À quoi les marques servent-elles aux hommes ?
01/01/2019
Pourquoi les gens achètent-ils des choses ? En Occident et en Extrême-Occident où la consommation n’est plus une manière de combler un besoin, pourquoi achetons-nous des choses ?
Si récemment vous avez visité un supermarché, vous avez dû éprouver ce double sentiment qui n’existe nulle part dans la nature, et qui est à la fois celui de l’abondance immense d’objets dans les rayonnages, et celui d’une pauvreté variétale également proportionnelle, due à l’effet de série. Beaucoup de choix parmi des objets sensiblement identiques. Accentuer la maigre marge de différence entre ces objets est la tâche de fond du marketing. Et elle est suffisamment bien menée pour que, n’ayant besoin de rien et conscients de la rigoureuse équivalence des générations d’objets qui se succèdent, nous continuions à les acheter. La réponse à cette question à dessein provocatrice – « Pourquoi des sociétés qui n’ont besoin de rien achètent quand même des choses ? » – est d’une simplicité décevante. Nous achetons parce que nous avons découplé l’acte d’achat du sentiment de besoin. Nous continuons d’acheter par habitude. Cette affirmation, qui paraît évidente, n’empêche pourtant personne depoursuivre, dans la production des biens ou des plans d’innovation, l’idée de « répondre à un besoin ». C’est une idée impropre, mais répandue. Nous l’avons manipulée pendant toute la modernité, aux côtés d’autres images comme celle du « consommateur rationnel », qui est une variation économique de l’« atome social », cet individu idéal de la société qu’on ne pourrait plus diviser, un acteur amaigri de toutes ses dimensions symboliques, réalisant l’espoir de contrôler la société qu’il compose. De sorte que les marques ne servent pas aux hommes à combler leurs besoins. Pas dans une société qui aime bien consommer, et qui n’a pas de besoin. L’époque qui est la nôtre dans l’histoire du marketing a une toute autre dynamique.
Une brève histoire du marketing
Quatre grandes étapes jalonnent l’histoire du marketing. Un premier moment, qui court de la fin du xixe siècle à l’entre-deux-guerres, est une grande période de production. Les moyens techniques se développent à tel point que nous pouvons envisager le comblement de tous les besoins humains, puis leur débordement. L’idée nouvelle apparaît que nous n’aurons plus besoin de rien, puis celle que nous pourrons aussi posséder plus que ce dont nous avons besoin. À une civilisation qui s’est promise à la maîtrise du monde, cette idée ne semble pas mauvaise. Entre 1930 et 1950, les techniques de vente se développent afin de pousser cette grande production dans l’espace des foyers. Il faut que nos objets trouvent leur place. Ces techniques ouvrent une seconde étape de conviction, de narration, et de promotion. L’après-guerre et la période qui court jusqu’à la fin du xxe siècle se consacrent à l’invention de marchés. C’est la troisième étape, et elle a quelque chose de l’ordre du génie collectif. To market – terme anglais qu’on pourrait, pour l’exercice, traduire par « marchéer » – est une activité qui consiste donc à créer des surfaces nouvelles, propres à accueillir des objets surnuméraires, du fait de la saturation de l’espace des foyers. C’est aussi dans cette période que s’accélèrent les cycles de vie des produits, et de grandes ruses « ingénieuriales » sont déployées pour remplacer l’espace (en voie de disparition) par du temps, parce que l’espace est limité, mais que le temps se renouvelle. Il n’y a plus de place à combler parce que les objets sont trop persistants : on va inventer des produits mieux éduqués, programmés pour céder leur place aux prochaines générations en se cassant d’eux-mêmes.
Le marketing est-il une bonne chose ?
Saint Thomas d’Aquin, le philosophe de la morale et de l’économie, rappelait que « ce qui est bon se diffuse de soi-même » (Bonum est diffusivum sui). Il existe un « principe d’autodiffusion » pour les idées, les valeurs, qu’aujourd’hui on convoite sous le vocable de « viralité ». Ce qui est bon a un time-to-market presque nul. On peut aussi le voir dans l’autre sens : ce qui se diffuse sans trop de gesticulation et de lobbyisme fournit une définition de ce qui est bon. On reconnaît donc quelque chose de bon lorsqu’on n’a pas trop besoin d’en vanter les mérites. En étant un peu « aquinistes », et peut-être aussi un peu incléments avec notre époque, on peut dire que le marketing, dans le fond, sert à vendre ce qui n’est pas assez bon pour se diffuser de soi-même. Depuis le début du xxe siècle, une quatrième phase du marketing, qu’on a pu appeler le marketing viral ou marketing d’influence, utilise l’autorité des pairs du consommateur pour faire apparaître un désir, asseoir une réputation, colporter une fonctionnalité. Une sorte de marketing qui veut se substituer au principe d’autodiffusion. Derrière ce champ, une chose intelligente se produit : les marques comprennent que, tout comme l’espace disponible, le temps de la consommation, quoique vaste, est contraint. Une première réaction à cette réalisation a été l’accent majeur mis sur les consommations nécessaires, mais cycliques, comme l’alimentation ou le sport. C’est ce qui explique leur succès aujourd’hui : tous les jours on a faim, ça ne sature pas facilement.
Effet Procter-Mars
Mais les discours destinés à convaincre de renouveler les autres biens, les biens à maigre différence, perdent leur crédibilité. Je partage un exemple que chez Eranos, avec les sociologues et les entreprises, nous appelons l’« effet Procter-Mars ». Vers 2005, nous avons mené une petite étude. Nous demandions aux gens s’ils croyaient à l’innovation industrielle dans les produits ménagers, dont le discours publicitaire (celui de Procter entre autres) répétait que chaque génération lavait mieux que la précédente. L’un des entretenus a répondu : « franchement, on arrive à envoyer des sondes sur Mars, et vous voulez me faire croire qu’on n’a pas craqué le problème de la lessive ? ». C’est dur d’imaginer ce qu’on peut faire de mieux que de laver « plus blanc que blanc ». Donc (et c’est l’imaginaire du consommateur) soit cette promesse publicitaire est un mensonge sans honte, soit nous sommes collectivement parvenus à une sorte de terme du marketing. Cette quatrième phase du marketing prend en compte cette transformation sociale. Elle prend acte de la saturation des besoins, des espaces et de l’attention humaine. Et, d’une certaine manière, elle est la victoire de son sujet, le consommateur. Ce n’est pas une victoire totale, au sens un peu violent des partisans de la décroissance, qui verraient dans la disparition du marketing une preuve de progrès civilisationnel. Mais c’est une sorte de victoire anthropologique : le marketing n’est pas l’œuvre verticale d’une caste de manœuvres de l’ombre, mais un travail commun entre la proposition des marqueteurs et l’accueil que lui font les consommateurs. C’est donc une invention commune, permanente. Et ce marketing de quatrième vague réalise une fonction humaine.
Le produit est une surface sociale
Que nous apprend ce marketing d’influence ? Que le produit n’a d’importance que marginalement dans l’acte d’achat (puisqu’on n’a plus besoin de consommer). Que l’objet qui passe de main en main est un support, une surface (puisqu’on continue à consommer quand même, il doit y avoir une raison). Donc que la valeur éprouvée est ailleurs. Quelle est cette valeur ? La jubilation qui existe, par toutes civilisations, dans l’acte d’échange. Le don, la passe, le commerce des dettes et des attentes : je te file ça, je te recommande ça, écoute cette chanson. Dans la recommandation de musique, ce n’est pas la musique qui gagne, c’est la valeur sociale du recommandeur qui s’accroît. On songe : « elle pensera à moi en l’écoutant » ou « elle trouvera que j’ai bon goût » ou « elle comprendra mieux qui je suis ». Le contenu de la recommandation est une métonymie du recommandeur ! En consommant on parle de soi. Dans les critiques sur Yelp, dans les reviews sur YouTube, les restaurants, les dispositifs sont des occasions pour l’être de se dire. Délivrés de leurs fonctions, les objets qui passent de main en main reprennent cette forme ancienne qu’ils avaient dans les « commerces symboliques », ils redeviennent les petits dieux prétextes aux relations des hommes. Inconnaissables, sans formes, mythiques – mais entre nous, nous parlons d’eux, parce qu’ils nous accueillent.
Donner à vivre
Cette transformation des logiques des marchés, beaucoup l’ont déjà comprise. Nombre de marques ne veulent plus être des productrices, des vendeuses ou des marqueteuses. Elles veulent être des opératrices de relation. Non pas ajouter au nombre des objets du monde (qui est déjà trop important), mais reconfigurer les éléments présents pour qu’ils permettent à l’être ensemble de s’exprimer. Pour donner à vivre plutôt que de combler la vie jusqu’à l’embarras. Si vous avez passé une partie des dernières années à répéter le mot « expérience », c’est cela que vous cherchez à dire. Dans la consommation, le produit c’est la relation. Chaque acte d’un marketing vertueux devrait se fixer deux buts : le premier, s’intercaler le mieux possible entre les gens, leurs besoins et le bruit du marché, afin de faire émerger le bon produit au bon moment au lieu d’engrosser, immodestement, un ensemble social qui n’en a pas besoin. Le second, permettre aux gens d’échanger entre eux, construire les conditions d’émergence d’une communauté et devenir en fin de compte un bon conducteur du lien social.
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