Comment l’industrie agroalimentaire défend ses intérêts
12/01/2017
Campagnes d’influence, rédaction d’amendements, entregent relationnel… L’industrie agroalimentaire est suspectée d’exercer un lobbying néfaste. Pourtant, elle s’estime légitime à participer aux débats publics pour faire connaître ses nécessités et contribuer positivement aux enjeux alimentaires.
par Benoît Jullien, ICAAL
« La représentation d’intérêts n’a, en soi, rien de blâmable et participe à la réflexion devant présider à l’adoption de la loi et du règlement », affirmait Michel Sapin, ministre de l’Économie et des Finances, le 8 novembre dernier, devant l’Assemblée nationale, qui devait adopter le projet de loi portant son nom – Sapin II – sur la transparence, la lutte contre la corruption et la modernisation de la vie économique. Pourtant, la « représentation d’intérêts », plus communément qualifiée de « lobbying », est souvent associée à des pratiques douteuses, permettant à des puissances plus ou moins occultes de tramer quelque complot sournois pour imposer aux instances démocratiques des dispositions propres à favoriser des intérêts forcément inavouables. Cette accusation est particulièrement récurrente dans le cas de l’industrie agroalimentaire. Quelle que soit la position qu’elle défende, cette dernière est presque toujours accusée de ne chercher qu’à abonder des bénéfices déjà mirifiques, au prix de reculades politiques altérant toujours plus l’accès à une alimentation naturelle et locale, qui dans le passé avait tant contribué à la bonne santé des populations. À cet égard, l’émission Cash Investigation diffusée sur France 2 le 13 septembre constitue un archétype difficilement dépassable…
Deux postures inconciliables
Manifestement désireuse de démontrer un postulat initial, ses reportages reposent pour beaucoup sur une immersion dans les pratiques des lobbies agro-industriels américains. Fallait-il aller si loin pour tenter de démonter les basses oeuvres développées par nos acteurs nationaux ? Au-delà, une caméra cachée traînant dans un cocktail parisien organisé par l’industrie charcutière pour promouvoir la gastronomie française est censée dévoiler la connivence qui règne autour des petits fours et du champagne. Enfin, un parlementaire français et son assistante se font piéger par un micro laissé ouvert lors d’un aparté manifestement privé. Le tout avec des interviews soigneusement coupées en vertu de contraintes techniques qui ont parfois bon dos…
Il faut bien dire que la tactique de communication choisie par certains représentants de l’agroalimentaire ne contribue pas à apaiser le climat : « Nous ne souhaitons pas communiquer sur ces questions » est souvent la réponse infligée aux journalistes tentant de s’immiscer sans être invités. Outre se parer d’une tonalité finalement assez méprisante, même inconsciemment – le journaliste n’est alors conçu que comme le dactylographe d’un message préalable –, cette réponse ne fait bien sûr qu’ouvrir la brèche à toutes les suspicions. Cette posture donne, si ce n’est raison, du moins des raisons à des enquêtes plutôt à charge.
Une nécessaire démystification
Malgré la fin de non-recevoir de quelques fédérations – et, précisons-le, une réponse de certains représentants des pouvoirs publics que nous attendons toujours –, nous avons pu aborder frontalement la question du lobbying avec l’Ania (Association nationale des industries alimentaires). « Il faut démystifier ces questions », résume Alexis Degouy, directeur des affaires publiques, pour lequel il s’agit d’une réalité quotidienne. « Nous sommes en relation permanente avec les pouvoirs publics sur de nombreux sujets : sécurité sanitaire, social, énergie, relations commerciales, etc. » Et de préciser immédiatement : « mais il s’agit d’une relation égale, et dans les deux sens ». Autrement dit, si une fédération d’entreprises comme l’Ania est naturellement soucieuse de défendre ses positions, les pouvoirs publics ont également besoin de ses informations sectorielles, autant que de ses remontées du terrain. Etant donné le poids de l’Ania – plus de 16 000 entreprises, de 440 000 salariés, de 170 milliards d’euros de chiffre d’affaires –, il paraît difficile pour les politiques de faire l’impasse.
Ainsi, face aux parlementaires, « nous n’avons jamais à faire de demande d’audition, affirme Alexis Degouy, ce sont les commissions qui requièrent nos avis, comme les avis d’autres parties prenantes d’ailleurs, pour se faire une opinion ». De son côté, l’Ania ne manque bien sûr pas de leur adresser ses notes conjoncturelles ou thématiques, ainsi que de participer aux instances dont elle est membre de droit, comme le Conseil national de l’alimentation par exemple. Elle peut aussi envoyer des courriers d’alerte, au gouvernement notamment. « Malgré les fantasmes, tout cela est sain, assure-t-il, notre travail est tout simplement de faire prendre en compte nos positions dans les processus de décision, ou du moins de permettre d’en évaluer l’impact. » De surcroît, à l’ère de l’hypermédiatisation, les risques seraient grands de prétendre exercer une influence excessive : « comme vitrine d’un secteur, nos pratiques doivent être irréprochables ; nous devons respecter des règles qui fonderont notre crédibilité et notre légitimité. Pour notre efficacité-même, nous devons apporter une information sincère et fiable ».
Et la fameuse pratique des amendements que les lobbies écriraient à l’attention des parlementaires pour que ces derniers se bornent à les « copier-coller » dans leurs propres propositions ? « Oui, lorsque nous voulons convaincre, nous écrivons dans quel sens nous voyons les choses – en France, nous sommes dans une culture de l’écrit –, explique Alexis Degouy, mais les parlementaires sont libres de défendre ou non notre position ; parfois ils rejettent nos amendements, d’autres fois ils les modifient, d’autant qu’ils reçoivent d’autres propositions. » Se montreraient-ils paresseux parfois ? « Il serait très injuste de discréditer le travail sérieux réalisé par l’immense majorité », assure-t-il. Des relations privilégiées sinon ? « Nous pouvons bien connaître certains parlementaires qui, avec le temps, sont devenus des experts de dossiers nous concernant. Pour chaque thème, il y a une dizaine de bons spécialistes : mais ils entretiennent des relations avec toutes les parties. » Il en va de même avec les ministères : l’Ania entretient ainsi des discussions régulières avec l’Agriculture, Bercy ou la Santé. Autre suspicion, les lobbies consacreraient des moyens financiers colossaux pour parvenir à leurs fins. « À l’Ania, seuls deux salariés sur une équipe de 23 se consacrent aux activités d’affaires publiques. En dehors de leurs salaires, nous fonctionnons quasiment à budget zéro et c’est très bien ainsi. Sur des dossiers précis, l’Ania bénéficie de l’expertise de son réseau grâce à l’aide technique de ses fédérations adhérentes et de certaines entreprises. Cela permet d’asseoir ses positions sur des réalités vécues et partagées. »
Les facettes inconnues du lobbying
Enfin, le lobbying n’est pas toujours ce que l’on croit. Il se produit parfois dans un sens inattendu. Selon Alexis Degouy, une partie du travail doit être destinée aux entreprises elles-mêmes. « Nos adhérents n’ont pas toujours connaissance des contraintes de la politique publique. Notre rôle est parfois de faire la pédagogie de cette dernière, de servir de courroie de transmission ». Dernier élément rarement signalé, il existe une concurrence forte entre les différents lobbies, ce qui limite mécaniquement leur hypothétique pouvoir. Par exemple, l’agroalimentaire se trouve naturellement en confrontation avec l’agriculture ou la distribution. Parfois de façon frontale quand il s’agit d’intérêts commerciaux, mais parfois aussi avec des alliances à géométrie variable, au gré des circonstances. Par ailleurs, cette compétition entre lobbies s’exerce souvent entre les représentants des intérêts dits économiques et ceux prétendant défendre la société, ou les consommateurs, ou l’environnement, qui, tout en s’octroyant le « beau rôle », utilisent techniquement souvent les mêmes méthodes… et parfois – voire souvent – avec plus d’efficacité. Y aurait-il par définition un bon et un mauvais lobbying ? Ou, dit autrement, un lobbying des gentils et un lobbying des méchants ?
La question revient régulièrement sur le tapis, qu’il s’agisse des débats autour de la nutrition, de l’étiquetage, ou des taxes qui menacent le secteur agroalimentaire. Ainsi, la meunerie espère faire lever un prélèvement dit « taxe farine », qui remonte à 1962. La confiserie aimerait bien obtenir un alignement de la TVA à laquelle elle est soumise sur le niveau des autres produits alimentaires. Mais vu le contexte actuel des finances publiques, ses représentants semblent assez résignés, s’attachant surtout à éviter l’arrivée de nouvelles dispositions censées renverser la progression du surpoids et de l’obésité en France. Depuis quelques années, les velléités politiques se sont calmées dans ce domaine, mais elles pourraient revenir à la faveur d’une alternance future. Une remise à plat globale a parfois été évoquée pour tenter d’établir une fiscalité cohérente sur l’univers alimentaire. N’y croyant plus trop, semble-t-il, l’industrie agroalimentaire travaille surtout désormais à maintenir une certaine stabilité dans les mesures qui lui sont imposées, afin de parvenir à sauvegarder au moins une visibilité suffisante dans ses objectifs budgétaires. À cet égard, elle peut difficilement se passer de recourir au lobbying. Lui reconnaître ce droit permettrait précisément d’assurer des pratiques honnêtes et transparentes.
Le cas de l’huile de palmeLobbying : un gros mot, une accusation infamante ? « Le terme ne me gêne pas, on peut le percevoir comme les Anglo-Saxons, et non avec la connotation négative que nous y mettons en France », réagit Laure Grégoire, porte-parole de l’Alliance française pour une huile de palme durable. Créée il y a trois ans avec des industriels utilisateurs d’huile de palme (Ferrero, Labeyrie, Nestlé, Unilever…), cette association vise à « développer puis généraliser l’utilisation de l’huile de palme durable, c’est-à-dire non issue de la déforestation et protégeant la biodiversité, l’habitat naturel des animaux et les droits des populations locales ». En 2015, 96 % de l’huile de palme utilisée par les membres de l’Alliance sont certifi és RSPO (*), dont 73 % dits « ségrégés », c’est-à-dire répondant aux standards les plus exigeants en matière de traçabilité. À l’heure actuelle, la production d’huile de palme durable représente seulement 20 % de la production mondiale, mais elle est achetée à 80 % par les Européens. Il reste donc du chemin à parcourir. En avril 2016, l’Alliance a organisé une conférence à Paris avec toutes les parties prenantes : industriels, ONG, raffi neurs, distributeurs, représentants des pays producteurs et pouvoirs publics. Ces derniers font également partie – bien sûr – des interlocuteurs, avec la question récurrente de la taxation de l’huile de palme, la fameuse « taxe Nutella ». Celle-ci a encore été « retoquée » lors de son dernier passage au Parlement, avant tout pour des raisons de diplomatie commerciale avec demandions d’ailleurs pas sa suppression pure et simple, précise Laure Grégoire, mais plutôt que l’huile de palme durable en soit exemptée, car nous considérons que les entreprises faisant l’effort financier de s’approvisionner en huile de palme durable doivent être soutenues dans cette démarche vertueuse. » Chacun sait toutefois que la taxe peut encore revenir sur la table. Pourtant, si le monde politique reste dans le viseur de l’Alliance, sa priorité est, de façon surprenante, ailleurs. « Notre objectif est de transformer le marché, explique Laure Grégoire, c’est pourquoi notre principal enjeu est de convaincre les pays producteurs de se convertir. Ils ne pourront pas développer deux filières différentes : l’une durable pour répondre à la demande des Européens et l’autre irrespectueuse de l’environnement. Nous savons que, sous notre influence, la Chine et l’Inde, les deux plus grands acheteurs d’huile de palme, commencent à se soucier des méthodes de production de l’huile qu’ils achètent. » Pour des raisons techniques (une texture semi-solide) et agronomiques (il faut six fois moins de surfaces pour un même rendement qu’en colza, huit fois moins qu’en soja), beaucoup d’industriels estiment ne pouvoir recourir à aucun substitut. Il leur faut donc bien laver définitivement l’huile de palme de tout soupçon. (*) Roundtable on Sustainable Palm Oil |
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