La RSE, marchepied vers un nouveau monde
12/04/2017
Dans cette période de mutation profonde portée par les réseaux sociaux et un climat de défiance, la marque est en première ligne pour donner du sens aux consommateurs et se substituer à la défaillance du politique.
par Gil Adamy,
Directeur-gérant d’Adamy Branding,
Créateur de sens et de différence ; président cofondateur de SENS +, think and do tank, Construire un avenir porteur de sens
Le groupe Vivarte, leader de l’habillement français, qui emploie 17 000 salariés répartis partout en France au travers d’une quinzaine d’enseignes (André, Minelli, Chevignon, Kookaï, La Halle…) traverse une crise existentielle. Les journalistes évoquent des inquiétudes autour de la survie de la marque de chaussures André, qui emploie 750 personnes. Mais que sait-on du groupe Vivarte et de l’entreprise qui produit les chaussures André ? Cette crise est révélatrice d’une réalité : nous n’entendons parler des entreprises que lorsqu’elles innovent, qu’elles sont prises les doigts dans la confiture dans des affaires douteuses, qu’elles affichent les salaires mirobolants de leurs dirigeants ou qu’elles rencontrent de graves difficultés financières comme Vivarte. Lorsque les entreprises de production sont sous les feux de la rampe, c’est souvent aussi parce que les syndicats – comme cela a pu se passer chez Goodyear – y font du bruit, ou parce qu’elles sont médiatisées pour leur excellence et leur capacité d’innovation. Ce sont les marques qui font l’actualité, ce sont elles que le grand public connaît : qui sait où et comment est fabriquée la Vache qui rit ? Il y a bien longtemps qu’elles ont supplanté les entreprises dans l’esprit du public. Aujourd’hui, il est plus important de posséder des marques qui racontent une histoire dans laquelle se projette le consommateur que de posséder des entreprises. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler que la valeur des marques s’inscrit au bilan et que cette valeur ne correspond pas à la réalité comptable de l’entreprise (ses actifs nets). La marque produit un goodwill, cette survaleur financière, conséquence de sa force d’attractivité sur ses publics actuels et à venir. Beaucoup des marques que nous consommons sont produites dans des régions du monde offrant un avantage compétitif dont bénéficient l’entreprise, la marque et le consommateur. Il y a toujours une justification – moindre coût de la main d’oeuvre, meilleur accès aux ressources, fiscalité plus avantageuse, réglementations sociale et environnementale moins exigeantes, infrastructures plus adaptées, personnel plus qualifié… – pour délocaliser lorsque c’est possible.
En revanche, la marque est déconnectée de la réalité industrielle des usines qui la fabriquent. L’entreprise est un lieu où l’on produit des biens de consommation. À première vue, le public n’a que faire de l’endroit où est produit le fromage ou le shampoing qu’il consomme. En revanche, il est de plus en plus exigeant sur la transparence du produit qu’il adopte. La marque doit aujourd’hui porter sur elle tous les attributs de la vertu. Pour un utilisateur, il y a deux conceptions de la marque. La marque « extérieure » est celle qui s’affiche : la Rolex au poignet, les Adidas aux pieds... c’est une marque de conformité, celle qui satisfait le « dernier homme ». Dans un monde plat, « chacun veut la même chose ». Il y a aussi la marque « intérieure », celle qui relie le consommateur à ceux qui sont à l’origine du produit qu’il recherche et avec laquelle il établit une relation de confiance. Le consommateur souhaite connaître cette marque, mais il n’a pas besoin de l’afficher. Il la reconnaît comme on reconnaît l’oeuvre d’un artiste. La marque suprême serait alors la marque invisible.
La responsabilité sociétale des marques
Sur un plan un peu plus général, il semble que nous arrivions au bout du processus de dématérialisation de la marque, pratiqué pour augmenter les marges. Les marques vendent du rêve pour augmenter les prix, et les entreprises fabriquent là où les coûts de production sont les plus bas. En fait, le public ne sait plus où se situe la production, alors qu’il est conscient que les profits sont localisés dans la marque. Mais il y a un problème. En cas d’accident industriel, c’est la marque et ses produits qui sont mis en cause. L’entreprise ? peu de gens savent ce qu’elle est et où elle se trouve. Mais voilà… avec le développement des réseaux sociaux et des nouvelles technologies, la marque et, en arrière-plan, l’entreprise qui fabrique le produit sont confrontées à la puissance du Web social et de l’e-réputation. Par le biais de l’e-business, les marques ont une place de choix dans les conversations sur les réseaux sociaux, où l’interactivité place l’individu au centre. Les marques sont le reflet d’une société qui mute à grande vitesse. Il y a bien longtemps qu’elles ne sont plus seulement les portedrapeaux d’un produit. Elles ont acquis une dimension sociale et sociétale qui contribue à construire l’univers sensible du consommateur, une dimension qui lui donne du sens. Pour agir contre les excès de l’hyperconsommation, il invente de nouvelles façons de consommer fondées sur la confiance, l’échange et le partage. Il a vite compris que les réseaux sociaux permettent d’entrer au coeur des marques. En s’unissant avec d’autres personnes de tous âges et de toutes conditions sociales, le consommateur devient un « consom’acteur »1 militant, prêt à dégainer l’arme fatale de l’e-réputation. Il exprime le besoin de co-créer, de co- innover, de remplir la boîte à idées des marques. Il a besoin de partage, besoin d’avoir son mot à dire dans les options de l’entreprise.
En cas d’accident industriel, c’est la marque et ses produits qui sont mis en cause. L’entreprise ? peu de gens savent ce qu’elle est et où elle se trouve. |
S’il exige des marques un comportement exemplaire, il est lui-même prêt à s’engager pour soutenir celle qui lui donne du sens et se revendique souvent comme l’allié des plus vertueuses. En conjuguant l’accès au savoir que lui procure Internet et les preuves d’un monde fou, il devient plus mature en intégrant le développement durable. En devenant acteur de sa consommation, il devient consom-acteur, un statut vite lourd de sens sur les réseaux sociaux.
Les entreprises et la prise en charge des questions sociétales
Internet et les réseaux sociaux donnent naissance à une nouvelle génération d’individus qui appartient au monde et interagit avec lui, à la fois réaliste et sans frontières. La rapidité de la propagation de l’information montre à quel point le Web modifie les comportements et impacte beaucoup plus subitement et durablement l’image d’une marque qu’auparavant. |
Au-delà de la recherche du meilleur rapport qualitéprix, nos achats s’inscrivent de plus en plus dans une démarche militante. Pour le consom’acteur, l’acte banal d’achat, souvent intuitif voire compulsif, se transforme en processus raisonné, lui donnant une dimension éthique, environnementale ou sociale. La mobilité et ses innombrables applications se sont imposées comme un nouveau mode d’accès au monde. Les révolutions technologiques changent les habitudes quotidiennes de milliards d’humains. Le smartphone a en outre profondément modifié notre façon de communiquer. Cette révolution technique inaugure le premier lien permanent entre l’individu et le reste du monde. Internet a modifié notre manière de voir et de penser le monde et nos liens sociaux : l’actualité, la presse, la musique, la vidéo, la photo, les films… la rapidité de la propagation de l’information, notamment par Twitter, et sa prise en compte immédiate par les moteurs de recherche, montre à quel point le Web en temps réel modifie les comportements et impacte beaucoup plus subitement et durablement l’image d’une marque ou d’un produit qu’auparavant. Internet et les réseaux sociaux donnent naissance à une nouvelle génération d’individus qui appartient au monde et interagit avec lui en s’affranchissant des distances et des différences culturelles, à la fois réaliste et sans frontières. Cela ouvre la voie aux marques universelles de type Ikea qui naviguent entre un univers virtuel et le monde réel de façon identique, avec la même identité et le même imaginaire de marque aux quatre coins de la planète.
C’est peu dire que le monde change, tout comme le rapport de la marque à son client et à son écosystème. Cette nouvelle réalité impacte le mode de management des entreprises, qui seront contraintes d’abandonner l’organisation hiérarchique traditionnelle pour tendre vers une organisation plate et co-créer avec les clients. La marque est en première ligne en cette période de mutation profonde vers le passage au nouveau monde. Elle en est même un des traits d’union principaux.
Les consommateurs se sont emparés du contrepouvoir que leur donnent Internet et les réseaux sociaux. Ils demandent consciemment ou inconsciemment aux marques de leur donner un sens et une différence que ne peuvent plus leur proposer les politiques, les institutions, les églises, les enseignants, les intellectuels...
Inquiétude, désillusion, changement climatique, scandales, finance folle, écarts de revenus… tout concourt à créer un climat de défiance qui se concentre sur les élus et les pouvoirs publics, tout comme sur les marques qui ne répondent pas aux exigences de vertus, qui ne construisent pas des repères pour un consommateur déboussolé par l’évolution trop brutale de la société. Tout ceci conduit le consommateur à modifier profondément son style de vie. Sous les effets de la crise économique, de l’incertitude criante que leur servent le gouvernement et les hommes politiques, des chiffres du chômage, de la baisse du pouvoir d’achat, ils réagissent par un repli, s’enferment dans une radicalité dont témoignent les bulletins de vote : le Brexit, Trump, les morts politiques dans les primaires françaises… Dans ce contexte d’évolution des repères sociétaux, le consommateur se rebelle et pourrait être tenté de demander aux marques de se substituer aux institutions pour donner du sens à sa vie. Il veut des marques responsables qui prennent des engagements forts en termes d’écologie, de citoyenneté, de transparence, de respect de l’environnement, de développement durable, de refus des délocalisations… et qu’elles assument ces postures à travers leurs actes. En d’autres termes, il invoque la responsabilité sociétale des entreprises. Cette exigence est aussi le résultat de l’avènement de l’économie du partage que permettent les technologies du Web et du 2.0. La vulgarisation de la mobilité sur smartphone permet de s’informer, d’échanger, de réagir en temps réel. Le développement des applications renforce encore plus le consom-acteur dans son nouveau pouvoir sur les marques. Ainsi, la mise en place de la responsabilité sociétale des entreprises permet de rééquilibrer le dialogue avec lui.
La RSE consolide les repères
Pour les marques, l’obligation de transparence doit faire désormais partie de leur ADN. En cas de défaillance, elles ne peuvent plus se contenter de rester dans le déni. Dans ce contexte, il est utile pour la survie des marques et des entreprises qui les possèdent de s’engager dans un processus de redéfinition de leur raison d’être et de leur rapport au monde. Alors, peut-être va-t-on revenir à l’entreprise, cette entreprise dont on voudra connaître les hommes et les lieux de production, car seuls les hommes peuvent être responsables. Environnementale, sociale, la responsabilité sociétale des entreprises englobe tout ce qui concerne la société2. Dans ce nouveau monde qui doit faire face à un changement de paradigme, la RSE permet à l’entreprise de consolider les repères qu’elle propose au consommateur. Elle développe le concept de développement durable, fondé sur les piliers environnementaux, sociaux, et économiques. Cela implique la manière dont les entreprises interagissent avec leurs partenaires internes et externes (employés, clients, partenaires, fournisseurs, cotraitants, ONG, autorités publiques…). En intégrant les préoccupations sociales et environnementales dans la gouvernance de l’entreprise, la RSE constitue un des éléments clé de sa stratégie et de ses opérations pour produire, au coeur de métier de l’entreprise, un progrès continu pour le bien commun. Cela implique, comme les réseaux sociaux l’imposent, une écoute et une nouvelle relation à l’autre.
La RSE devient un média
Le recours à des magazines, blogs, plateformes d’échanges permet aux entreprises engagées de mieux incarner leurs initiatives en termes de bien-être et de santé des salariés, d’empreinte écologique, de filières d’approvisionnement… La RSE constitue aussi une caisse de résonance pour la médiatisation de la conduite du changement dans le contexte des nouveaux enjeux planétaires, de leurs implications politiques et réglementaires, mais également dans la connaissance des solutions techniques et managériales qui permettent l’amélioration des processus sanitaires, environnementaux et sociaux. La RSE devient un moteur d’innovation si elle est prise en compte dans la stratégie entrepreneuriale.
RSE et parties prenantes
En impliquant à la fois les clients et les parties prenantes, l’entreprise et ses marques se transforment en actrices majeures de la gouvernance de la société. |
L’individu n’a-t-il qu’un rôle de consommateur ou de client ? Le changement de paradigme incite à aller plus loin. Certes, un individu est un consommateur, mais il fait partie d’un écosystème qui est en soi un média d’influence contextuel qui peut modifier sa perception première. Dans une démarche RSE, le client est toujours au premier plan, puisqu’en devenant consom’acteur, il renforce son influence sur les décisions marketing. Mais il n’est pas le seul. D’autres intervenants développent aussi leur pouvoir d’influence. Ce sont les employés, les salariés, leurs proches et les citoyens. Toutes ces catégories de personnes sont parfois aussi des clients. Cette intégration d’autres cibles marketing élargit le champ d’action de l’entreprise. Dans ce contexte de relation holistique à l’environnement de l’entreprise et de ses marques, le marketing se réapproprie son rôle stratégique. Mais il s’enrichit des informations provenant du marché avec celles des clients, employés, fournisseurs, actionnaires et communautés ainsi que celles des médias, groupes de défense des consommateurs, concurrents et gouvernement, ONG… La richesse de la démarche réside dans les interactions entre celles-ci pour aller vers une orientation plus individualisée que permettent le social media, les réseaux sociaux et les outils du marketing digital. C’est la première fois, sur le plan de l’histoire de l’humanité, que tous les paradigmes changent en même temps. Lorsque Gutenberg a inventé l’imprimerie, le paradigme de l’accès au savoir a changé, mais tous les autres modèles socio-politico-économiques sont restés stables. Le taylorisme n’a, quant à lui, modifié que le paradigme de l’économie. C’est dire si l’entreprise, qui fait battre le coeur de la société, est confrontée à l’accompagnement, voire à l’anticipation d’une évolution sociétale qui affole bon nombre de personnes dont certains de ses clients. Dans ce contexte, le marketing doit être plus systémique et évoluer vers un macro-marketing de type stakeholder pour élargir son périmètre naturel de marché avec la prise en compte de l’évolution sociétale dans son ensemble. En impliquant à la fois les clients dans toutes leurs dimensions sociétales et les parties prenantes, l’entreprise et ses marques se transforment en actrices majeures de la gouvernance de la société, comme le veulent les 78 % des Français3. qui souhaitent voir les entreprises jouer un rôle dans la prise en charge des questions sociétales quand 90 % désirent que les entreprises accordent autant d’importance aux intérêts sociétaux qu’à leur business.
Notes
(1) Concept créé par Thierry Maillet, in Génération participation, M2 Editions, 2006.
(2) Voir Social Responsibilities of the Businessman, Howard R. Bowen, 1953 ; The Responsible Company, George Goyder, 1961 ; les travaux de l’école de Montréal ; les travaux se référant à la théorie de la régulation.
(3) Étude Edelman Goodpurpose
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