Les marques, miroirs des hommes
12/01/2017
La marque perd de sa superbe. C’est en replaçant l’homme en son centre qu’elle retrouvera sa vraie raison d’être : contribuer à l’intérêt/le bien commun.
par Jean Watin-Augouard
«Le coeur des hommes bat dans Malongo ». Le coeur n’est-il pas, au sens propre, source d’énergie, organe sans lequel il n’est de vie possible et, au sens figuré, passion. sans laquelle il n’est de créativité, d’engagement et de fidélité ? Le coeur des producteurs de café ? certes, puisque cette publicité conçue en 2013 promeut le commerce équitable. Est-ce également celui des salariés 1 et des consommateurs ? Si le slogan est fondé sur des preuves réelles et une stratégie pérenne, alors Malongo fait oeuvre salutaire 2. Car la place de l’homme et son rôle dans la création et la production, longtemps occultés ou tenus pour secondaires par rapport à la marque, doivent redevenir primordiaux 3. Sans pour autant ostraciser la marque, loin s’en faut, mais bien au contraire pour lui donner sa juste mission, celle d’être un signe d’intérêt public, grâce à l’engagement sociétal de l’homme. Libérons l’homme de la marque et la marque de l’homme !
Renouer le lien
Pourquoi libérer l’homme de la marque ? Il ne s’agit pas, ici, de pointer du doigt une manipulation de celle-ci sur celui-là. La raison est plus profonde. La marque, en soi, n’y est pour rien. Elle est faite par l’homme – en tant que créateur-producteur-salarié – et pour l’homme, en tant que consommateur, pour améliorer son bien-être, et non l’homme pour la marque, celui-ci étant alors assigné, au service de celle-là. Or, la tendance a été, depuis quelques décennies, de privilégier ce deuxième terme. Aussi la priorité est-elle aujourd’hui de replacer l’homme au coeur de la création, de la vie et de la pérennité de la marque et de l’entreprise. C’est le rendre ainsi directement responsable, par sa contribution à la conception, la production, la commercialisation, de son empreinte sur le monde 4. Là est le bien-être de l’homme, qui entend redonner du sens à son travail, être reconnu et respecté par ce même travail, se savoir utile, témoigner de son implication et de son talent pour faire de la marque sa création, un engagement, un dépassement de soi. Non pas dans quelques artifices offerts par l’entreprise (loisirs, détente…) qui, parfois, instrumentalisent le bonheur dans l’entreprise. Être valorisé pour ce qu’il fait et ce qu’il est. Du bien-être au travail au bien-être par le travail. Car ce n’est pas tant savoir comment rendre les gens heureux qui prime que savoir pourquoi ils le sont. À quoi sert l’entreprise dans laquelle ils travaillent ? En libérant l’homme de la marque, on privilégie non plus la maximisation des profits et de la valeur actionnariale 5, mais celle des talents, grâce à l’intelligence collective, pour proposer des biens et services utiles à la collectivité, sources de profits 6. Car, on le sait, la productivité, l’innovation, la créativité augmentent. « Les ressources de l’homme sont infinies quand il se sent motivé », prévenait Antoine Riboud, président de BSN (aujourd’hui Danone), dans son discours prononcé en 1972 à Marseille, devant un CNPF alors tétanisé.
Consommateur responsable et co-créateur
Libérer l’homme de la marque, c’est aussi placer le consommateur en position de respect du produit, fruit du travail de l’homme et de son propre travail, puisque le consommateur est aussi producteur ! En faire un consommateur conscient du véritable contenu « humain » de la marque, un consommateur responsable et lui-même, parfois, cocréateur sur fond de consommation dite, aujourd’hui, collaborative. C’en serait fini du gaspillage et de l’obsolescence des produits. La confiance en la marque serait fondée sur l’homme et non sur une quelconque promesse « marketing » sujette aux vents qui tournent, aux humeurs passagères. Au reste, ne faudrait-il pas mettre le travailleur/ salarié au plus près du consommateur, bénéficiaire de son travail, afin qu’il puisse en constater l’impact positif au-delà des seules ventes ? Et réciproquement. Sortezvous parfois de vos bureaux et de vos usines pour rencontrer vos consommateurs ? Et n’êtes-vous pas vous-même parfois consommateur des produits que vous fabriquez ? Pas de RSE sans RSH 7! L’humain n’est pas du capital au même titre qu’un capital physique ou financier. Titre maladroit que celui de responsable des « ressources humaines » ! L’homme serait-il de « la chair à profit », une simple variable d’ajustement ? Le salarié n’est pas un outil productif que l’on gère comme du stock de matière première. Il n’est pas une matière consommable. Le R de RH devrait signifier « richesse », une richesse sur laquelle repose la faculté de résilience de l’entreprise, souvent familiale, face aux crises quand les salariés lui sont fidèles 8. N’oublions pas ce qu’affirmait Jean Bodin : « il n’est de richesse que d’hommes ». Ajoutons, des hommes valorisés, révélés, grâce à leur implication dans l’entreprise et dans la pérennité des marques. Du travail, hier, dicté par la nécessité, au travail, demain, dicté par la vocation ! Libérer l’homme de la marque, c’est, paradoxalement, le nommer – enfin ! – dans la définition de la marque. Car il n’y a nulle trace, nulle référence au mot « homme » dans les trois définitions traditionnelles 9. Selon le code de la propriété intellectuelle, la marque est un outil juridique, « un signe susceptible de représentation graphique servant à distinguer les produits ou services d’une personne physique ou morale » (article L.711-1). Pour les marqueteurs, la marque est « une différence sur un marché, un repère mental » (Georges Lewi). Enfin, les financiers l’analysent comme « un actif incorporel, immatériel de l’entreprise, qui génère des revenus pour aujourd’hui et les sécurise dans le futur » (Interbrand). Comment peut-on juger la marque uniquement à l’aune de sa seule valeur financière ? « La valeur d’une image se mesure à l’étendue de son auréole imaginaire », écrivait Gaston Bachelard 10. Peut-on suggérer que la valeur d’une marque se mesure enfin à l’étendue de son auréole humaine ? Un juste équilibre est donc nécessaire, qui replace l’humain au coeur de la marque, en renouant le cordon ombilical entre l’homme, le produit/service, la marque et le consommateur. La marque est le « faire-savoir du savoirfaire » multiple de l’homme, d’hier à demain. L’empreinte de l’homme, la construction, jour après jour, année après année, siècle après siècle, de son savoir-faire pluriel, qui s’illustre dans du capital matériel et immatériel ; de la recherche & développement (amont) à la conquête des clients (aval). Ce n’est pas la marque qui transforme la société, mais l’homme qui, par la marque, y appose son empreinte mentale et physique. Toutes les grandes innovations ont été, sont et seront l’oeuvre de visionnaires, d’utopistes. Le sillon qu’ils ont tracé est creusé par les salariés qui forment une grande chaîne d’union 11. Ceux qui aujourd’hui gèrent les marques doivent en grande partie leur place et leur fonction à leurs prédécesseurs. Et ils écrivent, ce même aujourd’hui, les pages de l’histoire de la marque pour demain. Celle-ci peut alors se définir comme un défi lancé par l’homme au monde, avec pour dessein de le changer en contribuant au mieux-être et pour destin de prolonger son histoire en lui donnant du sens grâce au travail des salariés. L’histoire n’est plus seulement synonyme de passé, mais aussi d’éternité.
Du bon usage de l’humanisation
La marque est la partie visible de l’iceberg. L’heure ne serait-elle pas à sa ré-humanisation, à savoir remettre l’homme au coeur de la marque, à l’opposé de l’absurde humanisation 12 de la marque qui, par anthropomorphisme, conduit à son idéalisation. Aujourd’hui pourtant, l’homme demeure secondaire, même si certaines entreprises commencent à mettre en valeur leurs salariés dans leurs publicités 13. De la même manière que Karl Marx dénonçait 14, à travers le fétichisme de la marchandise – quand sa valeur marchande l’emporte sur sa valeur d’usage –, l’oubli du travailleur derrière l’objet produit, force est de constater qu’aujourd’hui un effacement similaire prévaut, celle du créateur, par l’objet marchand trop souvent envisagé sous le seul angle marqueto-consumériste. « S’il est bon que les objets soient fondés pour servir les hommes, il serait monstrueux que les hommes fussent fondés pour servir de poubelles aux objets », prévenait Antoine de Saint-Exupéry dans Citadelle. Et, puisque l’ère du numérique risque, au même titre que la robotisation 15 qui éloigne l’homme de la production, de marginaliser dans la chaîne de valeur l’usine au profit de l’entreprise numérique, abandonnons le mot « manufacture » pour « homofacture » (brainfactory) et le mot « main d’oeuvre » par « cerveau d’oeuvre » (brainwork). Il conviendrait à l’entreprise collaborative, nouveau concept comme celui de l’entreprise libérée, qui, dit-on, ouvre de nouveaux horizons aux hommes. Où la performance durable serait le fruit de l’énergie créative de salariés devenus collaborateurs. L’homme ne sera en paix avec lui-même et avec autrui que lorsqu’il agira en accord avec sa vocation (vocare : « être appelé à ») et sa raison d’être. L’entreprise ne peut-elle pas (re)devenir le lieu où le salarié peut entreprendre ?
La marque à sa juste place
Il conviendrait de libérer la marque de l’homme pour lui redonner sa juste place dans la création de valeur et, ce faisant, la réhabiliter face à de nombreuses critiques qui ne seraient plus fondées. Car alors, c’est l’homme luimême qui serait sur le banc des accusés car, seul responsable de possibles malversations ou manipulations, et non la marque ! L’idolâtrie et le fétichisme des marques leur sont, paradoxalement, préjudiciables, on leur attribue des pouvoirs magiques, comme celui de donner du bonheur. De fait, les besoins étant pour bon nombre d’entre eux satisfaits, et les concurrents nombreux, le désir, par définition infini, se substitue au besoin. On parle alors d’émotion, d’expérience, pour séduire les consommateurs. Pour se vendre, la marque a fait appel à autre chose qu’elle-même. En publicité, les valeurs promues n’ont en général plus rien à voir avec le produit, on a autonomisé la marque par rapport à l’homme, à celui qui la fabrique. Et pourtant, la plus belle charge émotionnelle n’est-elle pas le travail de l’homme ? Le besoin ne peut-il pas devenir reconnaissance du travail de l’autre, de son produit ? L’acte de produire et celui de consommer ne seraient alors plus séparés, la marque deviendrait le miroir de l’action de l’homme à travers son produit 16, cessant d’être un bouc émissaire. Elle serait d’autant plus respectée que l’homme, en son centre, lui apporterait une dimension d’intérêt public. La critiquer reviendrait alors à critiquer l’homme, son créateur.
La marque en procès
De fait, la marque, symbole et quintessence de la société de consommation, se trouve au banc des accusés. Elle perd de sa superbe. Devenue institution, elle souffre, au même titre que les institutions traditionnelles, d’un manque de confiance de la part des consommateurs, qui se sentent souvent manipulés. Cela se traduit par une désaffection, un détachement, un désenchantement. Le procès n’est pas nouveau. Un an avant Mai 68, Guy Debord, philosophe et sociologue, dénonce les dérives de la société marchande 17. Avec Herbert Marcuse, l’École de Francfort condamne le marketing, responsable de l’aliénation (« devenir autre ») des consommateurs, à qui l’on impose des désirs qui ne sont pas les leurs. De là à accuser les marques d’asservissement, d’abrutissement, d’avilissement, d’abêtissement… Certains vont même jusqu’à comparer l’univers des marques à celui d’une dictature, voire d’une tyrannie. On dénonce leur omniprésence et leur pouvoir manipulatoire sur les foules parfois « sentimentales » 18. Des universitaires consultants s’interrogent 19. La marque, chronique d’une mort annoncée ? Sondages et études se multiplient, qui entendent démontrer, chiffres à l’appui, la désaffection progressive des consommateurs vis-à-vis des marques ; désaffection qui peut parfois prendre la forme d’un boycottage. Pour autant, d’autres enquêtes (Interbrand, Kantar, Toluna, KR Media…) mesurent régulièrement la préférence de ces mêmes consommateurs pour leurs marques. Ils aimeraient moins les marques, de manière générale, mais aimeraient toujours leurs marques pour leur valeur aussi bien émotionnelle que fonctionnelle. Il n’y a pas de marque, il y a des preuves de marques, pourrait-on affirmer, en paraphrasant Pierre Reverdy 20. La marque n’existe que par le travail de l’homme, qui, seul, lui donne de la consistance et de la valeur. Elle naît, meurt et peut renaître par la seule action de l’homme. Elle lui doit sa fertilité et sa fécondité. Si elle souffre, c’est souvent en raison du turnover des hommes qui gèrent davantage leur carrière que sa pérennité. Qui donne la confiance ? Ce n’est pas la marque en elle-même, c’est l’engagement des salariés, à tous les échelons, dans tous les départements de l’entreprise. Une marque ne ment ni ne dissimule. C’est l’homme le responsable, comme l’atteste, par exemple, la récente crise Volkswagen. Si la compétence de la marque relève du contrat de base, sa contribution à améliorer le mieux-être des personnes devient un enjeu qui légitime la confiance et fonde sa pérennité. L’avenir de la marque ? L’homme, bien sûr !
Notes
(1) En 2012, Ralentissez, des hommes travaillent les mettra à l’honneur : www.youtube.com/watch?v=YsbDOrGfQSc.
(2) Comme les marques figurant dans le livre blanc Réussir avec un marketing responsable : les recettes gagnantes, Prodimarques, Adetem, Ethicity, Union des annonceurs, Ademe, Audencia/Sciencescom, 2014 et 2016, cf. article p 24 de ce numéro.
(3) Symptomatique est la transformation d’Alstom en « Alsthommes » sur une banderole accrochée sur le lion de Belfort lors de la récente crise.
(4) Cf. les deux paraboles des trois tailleurs de pierre à qui l’on demande ce qu’ils font. Première parabole : le premier répond tailler une pierre, le second, un mur, le troisième, une cathédrale. Deuxième parabole : le premier dit tailler une pierre, le second, un pont, le troisième veut relier les hommes.
(5) Pour Milton Friedman, le père du néo-libéralisme, l’entreprise n’a pour seule finalité que le profit. « The social responsability of business is to increase its profits », The New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
(6) Hier, à l’époque de la révolution industrielle, on parlait de l’Homo faber ; aujourd’hui, à l’ère de la consommation de masse, de l’Homo economicus, homme soi-disant rationnel et égoïste ; et demain, à l’ère de l’économie collaborative, parlera-t-on de l’Homo societas, homme altruiste ?
(7) Est-il nécessaire de préciser : RSE pour responsabilité sociétale de l’entreprise, RSH pour responsabilité sociétale de l’homme, la seconde déterminant la première. On pourrait ajouter RSM pour responsabilité sociétale de la marque, elle aussi dépendante de la RSH, et RSC pour responsabilité sociétale du consommateur.
(8) On peut également opter pour PH ou « potentiel humain ».
(9) Cf, la Revue des marques n°82, L’homme, l’oublié du marketing, avril 2013.
(10) Gaston Bachelard, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, Librairie José Corti, 1943, p. 5.
(11) Sans oublier, dans cette longue chaîne, les fournisseurs. Certains composants de portables sont parfois fabriqués dans des conditions humaines inacceptables.
(12) Ne parle-t-on pas, quand on évoque l’origine de la marque, de son ADN, comme si celle-ci était composée d’acide désoxyribonucléique ? La langue française propose plus légitimement le mot « singularité » ! François Dalle, PDG de l’Oréal de 1957 à 1984, avait une préférence pour le mot « humus ». Il fut, entre autres, président du conseil de direction de la revue Humanisme et entreprise en 1968. Au nombre de ses ouvrages : Quand l’entreprise s’éveille à la conscience sociale (Robert Laffont, 1975). De la même manière, le concept de « marque employeur » n’est-il pas un abus de langage ?
(13) Comme récemment les affiches des whiskies Clan Campbell et Grants, ou les films La Lettre, de Mousline (Nestlé, 2016) et Fleur de Colza (Lesieur, 2015), mettant en scène les acteurs de la filière.
(14) Manuscrits économico-philosophiques de 1844, Vrin, Paris, 2007 et Le Capital, livre premier, 1867
(15) Un sous-traitant sud-coréen d’Apple ne vient-il pas de licencier 60 000 salariés pour les remplacer par des robots !
(16) « Nos productions seraient comme autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. Dans cette réciprocité, ce qui serait fait de mon côté le serait aussi du tien. » Karl Marx, Manuscrits économico-philosophiques de 1844, op.cit.
(17) La Société du spectacle, éditions Buchet/Chastel, 1967.
(18) Alain Souchon et ses deux chansons : Foules sentimentales (1993) et Putain ça penche (2005).
(19) Georges Chetochine et La déroute des marques, comment l’arrêter ? (Eyrolles, 1995), Georges Lewi et Sale temps pour les marques (Albin Michel, 1996), Naomi Klein et son célèbre No Logo la tyrannie des marques (Actes Sud, 2000) ou plus récemment Tout peut changer (Actes Sud, 2015), Sibylle Vincendon et Le deuxième à un euro : comment le marketing nous manipule (Fayard, 2015), Florence Touzé et Marketing, les illusions perdues (La Mer Salée, 2015), Philippe Moati et La société malade de l’hyperconsommation (Odile Jacob, 2016).
(20) « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour », citation souvent attribuée à tort à Jean Cocteau.
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