerre mondiale. Le projet gouvernemental serait louable s’il ne se contentait pas de reconnaître un échec : celui des politiques à comprendre les évolutions sociétales et la marche de notre économie.

Que constate le ministre ? Que notre monde évolue très vite, que des entreprises ambitieuses naissent tous les jours dont certaines en ont changé ou vont en changer la face : il y a eu les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), puis les TUNA (Tesla, Uber, Netflix, Airbnb), avant de nouvelles licornes çà et là… mais pas vraiment en France. On s’est enorgueilli de la présence de la French Tech à Las Vegas, mais son chef de file, Withings, bat désormais pavillon finlandais ! La startup française Sigfox, un opérateurs télécom de l’Internet des objets les plus innovants, ferraille contre LoRa, issu de l’achat de la jeune pousse grenobloise Cycléo par l’américain Semtech, tandis qu’Orange participe à LoRa Alliance : ça part dans tous les sens.

Deux visions de l’innovation s’affrontent : celle des ingénieurs et celle des marketeurs. Les seconds veulent toujours prendre le pouls des consommateurs pour élaborer des produits adoptés à leurs besoins : mais dans une société où les ruptures technologiques se succèdent à une vitesse folle, ça ne marche pas, les gens sont incapables d’imaginer un monde en continuel mouvement. Les ingénieurs mettent en avant le succès d’entreprises comme Dyson ou Apple, où le marketing n’a pas vraiment le droit à la parole, ou des start-up devenues richissimes comme Google ou Facebook, et ils oublient les milliers d’entreprises qui s’entassent dans le cimetière des mauvaises idées.

De toute façon, un troisième acteur va les mettre d’accord : le financier. Un financier qui se comporte différemment face à de jeunes pousses ou à de grandes entreprises. Dans le premier cas, il se montre prompt à sortir le chéquier, sans trop comprendre « à quoi ça sert » ni « qui va acheter ça » : la plupart des jeunes pousses se moquent du client final, seul compte le tour de table ou l’acheteur potentiel, et après moi le déluge ! Dans cette masse de créativité se cachent des pépites, mais quelles sont-elles ? Dans le second cas, le financier agit en destructeur de valeur, coupant les coûts et la créativité des équipes R&D des grandes entreprises. Comment lutter face à des Japonais ou des Coréens qui multiplient les investissements en recherche ? C’est comme ça que Thomson s’est retrouvé numéro un mondial des téléviseurs à tubes, quand le marché basculait au LCD, assurant la domination de Samsung et LG !

L’innovation naît de la rencontre de briques technologiques et de consommateurs, et donc, dans l’entreprise, de discussions incessantes entre ingénieurs et marketeurs. De discussions orientées vers l’avenir : quelles sont les tendances sociétales profondes, quelles sont les avancées technologiques montantes… Deux flux qui se renouvellent sans cesse, et qu’il convient d’observer en permanence.

L’État a-t-il un rôle à jouer ? Bien sûr, et pas celui de contempler les trains qui passent ; il lui faut une vision et des moyens d’action. Question moyens, c’est affaire de volonté. Question vision, le bât blesse : comment un personnel politique vieillissant peut-il comprendre une société qui se construit avec Snapchat et non plus à l’ENA ?

Danielle Rapoport, psychosociologue des modes de vie et de la consommation :

Innover, c’est « introduire quelque chose de nouveau en termes d’usage, de coutume, de croyance, de système scientifique… » (Larousse), matérialiser une action en vue de sa projection dans l’avenir. Mais les conditions d’admission de cette innovation sont incertaines, de même que les risques qui leur sont inhérents. Dans l’univers de la grande consommation, du grand nombre d’innovations marketées pour stimuler la pulsion d’achat des consommateurs, il n’en reste que 10 à 20 % qui résistent aux lois du marché ! N’est pas innovant qui veut, et la créativité n’en est pas le seul moteur. Les questions du sens, du moment, de l’adéquation au contexte, de la justesse, du démarquage face aux fausses innovations, se posent à juste titre. Innover pour innover est une dérive du besoin d’enclencher des actions qui s’inscriraient dans la modernité, selon un calcul aux motivations pas toujours altruistes, mais innover, c’est aussi prendre des risques sans y associer la notion de danger, sans la mesurer non plus. En ce sens, l’opposition du concept d’innovation à celui de précaution est patente.

La précaution, avec l’idée de méfiance venue du latin cavere, renvoie en effet – image négative – à une difficulté de se projeter positivement, comme si l’imprévisibilité intrinsèque signifiait un danger à venir, à la méfiance qui empêche l’action, le changement, les évolutions nécessaires, la sortie des routines, des impasses. Contrairement aux notions de prudence et de prévention, « la précaution vise les risques dont ni l’ampleur ni la probabilité d’occurrence ne peuvent être calculées avec certitude, compte tenu des connaissances du moment » (Wiki). Mais le nombre de procédures et de règlements édictés ne conjure pas le danger, comme nous le constatons devant tant d’accidents dus à l’imprévisible des comportements humains, à leur transgression, aux aléas de l’environnement, ou au facteur temps.

Le principe de précaution repose trop sur une bonne conscience politique qui évite de poser un problème sur ses fondements et dans sa globalité ; « agir trop tard trop faiblement, ou agir trop tôt trop fort » 1 sont deux erreurs qui ont pu être commises en son nom, notamment en France : attendre trop longtemps pour lutter contre un danger prouvé (pesticides…), ou par trop de précaution fragiliser les populations, instiller toujours plus de méfiance et les rendre moins réactives, moins responsables.

Pourtant les deux principes peuvent se réconcilier sous l’aspect de la responsabilité et du progrès.

Innover et édicter des règles de précaution exigent une capacité de mise en perspective, une historicité, la prise en compte de nouveaux rapports à l’espace et au temps qui valorisent la précipitation, sollicitant l’émotion plus que la pensée rationnelle et le débat – nonobstant la communication médiatique et ses effets de sidération. Les diktats autoritaristes ferment le champ de la délibération qui impliquerait la réflexion et l’avis des citoyens, et conduisent à de l’éviction de la responsabilité, au syndrome de la « patate chaude » et à la désignation de boucs émissaires. Comment alors juger de quelque chose comme d’un progrès (une « évolution dans le sens d’une amélioration ») ?

La création de futur et l’amélioration du présent ont sous-tendu la notion de progrès. Mais depuis la Seconde Guerre mondiale et l’industrialisation du crime s’est formulée une perte de croyance dans le progrès scientifique comme synonyme de mieux-être et d’avenir meilleur. L’innovation aurait-elle remplacé dans les esprits la notion de progrès individuel et collectif ? Vraisemblablement au plan matériel, du confort au quotidien, au plan médical comme espoir de guérir ou de gagner en espérance de vie. Mais qu’en est-il de l’hyper-technologisation des moyens de communication et de leurs effets sur le cerveau et sur les relations entre les personnes ?

Sous cet aspect, pour optimiser les principes d’innovation et de précaution, et en faire de réelles avancées, il faudrait plus de responsabilité et de partage délibératif, et aussi intégrer le fait que rien ne s’envisage de manière linéaire, que les échecs se combinent utilement aux réussites, car ils ouvrent au questionnement. Innover pour innover n’ayant pas plus de sens qu’une attitude précautionneuse sans espérance, bon sens et désir d’agir des citoyens ont un rôle clé.

1. Nicolas Treich, cité par Le Monde du 7 octobre 2014.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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