Bulletins de l'Ilec

Le sens du “momentum” - Numéro 466

31/07/2017

La maîtrise du temps entre au secret d’une bonne innovation, en une alchimie qui combine aussi outils technologiques, respect des consommateurs et fidélité à la singularité de l’entreprise. Entretien avec David Garbous, directeur marketing stratégique de Fleury Michon

Un cycle complet d’innovation, de la conception à la mise sur le marché, pourrait-il être effectué et contrôlé par un algorithme ?

David Garbous : Un algorithme n’est finalement qu’un outil au service d’une stratégie ou d’un objectif. C’est sur la base d’algorithmes que sont effectuées aujourd’hui, en début de cycle d’innovation, les remontées d’informations sur les consommateurs. Ce sont encore des algorithmes qui permettent de projeter les intentions d’achat ou certaines mesures d’attractivité. Ce sont enfin des algorithmes qui nous permettent de juger des performances post-lancement et d’ajuster la stratégie des moyens. Les seules conditions sont qu’ils doivent être nourris par les bonnes données. Et qu’aux moments clés on puisse prendre la bonne décision, humaine, sur la base des bonnes informations.

L’intelligence artificielle apporte-t-elle un gain de temps pour innover et rapprocher le temps de l’innovation du temps « réel » du consommateur ?

D. G. : Les logiciels qui travaillent sur le « machine learning » ont été pensés en partie pour cela : détecter les signaux faibles de manière beaucoup plus rapide, quantifier des opportunités de marché et raccourcir le temps de l’innovation. Mais il ne faut pas oublier que, derrière cette notion ou le fantasme d’homme augmenté, il n’est pas encore possible de corriger les travers des hommes, à l’instar de ce programme d’analyse de texte qui a fini par reproduire le sexisme et le racisme des humains1.

Des idées d’innovations peuvent-elles rester longtemps dans les tiroirs ? Et pour quelles raisons : temps de validation, avance sur leur temps ?

D. G. : Ce qui est compliqué dans les processus d’innovation, ce n’est pas de « sourcer » ou de faire remonter les idées. Lorsqu’un sujet est dans l’air, nous sommes tous équipés, voire suréquipés, pour le capter. L’enjeu est double. Celui de l’exécution : elle doit correspondre parfaitement aux aperçus du marché, mais aussi à l’époque, et à l’ADN de la marque : les très bonnes idées mal exécutées peuplent les cimetières de l’innovation. Celui du calendrier : savoir saisir le momentum, la fenêtre de tir parfaite, pour ne pas essuyer les plâtres d’un concept trop rupturiste ou arriver après la bataille, est totalement déterminant.

La localisation des sites (R&D, production, siège…) affecte-t-elle la maîtrise des différentes phases d’une innovation ?

D. G. : On parle beaucoup aujourd’hui de proximité à propos de l’origine des produits. Mais elle est également un atout pour un chef de produit, qui peut se rendre facilement en production avec les équipes R&D et industrielle : il gagne un temps précieux pour comprendre et sublimer les contraintes du processus. Au-delà de la proximité, l’intégration, en amont du développement d’une équipe pluridisciplinaire, est décisive pour intégrer les contributions de chaque métier et sécuriser les phases clés du dispositif.

En grande consommation, l’innovation peut-elle être autre chose qu’incrémentale ? Qu’est-ce qui en distingue une innovation de rupture ?

D. G. : En alimentaire, les vecteurs principaux de l’innovation restent le plaisir et la santé. Si ces deux cases ne sont pas cochées, la pérennité du projet sera questionnée. Néanmoins, depuis quelques années, les consommateurs ont compris qu’ils avaient pris le pouvoir, et que chacun de leurs achats était comparable à un vote, à un référendum pour ou contre une marque : si en achetant un produit j’ai la garantie on seulement de me régaler et de ne pas nuire à ma santé, mais également de contribuer à mieux rémunérer les éleveurs, par exemple, alors je vais voter pour cette marque qui me permet d’accéder à ce niveau d’action. 

Le temps de l’anticipation s’est-il réduit pour l’entrepreneur ? Comment décider à temps de la bonne innovation ?

D. G. : Nous assistons en même temps à un phénomène d’accélération et de ralentissement. L’accélération est portée par la volonté de répondre toujours mieux et toujours plus juste aux exigences des consommateurs. Ces exigences sont elles-mêmes modelées par une société digitalisée et surinformée, qui amène un basculement permanent des terrains de jeux ou des univers de référence : un consommateur qui a la possibilité de commander et de recevoir un produit en quelques heures, ou d’avoir une réponse de sa compagnie aérienne dans les trente minutes, ne peut plus comprendre qu’un « service consommateurs » prenne trois jours pour traiter sa demande, ou qu’un remboursement promotionnel soit effectué sous quatre semaines.

À l’inverse, un ralentissement est porté par la volonté d’échapper à cette frénésie, et, dans un monde où chacun est toujours plus connecté avec les autres, de se reconnecter avec soi-même. Le mouvement du slow food illustre cette exigence. Dans l’entreprise, il faut aussi en permanence composer entre ce temps court de l’innovation, de la communication ou de la promotion, celui du prochain semestre, et le temps long de la construction des marques et de la valeur des entreprises.

1. https://is.gd/TV2g2M.

Propos recueillis par J. W.-A.

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