Collaborer pour capter la valeur créée par les consommateurs
15/07/2018
Une nouvelle appropriation de la marque par les consommateurs se dessine, qui a pour nom « surfaçon de marque ». Les entreprises la valorisent par des approches collaboratives. Tour d’horizon.
par Bernard Cova,
Professeur de marketing à la Kedge Business School de Marseille.
Les marques sont partout. Le terme s’applique aujourd’hui autant aux noms de produits de grande consommation qu’aux noms d’équipes de sport, d’hôpitaux, de groupes de musique, d’institutions religieuses, de pèlerinages, etc. Presque tout dans notre société est marqué, même les catastrophes et les désastres, comme le montre bien Stephen Brown dans son dernier ouvrage 1. Les marques commencent ainsi à passionner un public de chercheurs de plus en plus large, au premier rang desquels on trouve des sociologues, des anthropologues et même des philosophes. Le point commun de tous ces chercheurs est une vision des marques comme référents culturels créés et nourris par un nombre très varié d’acteurs, et non plus seulement par les entreprises.
Surfaçon
On doit à l’anthropologue Constantine Nakassis 2 de l’Université de Chicago le concept de surfaçon de marque (brand surfeit). Observant les pratiques sociales développées autour des marques de façon plus ou moins autonome par les consommateurs, qui ont pour effet de créer – ou détruire – de la valeur, il a forgé ce concept à partir de celui plus connu de contrefaçon de marque (brand counterfeit) : la reproduction ou l’imitation totale ou partielle d’une marque et de ses manifestations comme le logo, la publicité, les produits, etc., sans l’autorisation de son propriétaire. Selon Nakassis, les modifications et extensions totales ou partielles apportées à la marque par les consommateurs, notamment sur les réseaux sociaux, ne sont pas des contrefaçons, mais des surfaçons. Elles ne visent pas à profiter de la marque, mais à lui apporter quelque chose, même si cela n’est pas désiré par l’entreprise propriétaire.
L’image et la culture de marque sont troublées par ces surfaçons produites en continu, qui sont la résultante de l’engagement des consommateurs avec la marque. Les surfaçons peuvent être matérielles ou immatérielles. Une marque comme Lego est soumise aux deux types de surfaçons. Les constructions personnelles (nommées MOC : my own creation) faites par des adultes fans de Lego (connus comme AFOLs : adults fans of Lego) à partir de pièces de la marque sont des cas de surfaçon matérielle. Les fêtes de la brique ou BrickFair, organisées par les fans de Lego sans que l’entreprise y participe, sont de beaux exemples de surfaçons immatérielles. La présence d’une communauté de fans de la marque prêts à aller au-delà des idées des managers, comme celle des AFOLs, accroît fortement la production de surfaçons.
Éviter les glissements de valeur
Confrontées au développement exponentiel des surfaçons, les entreprises ont vite compris où était leur intérêt : il vaut mieux, pour elles, accompagner ce mouvement par des approches collaboratives que lutter contre par des approches de défense de la protection juridique. Cela leur permet de capter la valeur ainsi créée autour de la marque plutôt que de tenter désespérément d’éviter un glissement de valeur vers un autre acteur. Le cas de Nutella est intéressant à étudier, car cette marque fait l’objet de nombreuses surfaçons, comme les Nutella Parties 3 ou le World Nutella Day.
En 2007, une jeune Américaine vivant en Italie, Sara Rosso, décide d’instaurer le 5 février journée mondiale du Nutella (World Nutella Day), durant laquelle les fans sont invités à partager leurs meilleures recettes à base de pâte à tartiner aux noisettes et à communier en mangeant des cuillères de Nutella. Sara Rosso et son site Internet sont instantanément suivis par de nombreux fans, et le Nutella Day célébré tout autour du monde. Le succès de cette célébration mondiale va grandissant de 2008 à 2013. Mais le 16 mai 2013, Sara Rosso reçoit une lettre des avocats de Ferrero la mettant en demeure d’arrêter d’utiliser le logo et le nom de la marque Nutella sur son site du Nutella Day, signalant par là-même la crainte d’un glissement de valeur vers un autre acteur socio-économique. Cette décision provoque une vive émotion chez les fans de Nutella, qui diffusent des centaines de messages de soutien à Sara Rosso sur sa page Facebook et accablent Ferrero en appelant au boycott de ses produits. Le 21 mai, Ferrero fait machine arrière et renonce à toute poursuite. Mieux, l’entreprise déclare vouloir « exprimer sa sincère reconnaissance à Sara Rosso pour sa passion pour Nutella, se disant honorée d’avoir des fans si loyaux et dévoués ». « Cette affaire découle d’une procédure de routine qui a été activée à la suite de certains abus de la marque Nutella » a tenté d’expliquer Ferrero. L’épilogue de cette histoire a lieu courant 2015 quand Sara Rosso annonce qu’elle transfère volontairement à Ferrero le site World Nutella Day, devenu trop lourd à gérer pour elle. Le 5 février 2016, le World Nutella Day est organisé par une nouvelle ambassadrice nommée par Ferrero, à qui revient la tâche de capter la valeur créée par cette surfaçon de marque au profit de l’entreprise.
Par des approches collaboratives
Sans attendre que des consommateurs élaborent des surfaçons de leur marque, certaines entreprises ont tenté de canaliser la créativité des consommateurs en leur proposant d’intégrer des programmes de collaboration. Il ne s’agit plus seulement d’avoir recours à des consommateurs enthousiastes et fans de la marque pour développer le bouche-à-oreille et évangéliser d’autres clients, il s’agit d’appeler les consommateurs à effectuer une tâche dans le cadre d’un projet organisé en ligne ou hors ligne par l’entreprise autour de la marque. Les consommateurs trouvent dans ces initiatives non seulement un moyen d’exprimer et de partager leur créativité, mais aussi l’épanouissement et l’accomplissement qu’ils ne parviennent pas toujours à trouver dans leur vie professionnelle. Les consommateurs concernés sont prêts à travailler moins pour l’entreprise dont ils sont salariés que pour aller collaborer gratuitement pour l’entreprise qui produit les biens ou les marques qui leur plaisent.
Les sept clés de la mobilisation
Attention cependant, la gestion de tels projets collaboratifs est difficile. Si une entreprise veut réussir une telle approche, elle ne doit pas chercher à satisfaire les participants à ces projets comme des consommateurs ou à les motiver comme des employés, mais à les mobiliser selon les sept clés suivantes, inspirées de la gestion des programmes de volontariat pour les Jeux olympiques notamment :
- l’entreprise remercie et récompense les volontaires pour leurs efforts ;
- elle s’assure de mettre en jeu de la manière la plus adéquate les compétences de chacun ;
- elle organise le programme de manière flexible, de façon à s’adapter aux préférences de mode de collaboration de chacun ;
- elle reconnaît le travail effectué par chacun ;
- elle génère un attachement émotionnel au programme et aux autres volontaires ;
- elle explique le sens moral de l’action collective ;
- elle développe la fierté de participer à ce programme chez les volontaires.
Le fait de ne pas gérer effectivement une de ces sept clés peut rapidement entraîner une baisse de l’engagement des consommateurs, tant quantitatif (moins de volontaires) que qualitatif (moins d’idées pertinentes ou d’implication). Ainsi, Alfa Romeo qui avait organisé de manière trop taylorienne son programme de collaboration dénommé Alfisti avec ses fans, a vu les volontaires le déserter. Et Dell, qui n’avait pas organisé un niveau d’interaction assez significatif entre ses consommateurs et ses employés sur sa plateforme collaborative Dell Idea Storm, a dû faire face à un mouvement de contestation.
Aujourd’hui, les individus sont moins enclins à s’engager pour des grandes causes comme c’était le cas dans les années 1970. Ils sont en revanche prêts à s’engager pour les marques qu’ils aiment tout en étant extrêmement critiques vis-à-vis des entreprises qui gèrent ces marques quand elles font des erreurs dans la mobilisation des consommateurs. Ce faisant, ils légitiment les marques comme des causes à défendre au même titre que d’autres référents culturels.
Notes
(1) Stephen Brown, Brands and branding, Sage, Londres, 2016.
(2) Constantine V. Nakassis, Doing style: Youth and mass mediation in South India, University of Chicago Press, Chicago, 2016.
(3) Bernard Cova, La Vie sociale des marques, EMS, Caen, 2017.
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