Démythifier une apparence de fracture irréductible - Numéro 468
09/11/2017
Vous avez surmonté cinquante années d’antagonisme entre le Groupement des entreprises mutuelles d’assurances (GEMA) et la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA), pour les regrouper en une « Fédération française de l’assurance ». Comment y êtes-vous parvenu ?
Pascal Demurger : La nécessité de se regrouper était ressentie par un nombre grandissant d’acteurs, même si tout le monde n’était pas acquis à l’idée. Au GEMA, certains continuaient de penser que la promotion d’une différence mutualiste passait par une forme d’isolement ; j’étais au contraire convaincu que l’on pouvait gagner en puissance en se regroupant en une fédération unique et que si des singularités étaient à faire valoir dans tel ou tel modèle, cela concernait plus les entreprises que des syndicats professionnels. Divers facteurs ont fait évoluer les esprits. D’abord, j’ai veillé à être transparent sur mes intentions, avant même mon élection à la présidence du GEMA ; je n’ai jamais caché ce qui me semblait pertinent.
Nous avons entamé le processus, le président de la FFSA et moi, en juillet 2014, et les instances du GEMA ont été tenues informées des discussions dès septembre. Côté GEMA, les esprits ont évolué lorsqu’ils ont été rassurés sur ce qui serait conservé : leurs poids dans le nouveau dispositif, l’existence sur toute décision d’un droit de veto, etc. J’ai associé en nombre ses membres par une information précise sur le futur ensemble à chaque étape des discussions, et en les faisant travailler en groupes sur les outils visant à faire vivre les points de vue dans la future entité. Enfin, une fois élu à la présidence du GEMA, j’ai négocié l’adhésion de mutuelles qui étaient membres de « l’autre camp » (la FFSA). Double intérêt : cela renforçait le poids relatif du GEMA au moment où débutaient les négociations, et cela prouvait à ses membres historiques que ceux de l’autre maison étaient fréquentables. Cela a permis d’acculturer le GEMA à la FFSA.
Quelles étaient vos relations avec « l’autre camp » ?
P. D. : Une négociation, c’est aussi ceux qui la font. Sans la confiance entre Bernard Spitz, président de la FFSA, et moi, la négociation n’aurait pu aboutir. Nous étions convaincus l’un et l’autre que nous avions le même objectif. Cette confiance avait pour origine le fait que nous nous connaissions, en dehors de nos responsabilités institutionnelles, avant d’engager le processus de rapprochement, et que Bernard Spitz ait affirmé d’emblée avec moi que nous étions condamnés à nous faire confiance pour réussir. Dès lors, nous avons joué carte sur table ; des habitudes de transparence complètes ont été prises entre nous et nous avons été amenés très vite à affronter ensemble des sujets voire des opposants communs. L’épreuve du feu a forgé une confiance mutuelle.
L’agenda a-t-il été respecté ?
P. D. : Nous nous étions donné dix-huit mois pour définir les statuts de cette fédération unique et deux ans pour la mettre sur pied, ce calendrier a été respecté (la FFA a vu le jour le 1er juillet 2016). La nouvelle structure fonctionne bien, les instances sont en place et les sujets de divergence peu nombreux. Le comité de présidence facilite la compréhension et la convergence des points de vue. Il réunit le président de la FFA, et les trois vice-présidents représentants des trois familles de l’assurance : les assureurs traditionnels en société anonyme, les banques-assureurs et les mutualistes. Nous nous réunissons régulièrement et nos échanges sont apaisés et confiants.
Quelles leçons tirez-vous de cette expérience ?
P. D. : Nous avions un historique lourd avec quelque cinquante ans de confrontation et vingt-quatre ans de tentatives avortées de rapprochement. Certains des acteurs qui s’y étaient essayés étaient encore présents et n’avaient pas forcément envie de voir leurs successeurs réussir. Tous les connaisseurs du dossier me disaient : « Ce projet est voué à l’échec. » Cette expérience m’a montré que même sur des sujets complexes, il est possible d’aboutir, pour peu qu’on soit à la fois déterminé sur l’objectif et les principes, et très ouvert sur les modalités. Je suis beaucoup plus serein, aujourd’hui, quand j’entame une négociation, quelle que soit sa nature.
La forme d’organisation interne d’une entreprise et de son gouvernement la prédispose-t-elle plus ou moins à l’intelligence collective ou partagée avec ses partenaires ?
P. D. : Selon le schéma de gouvernance, autoritaire, vertical, pyramidale ou non, la culture interne de recherche du compromis, du dialogue, sera plus au moins développée, et prédisposera à la négociation avec les partenaires. Cela étant, le style de direction que le ou les dirigeants insufflent à l’organisation a une importance déterminante : il peut soit permettre aux égos de grossir, et progressivement prendre le pouvoir, soit être à l’écoute, ouvert et favorable à l’intelligence collective. L’exemple donné en termes de comportement par la direction a un caractère modélisant. Le management gagnant est celui qui privilégie l’intelligence à plusieurs. On pense mieux collectivement qu’individuellement.
Peut-on dire qu’un certain culte français du diplôme favorise les égoïsmes d’experts, la constitution de baronnies dans les organisations, au détriment de l’intelligence collective ?
P. D. : Sans doute. Le culte du diplôme crée une hiérarchie implicite et biaise les relations dans l’entreprise. L’inconscient collectif véhicule ces présupposés. Au-delà du diplôme, la nature de l’enseignement en France ne favorise guère l’intelligence collective. Le modèle éducatif est centré sur la compétition, l’individualisme, on cultive une foi très forte et exclusive en une rationalité objective négligeant trop souvent l’intelligence émotionnelle.
Les entreprises sont-elles souvent entre elles des Montaigus et des Capulets qui s’affrontent en ayant oublié l’origine de leur différend ? Est-ce que manquerait particulièrement en France le souci de commencer par s’accorder sur l’objet du désaccord ?
P. D. : Je l’ai vécu concrètement lors de la fusion entre la FFSA et le GEMA. En apprenant à travailler ensemble, nous avons pu finalement constater qu’il n’y avait en réalité pas de terrain de désaccord sérieux et profond. Un autre phénomène peut alimenter et perpétuer ce risque : la surdimension hélas trop fréquente des égos d’un certain nombre de dirigeants. La surestime de soi rend impossible la logique de compromis, de négociation, de dépassement des contentieux. Chacun campe sur ses positions…
L’intelligence collective ou partagée va-t-elle de soi pour les nouvelles générations ?
P. D. : Beaucoup plus. Le travail collectif, l’horizontalité, le partage sont beaucoup plus naturels pour les nouvelles générations, et c’est heureux.
Propos recueillis par J. W.-A