Quand les marques se tournent vers la musique classique
16/07/2016
Point commun entre Chostakovitch, Mozart, Debussy, Prokofiev, Dvorak ? Leur musique accompagne, souvent à bon escient, les publicités de grandes marques. Mais gare au panurgisme, preuve, parfois, d’un manque de singularité.
Par Michaël Boumendil,
Président-fondateur de Sixième Son
L’exploitation de la musique par les marques n’a rien de nouveau. Elle accompagne et soutient les messages publicitaires depuis à peu près aussi longtemps que la publicité existe : aux débuts de la radio, les rengaines publicitaires étaient presque toujours chantées, les premiers spots télévisés ont très vite donné à leur bande son une place centrale. La musique est indéniablement devenue un enjeu de marque, un enjeu identitaire pour une exploitation bien souvent publicitaire. Avec le temps, le choix de la musique a permis à bien des marques d’exposer un point de vue esthétique et d’afficher leurs préférences artistiques. On a beaucoup choisi – et l’on choisit encore beaucoup – la musique d’une publicité en essayant de surfer sur la tendance et/ou de dénicher le talent de demain qui accroîtra – pense-t-on – le pouvoir de séduction de sa marque. Il y a parfois de bonnes intuitions, mais le caractère grégaire de cette approche réduit de plus en plus souvent la création de valeur à peu de chose. Au point que certains hits signés par des talents frais émoulus se retrouvent au service d’une, deux, trois, voire dix marques différentes dans un laps de temps pour le moins restreint. C’est bien joli. Cela fait plaisir – notamment aux maisons de disques – et cela fait jeune. Fondamentalement se pose néanmoins le problème de l’essence même de la marque et de ce à quoi sert la tendance. En outre, cela crée de la confusion : diffi cile en effet de s’inscrire dans la durée et de construire quoi que ce soit, faute de lisibilité quand tout le monde fait la même chose. La tendance ne se combine que très diffi cilement avec la constance, qui s’inscrit dans l’ADN d’une marque.
Le son d’hier
À l’opposé, certaines marques redécouvrent les charmes de la musique classique – que regroupe-t-on, au reste, sous cette dénomination de « musique classique » ? Au sens strict, on a parfois tendance à dire que le classique va simplement de Bach à Beethoven. Soyons un peu plus large. Acceptons les musiques allant du milieu du XVIIIe siècle aux créations du classique contemporain ancrées dans le XXe siècle, en passant bien évidemment par le romantisme du milieu du XIXe. C’est un peu schématique, mais cela permet de situer quelque chose d’essentiel et qui donne du sens à l’exploitation publicitaire de ces formes musicales. Sous ce vocable, on pourrait classer les musiques structurées, élaborées autour de l’orchestre, organisées autour d’un système tonal où, pour reprendre une expression polémique, règne « l’harmonie ». Une autre expression est aussi révélatrice de ce que peuvent porter ces musiques : on parle souvent de musiques savantes. C’est bien ce que viennent chercher beaucoup de marques qui adoptent des musiques classiques : de l’histoire, de l’harmonie, du savoir-faire, de la qualité et de la crédibilité. Mozart est une star de la pub. Beethoven aussi. Debussy et Ravel se rappellent fréquemment à notre bon souvenir grâce à des pâtes, des pneus, des aéroports ou des shampoings parfumés. C’est toujours pour faire noble, cultivé, fiable, et souvent poétique ou puissant. Il y a des réussites formidables. On peut parler de la Ligue des Champions – célèbre compétition de football –, qui a adopté de façon récurrente depuis 1992 un arrangement contemporain d’un thème de Haendel, tiré de Zadok the Priest. Cette musique incarne la marque et la puissance de l’événement avec une force indéniable. British Airways, qui a vécu durant plus de vingt ans une histoire d’amour formidable avec le « duo des fl eurs » du Lakmé de Leo Delibes, a su se raconter avec bonheur en se laissant porter par la poésie du thème, dans des arrangements sans cesse renouvelés mais toujours cohérents. Dans les deux cas, les marques cherchaient un ancrage historique, l’expression d’une dimension patrimoniale portée par une harmonie et une noblesse évidentes, l’histoire racontée trouvant un écho émotionnel et narratif parfaitement ordonné par le thème, son instrumentation et son déroulé. Il y a d’autres histoires, plus ou moins formidables. La CNP a connu un succès retentissant depuis son adoption d’une oeuvre de Chostakovitch, la Valse n° 2. Un succès d’impact époustoufl ant, une notoriété, une attribution inespérée, mais une image partiellement abimée par le côté très nostalgique, voire franchement triste et très passéiste de la narration musicale. Paradoxal, non ? Et les Quatre Saisons, de Vivaldi : si ce n’est pas un tube commercial, alors qu’est-ce ? Mais, je ne crois pas avoir besoin d’insister pour que chacun comprenne ce qui a cloché du côté des Quatre Saisons…
Du bon usage de la musique classique
Soyons sérieux. Oui, le monde de la musique classique offre de formidables opportunités pour les marques, parce qu’en premier lieu beaucoup de ces musiques – bien écrites, biens pensées – portent un message clair, véhiculent des émotions fortes et, grâce à l’orchestre, un supplément de noblesse, voire de pompe dont certaines marques peuvent avoir besoin. Ensuite, l’une des plus formidables choses qui arrive à la musique classique, c’est qu’elle n’est plus l’apanage des aristocrates et des grands bourgeois : son écoute s’est démocratisée, comme tous les registres de la création musicale. Sur Spotify, les nocturnes de Chopin sont plus écoutées que le dernier tube de Mika. Reste à savoir manier l’outil. Si l’on veut bien admettre que l’orchestre n’est plus l’ennemi et qu’il n’a rien de ringard, il y a beaucoup à prendre dans le monde classique – y compris en matière d’identité sonore –, mais à deux conditions : trouver l’angle de la personnalisation et ne pas mentir. La mémoire auditive étant ce qu’elle est, c’est-à-dire immense, l’utilisation d’un morceau classique tel qu’il est, sans autre effort, est dans l’essentiel des cas voué à l’échec : il n’est pas attribuable. Aucune marque ne sera assez forte pour imposer un emprunt durable sur un morceau que toutes les autres marques peuvent et pourront exploiter sans problème de droits et donc sans risque juridique. Impossible pour une marque de s’octroyer l’exclusivité d’une oeuvre classique. Or c’est bien ce à quoi aspire une marque : être clairement perçue, identifiée et distinguée des autres. Ne pas mentir, c’est aussi ne pas en faire des tonnes là où l’attelage entre la marque et l’oeuvre classique peut relever du mariage de la carpe et du lapin. Sauf à jouer la carte de l’humour et du second degré, vos patates ont beau être de bonne qualité, la Symphonie n° 9 de Beethoven, c’est un poil exagéré quand même… En revanche, s’inspirer du domaine classique et y apporter sa propre touche peut permettre de sortir de la masse avec bonheur et pour longtemps. Le son d’un synthétiseur se démode, celui d’une batterie peut être daté. Les effets sonores correspondent souvent à une période donnée. Un violon, une harpe, un hautbois, un triangle, tout ce qui va avec, c’est intemporel… L’identité sonore de Roland-Garros est à ce titre une synthèse parfaite de deux inspirations. L’une ouvertement romantique, à chercher du côté de Berlioz notamment, l’autre très latine, à chercher du côté du tango. Dans cette alchimie improbable et donc unique, cette musique affirme les racines historiques et géographiques de la marque avec simplicité et émotion. Lorsque Michelin fait évoluer son identité sonore en 2014 pour mieux porter l’expression de sa raison d’être, la marque produit un petit film formidable qu’elle nomme Our Purpose. La bande son offre un arrangement orchestral riche, éminemment porteur d’espoir, d’élan, d’harmonie. Il y a un peu de Debussy ou de Satie, et beaucoup de Michelin. Pas si surprenant pour une marque qui a plus d’un siècle. Michelin a des racines, mais est tournée vers le futur, elle a une vision et une ambition. Cette musique en a fait la synthèse et ses racines classiques n’y sont pas pour rien. Alors oui, la musique classique, c’est une diversité de cultures, d’inspirations, de narrations que bien des marques ont intérêt à davantage investiguer pour nourrir durablement leur expression et trouver leur propre voie, leur propre voix.
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