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Marques et art « Arty » ou artifice

16/07/2016

C’est par hybridation que la marque s’est associée à l’art, afin de puiser dans l’intemporel et de transcender le temps lui-même.

Par Brice Auckenthaler et Antoine Mahy,
Associés de Tilt ideas, cabinet de conseil en stratégie spécialisé en prospective, marque et innovation, tilt-ideas.com

Longtemps, l’art(isan) s’est soumis à une logique de copier-coller intelligent par rapport à une tradition devant laquelle il s’effaçait. Dans ce contexte, interroger l’étymologie du mot « auteur » peut s’avérer intéressant : directement rattaché au latin autor, « celui qui est à l’origine de quelque chose », ce terme invite déjà à considérer la notion d’héritage qu’on a assimilé pour le transmettre. Toutefois, en creusant plus profondément, on s’aperçoit qu’autor est lui-même dérivé d’auctor, un substantif issu du verbe augere, qui signifie littéralement « augmenter » ou « accroître ». Pour les latins puis pour les hommes du Moyen Âge, il n’y a pas de véritable « création » dans l’action humaine, seulement un accroissement, un copier-coller intelligent qui actualise un passé culturel commun. De même pour les métiers de l’artisanat, qui structurent la société de production par la transmission de maître à élève. Tout bascule le 11 août 1932. Un homme entre au musée du Louvre, c’est un ingénieur, il se nomme Pierre Guillard. Il se précipite sur L’Angélus de Millet et perce la toile de plusieurs coups de couteau. Il est maîtrisé. Au poste de police où il est amené par les gardiens du musée, il déclare, comme une prémonition de Warhol et de YouTube : « Au moins, on parlera de moi ». Dans Les Ombres errantes, l’écrivain Pascal Quignard situe à cette date la naissance de l’art moderne : « La mise en avant de soi, le refus de l’assujettissement, l’aversion de ce qui fut, du cela fut, telle est la triple thèse de l’art moderne », et plus largement de la théâtralisation des marques. Se construisant dans la transgression, tout devient art : « La poésie est partout », affirmera Tristan Tzara. De même pour les marques – présentes partout dans notre quotidien – qui mettent sur un piédestal l’innovation par rapport aux hiérarchies établies et la recherche idéale de « blue oceans » comme nouvelles catégories et havres de création de valeur. À cette occasion, l’un des genres artistiques les plus anciens, le dessin – ce geste qui il y a 35 000 ans s’est exprimé sur les parois de la grotte Chauvet –, qui avait eu depuis la nuit des temps la vocation de raconter des histoires – qui nous échappent sans doute dans les grottes en question – : la vie des pharaons, des héros grecs, de Dieu dans les églises…, de raconter les batailles, de conserver face au temps les portraits des puissants, puis le souvenir des paysages et des moments… Le dessin, dans sa fonction de se confronter au réel et de le dire, perdait définitivement cette fonction en 1932, remplacé par d’autres moyens d’expression de masse comme la photographie puis le film. La société du spectacle est aujourd’hui mise à la portée de tous par la grâce des smartphones.

Hier les cathédrales, aujourd’hui les musées

E. Lombard - creativecommons.org

Certes, cette première hybridation couvait déjà les liaisons dangereuses entre luxe et art. Ce tandem, remontant aux origines de l’humanité par les rites funéraires, partageait déjà l’importance de l’esthétique, l’utilité pratique comme valeur secondaire, le marquage sociologique, le travail manuel de l’artiste/artisan et enfin l’aspiration à être intemporel ou en avance sur son temps. Pour autant, le luxe propose une économie spécifique par rapport à l’art : l’art vise à l’universalité quand le luxe se veut sélectif, l’oeuvre peut être purement symbolique quand la valeur d’usage d’un produit de luxe n’est jamais totalement nulle, l’oeuvre d’art est unique dans le temps et dans l’espace alors que l’objet de luxe est conçu pour être diffusé. Cette tension féconde aura été comprise de manière visionnaire par Cartier et Alain-Dominique Perrin avec la création de la fondation Cartier pour l’art contemporain en 1984 à Jouy-en-Josas, ouvrant ainsi une voie qui culmine aujourd’hui avec l’ouverture de la fondation Louis Vuitton au Jardin d’acclimatation, près de Paris. De fait, les musées ont remplacé les cathédrales comme cristallisation du génie bâtisseur de l’époque moderne, invitant les foules à se déplacer vers de nouvelles contemplations, dans des lieux publics devenus aujourd’hui privés. Ainsi, comme le Moyen Âge de l’an mil avait vu l’Europe « revêtir un blanc manteau d’églises », selon Raoul Glaber, le XXe siècle aura vu le monde se couvrir de musées. Rien qu’aux Etats-Unis, leur nombre est passé de 1 200 en 1920 à plus de 8 000 un demi-siècle plus tard… Le nec plus ultra étant atteint quand les oeuvres des artistes exposés sous les cimaises peuvent être achetées près de la sortie, comme Louis Vuitton et Marc Jacobs l’ont magnifiquement compris, collaborant avec Takashi Murakami ou Sprout sur les sacs maison monogrammés et autres accessoires. Cette deuxième hybridation – marque et art/culture – s’est accentuée du fait d’une double tension : d’une part par l’arrivée des marques de distributeurs ou de low cost, et d’autre part par le nivellement démocratique des clients. En effet, les marques tentent de valoriser leur différence par la recréation d’une forme de stratification sociale qui permette d’échapper à l’indifférenciation du désir mimétique. Et comme ce n’est pas l’argent – ce vide sémantique – qui permet de créer des marqueurs sociaux, ce sera toujours davantage le rôle de l’art que d’être mis au service des marques en ce sens.

Jeff Koons à Versailles

C’est pourquoi des marques grand public vont jouer allègrement cette partition, comme Citroën qui incarnera sa dimension créative (technology) sous le nom de baptême de Picasso pour une de ses séries phares. Le summum étant atteint quand ce sont les artistes eux-mêmes qui désignent la marque comme partie prenante de l’iconicité de leur oeuvre, comme les boîtes de soupe Campbell sérigraphiées par Andy Warhol ou la fragrance Chanel n° 5 pour une Marylin Monroe au corps médiumnique. Derrière les cycles toujours plus courts et répétitifs de la mode, s’associer à l’art, c’est puiser dans l’intemporel pour que la marque transcende le temps. Et c’est pourquoi il ne faut pas s’étonner d’avoir pu voir entre deux galeristes de la FIAC un stand Mini Cooper, avec une voiture magnifiée dans une installation qui ne dépareillait pas dans cette grande messe de l’art contemporain…

Marque et esthétisation du monde : porosité

Audi Awards

Observons plus en détail le rôle majeur que jouent les marques dans « l’esthétisation du monde », pour reprendre l’expression du philosophe Gilles Lipovetsky. En 1965, Yves Saint-Laurent dévoile sa robe Mondrian, empruntant aux codes esthétiques du peintre. Cinquante ans plus tard, en mars 2016, le défilé Dior se tient au Carré du Louvre. Collaborer avec l’univers de l’art ou de la culture fait partie de la boîte à outils des marques, collaboration de moins en moins cantonnée au domaine du luxe. Ce mariage est-il « naturel » ou purement opportuniste ? Diaboliquement marketing ou dans les gènes des marques ? Cette hybridation est-elle saine ou bien dénature-t-elle les deux parties, qui en perdraient alors leurs respectives raisons d’être (commercer pour les marques, cultiver pour l’art) ? Et ces questions ont-elles encore lieu d’être aujourd’hui ? Quand Nissan lance une série spéciale avec le tatoueur Tin Tin, probablement pour doper en transgressivité son trop sage modèle Juke, les mondes du commerce et de l’art – si tant est que le tatouage soit considéré comme un art – sont combinés. Quand Moët Hennessy demande au graffeur Fortuna de relooker les packs de son cognac ou devient mécène du prix PAD (Paris Art Design), c’est pour doter la marque d’alcool d’un statut différent. Lorsque Longchamp confie la création de ses sacs à des artistes aussi divers que la Britannique Tracey Emin ou le Belge Jean-Luc Moerman, et la rénovation de la façade de sa boutique historique de la rue Saint-Honoré à Ryan McGinness, c’est bien pour donner un coup de fouet à la vénérable maison. Quand enfin Schweppes ou les parfums Hugo Boss sont partenaires des Inrocks pour identifier les personnalités artistiques de demain, on imagine bien que cela vise à charger ces marques en modernité auprès de leurs cibles. Longtemps, les mondes du marketing et de la culture se sont regardés en chiens de faïence. À l’un la basse besogne du commerce, à l’autre le dessein de l’élévation spirituelle.

Fondation Prada

Puis, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants, ces deux mondes se sont autorisés certaines porosités, accélérées en particulier par l’ouverture des musées à des démarches plus mercantiles (on ne compte plus les produits dérivés issus des expositions temporaires, partout dans le monde). Ces passerelles qui se multiplient entre les marques et les mondes de l’art et de la culture démontrent s’il le fallait que nous sommes bien entrés dans l’ère où tout est marque, où tout est consommatoire : loisirs et culture en premier chef. Objectifs : démocratiser l’art à tout crin sans le banaliser, en ouvrant les frontières. Et, pour les marques, se doter d’un supplément d’âme, diront les plus poètes. La communication en particulier a fait de certaines de ces marques, depuis Ferrari jusqu’à Apple, des icônes artistiques dont le public attend avec impatience les « oeuvres ». Après tout, une marque bien dans son temps doit désormais embrasser large et incarner son « combat » sur l’ensemble du parcours de vie de ses clients, commerce et culture compris. Si les centres commerciaux sont dotés d’espaces culturels, si les musées deviennent des commerces, il paraît logique que les entreprises cherchent à s’y octroyer la plus grande part du gâteau.

Quand la marque se fait mécène

Publicité Marithé+François Girbaud

À l’époque où les artistes sont des marques déposées (cf. Jeff Koons, Philippe Starck, Andy Warhol ou Damien Hirst…), il paraît naturel que les marques soient tentées de se marier à des artistes. Qui dit marque et art peut conduire aussi à la création d’une fondation, en plus de points de vente magnifiés. Un lieu où voir... un espace où entendre... un endroit propice à la création et au rêve... C’est ainsi le superbe pari de Miuccia Prada, dont on connaît le talent pour jouer avec les codes et les tendances, au travers de la fondation Prada, qui a ouvert ses portes dans le quartier populaire de Lodi, dans le sud-est de Milan, en mai 2015. Depuis plusieurs années, Audi a créé l’Audi talent awards (facebook.com/auditalentsawards), créant ainsi des ponts entre design, art contemporain, musique et court-métrage. Si l’impact sur les ventes reste à prouver, sa cohérence avec l’ADN d’Audi justifie à elle seule cette initiative. Quand de son côté Lego s’immisce avec bonheur et succès d’audience au cinéma, c’est un grand pas pour les petites briques colorées vers le septième art… et un champ de diversification osé. La marque fait ainsi le buzz en appuyant encore davantage son aspect de « marque culturelle ». Cet enrichissement de la culture Lego est un vecteur de valeur durable pour la marque, dans une économie où l’enjeu est de produire du sens.
La culture a son rythme, ses codes, et ceux-ci peuvent inspirer les marques : deux ans après sa liquidation, la griffe de mode Marithé+François Girbaud a fait son retour sous la marque Made Lane (des vêtements auxquels les passionnés reviennent toujours... comme une madeleine de Proust) et innove sur quasiment tout son mix de distribution ! Finies les boutiques, mais des tournées (un peu comme un groupe de rock ou le cirque Pinder) sont organisées dans différentes villes, avec des ventes à durée limitée et des gammes courtes renouvelées tous les deux mois. Finis aussi les horaires d’ouverture contraignants et les files d’attente, bienvenue à un système de billetterie – comme pour les expositions – via le site de la marque :  girbaud.com. La culture, à l’instar d’une marque, c’est aussi du patrimoine, des actifs immatériels. Aujourd’hui, tout est donc marque, y compris les villes. Dans la continuité de son e-boutique lancée en 2013 – la première lancée par une collectivité territoriale en France –, la Ville de Paris fête le premier anniversaire de Paris Rendez-Vous, un magasin de souvenirs premium censés représenter l’âme de Paris. Situé rue de Rivoli, il propose divers produits symboliques de la ville lumière, notamment grâce à des marques partenaires : des chaises de jardin en métal et des petits bateaux en bois comme on en voit dans les jardins du Luxembourg et des Tuileries, des gourdes estampillées Eau de Paris ou encore des bougies parfumées rappelant des lieux emblématiques comme la place des Victoires… Si les marques sont partout, rendons-les plus mystérieuses en les dopant de vernis exotique. Longtemps, art et culture étaient « exotiques », réservés aux seuls initiés. La télévision, puis Internet et enfin les objets connectés ont remis en cause la définition traditionnelle de cet exotisme, que l’on peut étymologiquement résumer à ce qui vient de l’extérieur, du dehors, ce qui est étranger à soi-même.

Ainsi, le « cryoscope » est une sorte de boîtier connecté, mis au point aux États-Unis, qui permet de ressentir, par le toucher et en temps réel, la température d’un lieu éloigné (la sécheresse du Sahara, l’hiver à Chicago, etc.). Et Airbnb le proclame : « Vous n’avez pas besoin de partir loin pour vivre une expérience de voyage unique. » L’exemple le plus extrême et emblématique de cet éclatement de frontières entre marketing et art reste le très original défilé automne-hiver 2014-2015 de Chanel au Grand Palais. « Je suis superficiel… mais avec une grande superficie », proclame Karl Lagerfeld. De la grande superficie à la grande surface, il n’y a qu’un pas que le directeur artistique de Chanel a allègrement franchi en transformant le Grand Palais en… supermarché ! La collection, assez sportswear avec ses baskets et ses coupes amples, a été mise en scène, avec beaucoup d’humour et d’esprit, au sein de gondoles chargées de produits de grande consommation au packaging en forme de clin d’oeil : cocoquillettes, gâteaux Coco Chanel, sardines au tweed, plaquettes de cambon-beurre, biscuits de bon goût… À l’issue du défilé, les produits ont été distribués à des associations caritatives. Pirouette humoristique, une marque sérieuse démontre qu’elle est bien dans son temps et son statut sans se prendre au sérieux. Par ailleurs, cette initiative très audacieuse a permis de créer le buzz autour de la marque, auprès des internautes, en utilisant la grande consommation comme un motif pop, détourné sur le mode du fun – à l’image de Moschino et de sa robe McDonald’s ou des sacs Frosties d’Anya Hindmarch. En effet, le thème de la grande consommation est un thème simple, accessible à l’ensemble des publics très hétérogènes de Chanel (Occidentaux, Asiatiques, jeunes filles, personnalités…), comme l’étaient les oeuvres d’un Warhol dans les années 1960-1970.

Paris Rendez-Vous

Mais, surtout, ce défilé Chanel s’inscrit dans une redéfinition du « bon goût » : alors que la société était auparavant clivée entre cultures savante et populaire, les pratiques culturelles se sont hybridées et la distinction se manifeste aujourd’hui par l’éclectisme, c’est-à-dire par une ouverture d’esprit des élites à la culture de masse –ce qui est typiquement illustré par ce show. Le bon goût, n’est-ce pas désormais d’aller faire ses courses en tailleur Chanel ? À l’image de Chanel, ô marques, usez de l’art de l’hybridation et d’humour pour valoriser votre offre. Ainsi ce mariage improbable entre deux mondes que tout pourrait séparer vise-t-il à tonifier les parties en présence. L’habit ne fait pas le moine, et l’art ne fait pas la marque, mais tant qu’il y aura de l’esthétisme, nous serons sauvés. Et tant que ce type d’association restera du domaine de l’exceptionnel, cela sera bénéfique pour les deux parties… Personne ne pourra mieux conclure ces liaisons dangereuses entre art et marques qu’Andy Warhol, le premier business artist autoproclamé, qui rêvait d’être aussi connu que les boîtes de soupe Campbell selon son galeriste, Léo Castelli : « Being good in business is the most fascinating kind of art. Making money is art and working is art and good business is the best art »…

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