Porte ouverte à l’examen des “accords de durabilité”
06/07/2023
Pourquoi l’Autorité de la concurrence a-t-elle nommé, en septembre dernier, une « responsable du réseau développement durable »¹ et quel est l’objet « concurrentiel » de ce réseau ?
Élise Provost : En 2019, l’Autorité a créé un « réseau développement durable » au sein des services d’instruction. Les rapporteurs qui en font partie se mobilisent, en plus de leurs portefeuilles classiques, pour accroître l’expertise de l’Autorité sur les considérations de développement durable, mieux détecter les comportements s’y rattachant et renforcer ses relations avec des interlocuteurs clés en la matière.
La création d’une fonction de responsable du réseau permet à l’Autorité de renforcer son action, et aux services d’instruction d’accroître leur capacité d’expertise et d’adaptation de l’analyse concurrentielle aux nouveaux enjeux.
Ces nouvelles fonctions s’inscrivent dans la poursuite par l’Autorité de son engagement en faveur des objectifs de développement durable. Elle se mobilise en effet pleinement pour répondre aux défis posés par l’importance croissante de ces considérations dans sa pratique. Elle porte une attention particulière aux pratiques anticoncurrentielles les plus dommageables en matière environnementale ainsi qu’aux comportements qui, sous couvert d’engagements sur des objectifs environnementaux ou de développement durable, servent à créer et à dissimuler des pratiques anticoncurrentielles. Elle veille également à accompagner les entreprises souhaitant promouvoir des comportements vertueux, dans l’esprit des lignes directrices horizontales de la Commission européenne qui viennent d’être adoptées².
Standards et labels
Des entreprises peuvent en effet avoir besoin de mutualiser leurs efforts pour faire aboutir des solutions ou des offres mieux-disantes en matière environnementale ; ces problématiques environnementales appellent-elles à revisiter le droit de la concurrence ?
É. P. : Le droit de la concurrence est un cadre juridique flexible au sein duquel les entreprises peuvent développer leurs activités, y compris sous des formes mutualisées lorsque cela est nécessaire. En cela, il est tout à fait adapté aux nouveaux enjeux, du numérique et du développement durable. C’est souvent en raison d’une mauvaise lecture ou d’une lecture trop rigide qu’il est présenté comme un obstacle devant être altéré pour permettre des coopérations vertueuses.
Les considérations de développement durable, environnementales en particulier, pénétrant de plus en plus les activités économiques, elles deviennent de plus en plus fréquemment des paramètres de concurrence. Dans cette mesure, il est évident que toutes les coopérations entre concurrents ne peuvent être acceptées au regard des règles de concurrence. Cela étant dit, dans de très nombreuses hypothèses, sous réserve de respecter quelques principes simples qui n’ont rien de spécifique aux questions environnementales, de telles coopérations ne poseront aucun problème. En particulier, les coopérations permettant d’atteindre avec plus d’efficacité des objectifs réglementaires ou d’aller au-delà desdits objectifs ne sont aucunement interdits par principe. Il en va de même des accords qui créent des standards ou des labels, ou encore des accords visant à s’assurer du respect par les fournisseurs de certaines normes environnementales.
Pour toutes ces coopérations, le chapitre 9 des lignes directrices sur les accords horizontaux que la Commission européenne a publiées est un outil précieux. Consacré aux accords dits de durabilité, ce chapitre fournit un guide utile aux opérateurs voulant s’engager dans la transition. Il en va de même des lignes directrices que la Commission va adopter en ce qui concerne spécifiquement le secteur agricole. En présence de projets vertueux plus complexes, pour lesquels une simple lecture des lignes directrices ne serait pas suffisante pour offrir la sécurité juridique nécessaire, l’Autorité de la concurrence, comme d’autres autorités homologues en Europe, est disposée à recevoir et à échanger avec les acteurs de manière informelle. Le droit de la concurrence n’est pas et ne doit pas être perçu comme un obstacle à la mise en œuvre de tels projets.
Vulgariser les lignes directrices de l’UE
La question de la « taille critique nécessaire », pour que des acteurs du marché puissent mener à bien des innovations souhaitables, est-elle en voie de constituer un critère d’exemption à certaines règles de concurrence ?
É. P. : Pour atteindre les objectifs de la transition, en fonction des enjeux de transition dans chaque secteur, il peut être nécessaire que les entreprises coopèrent, adoptent des comportements partagés ou échangent des informations. Pour que certains changements s’opèrent, il peut être nécessaire qu’ils soient massivement déployés sur les marchés. La « nécessité » du comportement va alors être un élément parmi d’autres à prendre en compte dans l’analyse que devront mener les entreprises pour déterminer jusqu’où elles peuvent aller sans enfreindre les règles de concurrence. Mais le premier critère reste celui de l’objectif poursuivi : les acteurs souhaitent-ils véritablement s’engager au bénéfice des consommateurs et plus largement de la société ou sont-ils dans une simple situation de “greenwashing” ?
Certaines autorités de concurrence de l’UE (Pays-Bas, Grèce, Autriche…) auraient sensiblement avancé d’un point de vue doctrinal sur la prise en considération du développement durable dans leur pratique, de façon à exempter des coopérations interentreprises vertueuses des situations sanctionnables au titre du droit des ententes. Y a-t-il des approches vraiment différentes entre les AdlC de l’UE, et des échanges entre elles sur cette problématique ?
É. P. : Les autorités de concurrence de l’UE échangent fréquemment sur des sujets variés et les enjeux de développement durable n’y font pas exception. Au sein du Réseau européen de concurrence, les autorités ont été amenées à discuter de l’insertion des questions de développement durable dans les lignes directrices nouvellement adoptées, et elles échangent sur leurs cas respectifs et les meilleures pratiques à adopter pour accompagner la transition.
S’il y a pu avoir des approches légèrement différentes sur des questions de fond dans le cadre des discussions sur l’adoption des lignes directrices, toutes les autorités reconnaissent l’importance de l’étape franchie avec la publication de ce document, et le fait qu’il nous appartient désormais de le vulgariser afin de permettre aux acteurs économiques de s’en saisir.
En parallèle, certaines autorités ont mis en place des procédures pour accompagner les projets vertueux des acteurs économiques, c’est le cas de la Grèce. En Autriche, c’est le législateur national qui a souhaité faciliter la preuve de ce que les accords de coopération poursuivant de véritables objectifs de développement durable ne présentent pas de caractère anticoncurrentiel. Mais dans la plupart des États membres, ce sont les contacts ex ante, c’est-à-dire en amont de la mise en œuvre des coopérations, entre autorités et opérateurs, qui ont été privilégiés. À cet égard, l’autorité des Pays-Bas et l’autorité allemande ont gagné une expertise particulièrement intéressante.
L’Autorité française s’inscrit également dans cette ligne, avec une politique de « porte ouverte » permettant aux acteurs de venir échanger avec elle sur leurs projets.
Possibilité de saisine
Dans certains domaines d’action visés par des lois environnementales (Agec, Climat…), le développement de solutions innovantes et vertueuses passe par des mesures de standardisation des outils ou pratiques. Dans le secteur de la grande consommation, la standardisation s’est faite sans poser de problèmes de concurrence pour la codification des produits ou le format des palettes. De nouvelles questions du même ordre se posent, par exemple pour le développement du réemploi (harmonisation des contenants) ou du vrac (trémies entre autres), ou pour la mesure de l’empreinte carbone des fournisseurs. Allez-vous procéder à un tour d’horizon de ces questions ?
É. P. : La problématique de la standardisation, en particulier dans le cadre de la réduction des emballages, de la suppression du plastique à usage unique ou encore de la mesure de l’empreinte carbone (« scope 3 »), est un enjeu auquel l’Autorité sera amenée à s’intéresser à l’avenir. L’Autorité a la faculté de s’autosaisir de problématiques de concurrence, mais elle peut aussi être saisie par certains acteurs, les associations professionnelles par exemple, pour examiner les enjeux concurrentiels d’un secteur ou d’une nouvelle réglementation sur l’exercice de la concurrence. Elle peut enfin être saisie par le gouvernement lorsqu’une mesure a un potentiel effet sur le jeu concurrentiel.
Dans un entretien avec les Échos³, Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence, parlait de décliner l’une de ses priorités 2023 , la question des ententes, « sur le plan répressif, (en punissant) les ententes qui nuisent à la lutte contre le changement climatique » et « sur le plan incitatif, en autorisant, dans certains cas, des entreprises à travailler ensemble pour mettre en œuvre des projets environnementaux ». Il citait en exemple les « Pays-Bas, où industriels et distributeurs se sont mis d’accord pour changer les formats d’emballage des packs de boissons, en supprimant la poignée en plastique ». N’est-ce pas typiquement une coopération à la fois verticale et horizontale ?
É. P. : Il existe désormais un large consensus sur le fait que les initiatives privées sont indispensables si l’on souhaite atteindre les objectifs de la transition, parvenir à une économie neutre en carbone d’ici à 2050 et stopper la destruction massive de la biodiversité. Ce sont dès lors toutes les forces qui doivent être mises en action, et parfois c’est la voie de la coopération entre acteurs, y compris dans l’ensemble d’une chaîne de valeur, qui sera une réponse adéquate aux enjeux de la crise environnementale. L’ensemble des coopérations en matière de bien-être animal par exemple, notamment celles étudiées par l’autorité de concurrence allemande, en sont une bonne illustration.
Règles habituelles en matière de mutualisation
La notion de « marché pertinent » est-elle sollicitée pour juger des mutualisations sous l’angle de la concurrence, l’intérieur du périmètre d’un marché pertinent excluant a priori davantage la possibilité de conduire des démarches partagées ? Et l’évolution de la doctrine autour de cette notion de « marché pertinent » va-t-elle dans le sens d’une facilitation des coopérations ?
É. P. : Les règles de droit de la concurrence ont pour vocation de garantir le processus concurrentiel. Pour ce faire, la notion de marché pertinent est importante, mais non essentielle. C’est en effet parce que des acteurs sont des concurrents actuels ou potentiels, sur un même marché donc, que les coopérations qu’ils souhaiteraient mettre en œuvre peuvent, dans certaines circonstances, entraver le jeu concurrentiel, par exemple en limitant la diversité de choix offerte aux consommateurs ou en limitant les directions que peut prendre l’innovation. Pour autant, toute coopération horizontale, c’est-à-dire entre acteurs sur un même marché, n’est pas problématique, tant s’en faut. Et l’inverse est vrai aussi : des coopérations verticales, c’est-à-dire entre partenaires placés à des niveaux différents de la chaîne de valeur, peuvent présenter des enjeux concurrentiels sensibles et doivent par conséquent être analysées au regard des règles de concurrence.
Si des entreprises d’un même secteur mutualisent ou standardisent des moyens, elles parlent de coûts, et incidemment de prix : comment et où faire le partage du licite et de l’illicite ?
É. P. : La mutualisation comporte en effet des risques en termes concurrentiels, qui sont d’autant plus importants que l’intrant concerné est significatif et son impact à l’aval conséquent. Néanmoins, ces risques sont connus et explicités dans les lignes directrices sur les accords de coopération depuis de nombreuses années, y compris celles qui viennent d’être publiées. Sur cette question, les enjeux de développement durable n’ont rien de spécifique, et les entreprises peuvent donc largement se référer au cadre d’analyse traditionnel.
Transparence et caractère optionnel des coopérations
Ces questions doivent-elles passer par des procédures de notification préalable ?
É. P. : Les lignes directrices de la Commission européennes fournissent déjà de précieux éléments quant aux conditions à respecter pour qu’un travail de standardisation ou de mutualisation ou, plus généralement une coopération, ne pose aucun problème en termes concurrentiels. En particulier, l’établissement du standard doit être transparent, la standardisation doit être ouverte à tous et demeurer non obligatoire, elle doit répondre véritablement à l’objectif recherché, être limitée à ce qui est objectivement nécessaire et ne pas figer le marché dans une unique solution en termes de développement durable.
Dans les cas les plus complexes, une analyse plus fine devra être entreprise et, indépendamment de sa compétence consultative traditionnelle, l’Autorité est à la disposition des acteurs qui auraient besoin d’échanger avec elle sur ce point.
Aujourd’hui, nous n’avons pas de procédure de notification préalable, inscrite dans les textes, comme il en existait avant 2004 au niveau de la Commission ou comme cela existe pour les accords de développement durable en Australie. En 2004, le législateur européen a fait le choix de la responsabilisation des acteurs en mettant l’auto-évaluation des pratiques au cœur du système, chaque entreprise devant évaluer ses projets d’accord au regard du droit de la concurrence avant d’en tirer les conséquences. C’est un modèle efficace qui a fait ses preuves et qui n’a jamais entravé l’innovation. Cela n’empêche pas l’Autorité de la concurrence, comme d’autres de ses homologues, de mettre en place une politique de « porte ouverte » sur ces sujets nouveaux, afin d’aider les entreprises à identifier pour leurs projets vertueux les limites de ce qu’il est possible de faire au regard des règles de concurrence.
Expérimenter avant d’envisager un autre document cadre
L’AdlC envisage-t-elle une concertation en amont avec les acteurs du marché en vue de produire un document cadre ou des fiches pratiques destinés à sécuriser les entreprises, éventuellement concurrentes, qui s’engagent dans des démarches coordonnées pour répondre aux attentes des pouvoirs publics et de la société dans le domaine environnemental ?
É. P. : Je vous l’ai dit, notre porte est ouverte, et l’Autorité invite les entreprises et les organisations professionnelles à venir à notre rencontre sur ces sujets. Il existe déjà un texte de référence en la matière, ce sont les lignes directrices de la Commission européennes qui ont été adoptées très récemment. Il est probablement encore trop tôt pour en tirer toutes les conséquences, à la fois pour les autorités de concurrence et les acteurs privés. Nous avançons donc pas à pas mais de manière déterminée sur ce sujet et, lorsque nous aurons suffisamment d’expérience, nous verrons si l’adoption d’un document cadre ou d’autres initiatives permettant de synthétiser notre pratique est souhaitable et nécessaire.
Qu’attendez-vous finalement des lignes directrices de la Commission ?
É. P. : La Commission s’est engagée à fournir un guide utile aux acteurs qui souhaitent coopérer pour agir en matière de développement durable. Les lignes directrices nouvellement adoptées sont dès lors le référentiel commun à travers l’UE, même si elles pourront évoluer avec le développement de l’expertise sur ces sujets nouveaux.
Il appartient à l’ensemble de la communauté du droit de la concurrence de se les approprier puis de les vulgariser, au-delà de cette petite communauté. C’est une tâche à laquelle nous devons prendre notre part, autorités de concurrence en premier lieu, mais également avocats et juristes d’entreprises. C’est ce travail que nous allons entreprendre dans les prochains mois et sur lequel nous souhaitons pouvoir échanger avec l’ensemble des parties prenantes.