Quand les artistes s’emparent des marques
16/07/2016
Pourquoi recourir à l’usage des marques dans une oeuvre, et quel est l’impact de cette collaboration sur leur image et leur management ?
Par Géraldine Michel
Professeur à l’IAE de Paris, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Directrice de la chaire de recherche Marques & Valeurs
Depuis plusieurs décennies, les marques font appel à des artistes pour repenser leurs produits, communiquer leurs valeurs, à l’instar de Louis Vuitton et Takashi Murakami, de Lamarthe et Miss.Tic, de Malongo et Ben. Dans ce monde toujours plus « esthétisé » (1), les marques ont compris assez tôt quel bénéfice symbolique elles pouvaient tirer de leur relation avec le monde de l’art : il leur permet de nourrir leur désirabilité et de cultiver leur différenciation. Pour cela, elles créent et entretiennent des relations de multiples manières avec les artistes (signature de collections, placements de produit, création de musées de marques ou de fondations artistiques, parrainages d’artistes…), mais ces relations de type contractuel et contrôlées par les marques elles-mêmes ne sont pas le propos de cet article. Un autre sujet nous interpelle : pourquoi et comment certains artistes s’emparent-ils des marques dans leur oeuvre, sous forme de logos, d’emballages, de produits ou encore de nom ? En effet, en toute liberté, de façon consciente ou inconsciente, de façon fortuite ou non, les marques s’imposent dans les romans, les peintures, les photographies, les chansons, les films… Que se cache-t-il derrière ce choix peu banal de l’artiste ? Comment les entreprises réagissent-elles, s’adaptent-elles à ces pratiques qui sont en dehors du champ d’expression supervisé par les marques ?
Les fonctions de la marque du point de vue de l’artiste
Une recherche fondée sur l’étude de trente-cinq artistes à travers des époques (du XIXe au XXIe siècle) et des courants artistiques différents (peinture, photographie, littérature, cinéma, arts plastiques) analyse comment ces artistes utilisent, intègrent, s’accaparent, déforment, modèlent les marques dans leurs oeuvres (2). À l’issue du décryptage de ces trente-cinq oeuvres, six principales fonctions de la marque pour les artistes émergent et l’on peut identifier une certaine évolution des entreprises face à cet accaparement de l’identité de leurs marques par les artistes.
Les marques, un signe du réel, témoins d’un lieu, d’une époque, d’un groupe social
Certains artistes utilisent les marques dans leur oeuvre, car elles apportent de la vraisemblance : derrière un détail qui n’en n’est pas un, la marque témoigne d’un lieu, d’une époque, d’une classe sociale. Quand Édouard Manet dessine sur sa toile Un bar aux folies Bergères le triangle rouge du logo de la bière Bass, cela confère un caractère réaliste au tableau et rend compte de la modernité de ce café-concert en vogue (1881-1882). Plus tard, les marques Chrysler, Dunlop, Air France ou Mumm sont un moyen d’ancrer le récit et le dessin des aventures de Tintin, d’Hergé, dans le réel d’une époque.
Au-delà du réalisme, les marques sont également la représentation du monde moderne. En peignant la marque d’aéronautique Astra au centre de sa toile, accolée à une grande roue et à la tour Eiffel, Robert Delaunay représente toute la modernité de son époque. Ce réalisme et cette modernité surgissent également dans la représentation des villes, qui ne peut se faire sans qu’on aperçoive une enseigne, une marque. Dans le tableau Portrait of Orleans, d’Edward Hopper, la marque Esso est essentielle pour signifier la puissance de l’urbanisation qui empiète sur la nature. Au cinéma, le court-métrage Logorama présente Los Angeles sous la forme d’un patchwork de logos qui s’étend à perte de vue. Les marques sont ici pensées comme des référents sociaux ou culturels et des témoins de leur époque.
Les marques permettent aux artistes de donner corps à leurs personnages.
Les marques permettent de mettre en scène des personnages dotés d’une personnalité claire et comprise par tous. Dans la chanson de Vincent Delerm, les marques dressent ainsi, sans équivoque, le portrait des beaux-parents : « branchés sur France Inter, lisent Télérama, jouent au Scrabble et ouvrent des boîtes de Canigou ». Le personnage de James Bond prend également forme grâce aux marques qu’il consomme et porte (Omega, Bollinger, Bentley, Aston Martin, Ritz). Par-delà cette fonction de la marque, qui permet de dresser efficacement le portrait des personnages, se révèle aussi le contexte social de la scène qui est en train de se jouer. La marque Boucheron, la seule utilisée par Proust dans À la recherche du temps perdu, illustre le contexte social et l’importance d’un cadeau de belle facture, en l’occurrence un collier. Cependant, au delà des références historiques et culturelles de la marque, les artistes utilisent les marques de façon ludique.
Les marques, un objet ludique
Les marques sont pour les artistes de véritables supports symboliques, visuels, sémantiques et sonores qui les inspirent. Ils jouent avec elles de façon quasi jubilatoire. Ainsi, les oeuvres de Sophie Costa ou de Speedy Graphito « débordent-elles » visuellement de marques. Les artistes jouent avec les mots et le sens qu’elles induisent. C’est l’exemple de EZK, artiste graffeur issu du street art, qui combine texte et image dans des formules chocs : Dans quel monde Vuitton, Pas de Cartier, Dior’s et déjà condamné. Les sonorités des marques interpellent les artistes, elles élargissent leurs palettes créatives avec de nouvelles rimes et sons. Cole Porter s’en donne à coeur joie en multipliant les références aux marques dans ses comédies musicales et notamment dans sa chanson You’re the top (« You’re Ovaltine », « You’re Pepsodent »…). Au-delà du jeu, la marque peut exprimer la nostalgie, voire l’attachement profond que l’artiste ressent pour elle.
Les marques, une source émotionnelle et nostalgique
Les artistes se nourrissent de souvenirs d’enfance, de moments partagés avec la marque pour la projeter dans leur oeuvre. Mercurochrome, Haribo, Carambar, La vache qui rit ou encore Heinz deviennent ainsi des leviers émotionnels pour Sophie Costa ou Annick Cuadrado (voir page suivante). L’écrivain Daniel Pennac nous fait voyager dans le monde de l’enfance en racontant l’apprentissage de la lecture d’un jeune garçon déchiffrant les syllabes des marques Renault, Samaritaine, Volvic. La référence aux marques réactive les souvenirs individuels, montre un vécu partagé et permet ainsi de tisser une complicité, une connivence avec le public.
Les marques transformées, déformées…
Certains artistes modifient l’apparence physique des marques pour le plaisir de manipuler, malaxer, déformer, façonner la matière. Cet acte de création peut aboutir à la sublimation des marques ou à l’inverse à la dénonciation de leur pouvoir et de leur impact supposé sur la société. On peut ainsi découvrir des détritus tels que bouteilles ou cannettes, habillés d’un jeu de lumière sublimant les marques et leurs produits chez Catherine Théry, ou au contraire observer des marques accéder au statut d’objet sacré avec Antoine Bouillot. D’une façon plus énigmatique, d’autres artistes peuvent transfigurer les marques. Les logos de Vuitton, Chanel ou Lacoste dégoulinent, Zevs exécute des égéries d’affiches publicitaires... Ces déformations semblent se dresser contre le totalitarisme des marques qui envahissent l’espace mental, personnel et social. Les artistes oscillent ainsi entre sublimation et dénonciation et ne restent pas indifférents à cet objet social présenté comme un élément de notre culture.
Les marques vivantes
Certains artistes donnent une dimension humaine aux marques à travers des mises en scène qui les personnifient ou les responsabilisent face aux maux de la société. Le film Logorama est sûrement l’oeuvre la plus représentative de l’humanisation des marques. Il narre une course poursuite effrénée entre des Bibendum Michelin jouant le rôle de policiers et un clown ravisseur d’enfants aux couleurs de Ronald McDonald’s, tandis que les jeunes écoliers endossent le costume de la marque BIC. Dans cette oeuvre, la fiction s’affranchit du discours commercial des marques pour mieux se concentrer sur la symbolique pure du logo, ce que l’on retrouve chez d’autres artistes comme Zevs, Speedy Graphito ou Bansky. L’inconscient des marques est ainsi révélé et celles-ci semblent prendre vie devant nos yeux. Dans le film les Dieux sont tombés sur la tête, la bouteille de Coca-Cola est alors plus qu’un objet : elle est parée de vertus magiques et devient le personnage central du film, symbole de toute notre civilisation. La marque vit, elle a une forme humaine et peut devenir la clé essentielle de l’oeuvre. Dans certains cas, elle est mise à rude épreuve, elle peut être attaquée et dénoncée, comme chez Bansky, qui nous présente les mascottes emblématiques de Disney et de McDonald’s, souriantes, indifférentes à la détresse d’une enfant nue, jeune victime du bombardement de son village au Vietnam. L’anthropomorphisation des marques permet à l’artiste de donner un visage humain aux marques qui les désignent comme responsables de leurs actes.
« Lâcher prise » et pluralité de sens, vers un nouveau management
Certaines marques ont vigoureusement répondu en traduisant les artistes en justice : c’est notamment le cas de Mattel, qui a attaqué le groupe Aqua en 1997 lors de la sortie du titre Barbie girl. Mais l’ironie du sort montre qu’en 2009, Mattel a fini par exploiter la rythmique de la chanson pour la promotion de ses poupées. Le groupe de musique The Who connut les mêmes déboires avec la marque Odorono, qui leur réclama des dommages et intérêts pour l’utilisation de son nom dans leur chanson éponyme. De façon beaucoup plus confidentielle, certains artistes se sont vus contacter directement par des marques leur demandant de ne plus les intégrer dans leur production. Dans le même temps, d’autres marques commandent discrètement des oeuvres, parfois très subversives, à destination de leurs musées privés ou de leurs dirigeants. Et si Odorono attaquait The Who, la marque Heinz, également intégrée dans un des titres de l’album, livrait gratuitement des caisses de baked beans pour les photos de la pochette du disque. Ainsi, si certaines marques se défendent de l’appropriation de leur identité par des artistes, d’autres à l’inverse la recherchent ou savent en tirer parti. L’exemple du court-métrage Logorama est probablement le plus emblématique de ce nouveau rapport des marques avec le monde de l’art. Les auteurs François Alaux, Hervé de Crécy et Ludovic Houplain se sont emparés de plus de 2 000 logos pour les intégrer dans leur film sans accord préalable, contrevenant ainsi au droit des marques. Le risque que les marques portent plainte était grand, mais au contraire… celles qui n’ont pas été retenues se sont émues de leur absence ! Cette histoire illustre « l’artification (3) » contemporaine, le désir permanent des marques d’être placées en pleine lumière et de profiter de la notoriété que confère l’inscription dans une oeuvre à caractère artistique. En cela, les marques accèdent par ricochet au statut de symbole artistique. Elles sont dès lors prêtes à céder l’exploitation de leur image ou logo à ceux qui leur offrent ce « graal » tant recherché, la reconnaissance dans le champ artistique de leur valeur sociale et culturelle. Non seulement, aujourd’hui, les entreprises montrent un certain lâcher-prise face à l’utilisation de leurs marques, mais elles utilisent ces oeuvres artistiques pour nourrir ces dernières. C’est notamment le cas de Chanel, qui n’hésite pas à rappeler le travail sérigraphique d’Andy Warhol sur le parfum N° 5 ou bien encore le cas de Boucheron qui remémore à ses clients l’oeuvre de Marcel Proust citant la marque Boucheron. Finalement, les analyses faites sur ces trente-cinq oeuvres réparties entre les XIXe e t X XIe siècles montrent que le regard de l’artiste transporte la marque vers d’autres univers et lui ouvre d’autres possibles. La liberté de création des artistes apporte une pluralité de sens, qui engage le public vers plus de connivence et de complicité avec les marques exploitées. Pour conclure, on peut dire que laisser plus de place aux créatifs dans le management de la marque, c’est ouvrir celleci à une polysémie engageante. On voit ici se dessiner le futur des marques fortes, celles qui s’orientent vers le chemin de la pluralité de sens, qui concilient les paradoxes et laissent vivre les incohérences. La marque se nourrit, s’enrichit, se déploie et le dictat de la cohérence, de l’uniformité et de l’unicité identitaire est abimé.
(1) Gilles Lipovetsky, L’Esthétisation du monde - vivre à l’âge du capitalisme artiste, Gallimard, 2013.
(2) Géraldine Michel et Stéphane Borraz, Quand les artistes s’emparent des marques, Dunod, 2015.
(3) Gilles Lipovetsky, idem
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