Autre sans visage - Numéro 470
12/01/2018
Croise-t-on sur les chemins plus de gens qui courent que de gens qui marchent ?
David Le Breton : Tout dépend du sens que l’on donne à chemin. Si c’est le chemin à côté de la route, dans les forêts, non, bien sûr, les marcheurs sont plus nombreux que les joggeurs, les gens qui courent. La marche et la course sont deux plaisirs différents, on ne recherche pas la même satisfaction, la lenteur d’un côté, la volonté de jouir du paysage, de la présence des autres, alors que la course nous donne le plaisir de nous sentir bien dans notre peau, de reprendre corps dans notre existence. Marcher ou courir est une manière de retrouver la sensation du monde.
Si c’est le chemin sur le plan mental, alors oui, on court beaucoup, car on vit dans une société qui prône l’efficacité, la performance, l’urgence, les rendements. On veut créer un lien entre vitesse et efficacité, alors qu’on peut atteindre à celle-ci dans la patience, la réflexivité. Internet est venu accélérer notre temps, et contrairement aux idées reçues, il ne nous fait pas gagner du temps, il nous lie les mains en permanence, qui à notre ordinateur, qui à notre portable, même au cœur de l’Amazonie. Internet nous traque aux quatre coins du monde, dans nos activités de plaisir et même la nuit. Le temps nous échappe absolument. Il faut courir de plus en plus vite pour rester à la même place.
Faisons-nous beaucoup de choses trop vite parce qu’avec le secours de la technique elles requièrent peu d’énergie humaine ?
D. Le B. : Oui, on est désengagé, on est dans une volonté d’efficacité immédiate, captif de la tyrannie de l’urgence. Le fait de n’avoir pas le visage de l’autre devant soi pour nous modérer, nous arrêter un instant, sur le plaisir de l’instant, fait que nous sommes en permanence dans une logique de promptitude. C’est la raison pour laquelle les SMS et les mails ont pris une telle importance dans notre société, c’est une manière d’aller vite sans avoir de compte à rendre à l’autre, sans avoir à lui parler du temps qu’il fait, de ses activités. En éteignant le téléphone, j’éteins la présence de l’autre.
La course sociale généralisée que commandent les exigences de satisfaction immédiate, de productivité, etc. traduit-elle parfois des pulsions ordaliques (comportement à haut risque) ?
D. Le B. : Non, je ne pense pas que l’on soit dans l’ordalie, plutôt dans une volonté d’efficacité, on pense que les choses vont fonctionner à partir du moment où on a répondu aux mails, à son portable. On n’a pas l’impression d’être livré au jugement de Dieu. C’est, au contraire, en ne répondant pas à ses mails qu’on laisse le hasard prendre le pas sur nos décisions.
En général, les enjeux de la chronobiologie sont peu convoqués dans le débat public. Doivent-ils et peuvent-ils émerger ?
D. Le B. : Oui, mais c’est un vœu pieux. La chronobiologie nous imposerait d’avoir des rythmes plus apaisés, de prendre davantage le temps de la conversation, contre la communication désincarnée. La chronobiologie nous imposerait des temps de sommeil différents des temps imposés par l’économie, des temps de repas libre de tout appel ou message sur le portable. La chronobiologie a peu de chances d’être entendue dans le monde de l’ultralibéralisme marqué par une tyrannie de la disponibilité, on l’on se fait sonner, c’est-à-dire rappeler à l’ordre, à chaque instant. Notre vie intime, personnelle, devient secondaire au regard de cette exigence continuelle de communication.
Y a-t-il maîtrise du temps, humainement, sans prise en considération du cycle des saisons ? Que toutes nos activités s’en soient affranchies nous condamne-t-il à une course en avant ?
D. Le B. : Oui et non, car le temps, les saisons, n’ont aucune importance dans nos emplois du temps, nos agendas ; on fixe des rendez-vous de travail quelles que soient les saisons. Pour autant, pour bon nombre de nos activités personnelles, le rythme des saisons continue d’être essentiel, pour les marcheurs par exemple, pour lesquels les sensations ne sont pas les mêmes selon les époques.
Pour le promeneur, la lenteur a-t-elle déserté les campagnes ?
D. Le B. : Oui, quand on se retire à la campagne mu par le fantasme d’y retrouver le silence, la calme, la lenteur, la tranquillité, l’apaisement, on est quelque peu surpris par le fait que c’est un univers bruyant, du fait que les routes nationales coupent le territoire et que dans les régions rurales elles sont peu ou pas surveillées, laissent libre cours aux incivilités routières, aux transgressions, à la vitesse. Quant aux paysans, agriculteurs, ils n’échappent pas aux contraintes de la performance, de l’impératif de productivité qui les conduit à travailler tôt le matin jusqu’à très tard le soir. La vie des paysans est sous l’empire de la vitesse et conduit au mal de vivre, avec son cortège de suicides. Le monde rural est celui qui est le plus pauvre en France, aujourd’hui.