Lorsque les produits de l’industrie deviennent de l’art
16/07/2016
Créer des oeuvres d’art à partir des produits de l’entreprise peut s’avérer être une stratégie gagnante à court, moyen et très long terme…
Par Fabrice Peltier,
Designer Consultant, fabrice-peltier.fr
En 1962, Andy Warhol montre pour la première fois, lors d’une exposition, les Campbell’s Soup Cans. Le fait de créer des oeuvres qui imitent des produits industriels ordinaires que l’on trouve dans les supermarchés et de les élever au rang d’icône, en les présentant dans des galeries d’art et des musées, a provoqué une profonde évolution des repères artistiques. Tout comme les oeuvres ready-made de Marcel Duchamp plusieurs décennies auparavant, c’est bien parce que l’artiste a déclaré que ces représentations du banal sont des oeuvres d’art et que nous avons fini par l’accepter qu’elles ont accédé à ce statut. Ainsi, depuis plus d’un demi-siècle, nous associons le pop art à une vulgaire boîte de conserve et ce n’est pas la Campbell’s Soup Company qui va s’en plaindre. En effet, si Andy Warhol doit une grande partie de sa notoriété à la série des boîtes de soupe Campbell, qu’il a déclinée « à toutes les sauces », nous pouvons prétendre avec autant de légitimité que l’entreprise Campbell doit aujourd’hui beaucoup de sa notoriété à la célébrité d’Andy Warhol. Chaque exposition, chaque reproduction des tableaux et des sérigraphies de l’artiste est une publicité gratuite pour la marque, alors qu’il n’existe aucune forme de lien entre l’artiste et l’entreprise. À la question « Pourquoi cette idée de peindre des boîtes de soupe ? », Andy Warhol répondait : « Parce que j’en consommais... ». Cela démontre que la force et la pérennité d’une représentation artistique échappe bien souvent à l’objectif initial de son auteur et que tout sujet représenté peut devenir universellement reconnu. La Joconde, qui est l’un des rares tableaux que l’on attribue de façon certaine à Léonard de Vinci, en est le meilleur exemple. Qui est Mona Lisa ? Une seule certitude : c’est l’une des oeuvres d’art les plus célèbres au monde, si ce n’est la plus célèbre, et en tout cas l’une des représentations d’un visage féminin les plus connues et réinterprétées au monde.
L’art, élément de la stratégie marketing
Le recours aux artistes pour réaliser des packagings et pour représenter les produits dans les annonces publicitaires n’a pas attendu le maître du pop art pour voir le jour. Les décors d’emballage et les annonces publicitaires étaient réalisés, dès la fin du XIXe siècle, par des artistes tels que Jules Chéret, Alfons Mucha, Henri de Toulouse-Lautrec... En 1945, le baron Philippe de Rothschild a l’idée de demander à un artiste de renom de décorer l’étiquette de son grand cru. Au fil du temps, les étiquettes du Château Mouton Rothschild se sont parées d’illustrations réalisées par quelques-uns des artistes les plus célèbres de leur temps : Joan Miró, Marc Chagall, Georges Braque, Pablo Picasso, Antoni Tàpies, Francis Bacon, Salvador Dali, Balthus, Anish Kapoor, Jeff Koons… Cependant, l’oeuvre d’Andy Warhol a donné des idées aux équipes marketing et communication des entreprises de produits et de biens de consommation. Le recours à des artistes s’est peu à peu inscrit de façon plus raisonnée dans leurs stratégies. À l’instar de Château Mouton Rothschild, certaines marques font régulièrement appel à des artistes : c’est le cas, par exemple, de Taittinger qui confie depuis 1983 la réalisation de la bouteille de sa cuvée millésimée à des artistes contemporains de renom, ou d’Absolut Vodka, qui diffuse régulièrement des annonces montrant des interprétations artistiques de tous horizons de sa bouteille. Depuis près d’une quarantaine d’années, art et communication entretiennent de bons rapports. Actions de mécénat, commandes spéciales ou concours sont très régulièrement organisés par les entreprises, avec plus ou moins de continuité. Dans tous ces cas, la création est une représentation artistique, en rapport direct ou non avec la marque qui est reproduite sur les supports de communication de l’entreprise : annonces presse, affiches, emballages...
Les objets de marque devenus oeuvres d’art
Une autre tendance, qui prend ses racines dans le néoréalisme, un courant artistique simultané à celui du pop art, se développe depuis quelques années, notamment avec l’avènement du « recycl’art » : une démarche qui consiste à réaliser des oeuvres à partir d’objets recyclés. Certains historiens de l’art présentent le néoréalisme comme la version française du pop art. Il serait plus exact de dire que de part et d’autre de l’Atlantique sont apparus, au début des années 1960, des travaux qui rompent avec l’abstraction en utilisant des éléments issus de la réalité quotidienne comme sujet et matière première de l’expression artistique. Le pop art est une réflexion sur la société de consommation américaine, les transformations qu’elle engendre dans les comportements quotidiens et la perception des choses. Le néoréalisme quant à lui proclame un retour à la réalité, en opposition avec le lyrisme de l’art abstrait de cette époque.
Les oeuvres emblématiques de ce mouvement sont celles de Martial Raysse à ses débuts, d’Arman, ou de César. Ces artistes utilisent des objets de consommation, bien souvent des emballages, pour les accumuler, les juxtaposer, les compresser… Une fois encore, les entreprises qui ont eu l’honneur de voir leur production utilisée comme matière première par ces artistes – qui, il faut le reconnaître, n’avaient pas bonne presse à l’époque – n’ont certainement pas mesuré leur chance. Certaines marques ne peuvent aujourd’hui que regretter de ne pas avoir collaboré avec ces artistes dont les oeuvres ont désormais une notoriété mondiale et demeurent à jamais une forme de publicité d’une extrême qualité. Inviter un plasticien à concevoir une oeuvre à partir de sa production est un excellent investissement. C’est un très bon moyen de mettre en avant son offre et de la valoriser autrement. Bien évidemment, tous les artistes qui se prêteront au jeu ne deviendront pas des artistes de renommée mondiale que les collectionneurs et les musées s’arracheront, mais qui sait… Cependant, les opportunités qu’offrent les partenariats entre artistes et entreprises, pour mettre en avant de façon intelligente et qualitative un produit, sont nombreuses.
Créer ses propres oeuvres
Selon ma propre expérience, je ne peux que constater quel peut être l’intérêt des entreprises à faire entrer l’interprétation artistique de leur production dans leurs murs. À la fin des années 1990, la brasserie Leffe m’a sollicité pour commémorer les 850 ans de son abbaye. Plutôt qu’un énième packaging édité en série limitée, j’ai créé un vitrail monumental à partir de leurs bouteilles, qui a été exposé dans le hall de la gare du Nord à Paris. L’accueil reçu par cette oeuvre m’a fait prendre conscience du pouvoir incroyable du détournement artistique d’un produit ou d’une marque et de son impact sur le public. Depuis, ont suivi des créations pour Tetra Pak – avec emballages de toute leur gamme de produits –, pour Sidel – avec des bouteilles en plastique qu’ils produisent – et pour bien d’autres marques et produits. Ces oeuvres ont été présentées dans des expositions, des salons et décorent les murs des sièges sociaux de ces entreprises dans le monde entier. Certaines font même désormais partie de la collection permanente d’un musée ! Les entreprises dépensent beaucoup d’argent pour la réalisation d’un matériel de communication dont la durée de vie n’est qu’éphémère, parfois juste le temps d’un seul et unique événement. La conception et la réalisation d’une oeuvre d’art fabriquée à partir de ses propres produits permettent de s’inscrire dans la pérennité. L’oeuvre peut être réutilisée plusieurs fois. Elle sert l’image de la marque ou de l’entreprise dans la durée, car bien souvent elle continue à vivre longtemps après sa première présentation, surtout lorsqu’elle est reproduite dans des journaux, des livres, des sites Internet ou bien réutilisée pour illustrer des supports de communication. L’entreprise qui possède une oeuvre d’art réalisée à partir de ses produits est donc plusieurs fois gagnante. Et elle le sera encore plus si cette dernière est remarquée sur le marché de l’art et que la cote de son auteur grimpe…
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