Pas de “durable” sans équité ni joie
12/03/2024
La critique du consumérisme semble une antienne à chaque période de crise. Vivons-nous une dictature consumériste ? Les temps d’aujourd’hui appellent-ils une révolution radicale ?
Benoît Heilbrunn : « Être radical, disait Marx, c’est prendre les choses par la racine. Or pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. » C’est donc de l’homme qu’il faut partir si l’on souhaite envisager une société durable. Et une révolution radicale implique une priorité absolue qui est de s’attaquer à l’iniquité qui gangrène la société consumériste. Penser une société vraiment durable impose de réfléchir aux conditions d’une société plus équitable, ce qui signifie au moins deux choses. D’abord une politique d’accès aux biens que l’on peut considérer comme essentiels : une alimentation saine, un logement décent, mais aussi un système de soins, un système éducatif et des biens culturels. Ensuite, repenser la répartition de la richesse et de la valeur économique.
L’inégale répartition de l’accès aux ressources ne peut engendrer que de la frustration et des conflits dévastateurs, voire des guerres, pour accéder à des biens de plus en plus rares. Pour casser le cycle infernal de captation des richesses par une minorité souvent improductive qui a une empreinte environnementale considérable du fait de son mode de vie (en se déplaçant plus souvent et plus loin), il faut certes mettre en place des politiques de redistribution, mais aussi revoir nos indicateurs de valeur et de richesse, en intégrant par exemple dans la mesure du PIB des indicateurs de justice sociale (comme le respect par les entreprises de conditions de travail décentes et d’un salaire minimum) et d’empreinte environnementale.
L’accès à des biens de consommation dépend de l’accès à ces conditions. On ne peut envisager une politique de la consommation sans politique du logement, du transport et du travail, autant de champs appréhendés selon une logique en silo parce qu’ils dépendent de ministères différents. Une révolution radicale serait qu’un gouvernement prenne véritablement en charge la démocratie alimentaire : c’est le premier pilier pour procurer à chacun un mode de vie décent.
La lourde charge d’un horizon désirable
Renoncer serait selon vous le nouveau luxe, au nom de la sobriété [1]. Mais à quoi renoncer et qui peut agir ainsi quand nombre de consommateurs – ils seraient dix millions de pauvres – renoncent à tant de choses ?
B. H. : La sobriété a longtemps été moquée dans le débat politique et social, puisqu’on estimait qu’elle n’était qu’une revendication utopique d’hurluberlus grincheux ou excentriques. Par un renversement des priorités qui octroie une place prégnante à l’urgence climatique dans le débat politique et social, la sobriété est désormais affichée comme un principe structurant et non négociable des actions des entreprises, des individus mais aussi des États. Se pose alors le problème de son acceptabilité, qui diffère selon le niveau d’éco-anxiété, les revenus et le mode de vie des individus.
Cela n’a aucun sens de parler d’austérité à des personnes qui souffrent de façon permanente d’un sentiment de restriction et qui ont l’impression de devoir se priver de biens essentiels. L’appel systématique à la sobriété n’est pas audible dans un contexte de montée spectaculaire du sentiment de déclassement. De manière générale, la sobriété est perçue comme une contrainte et non comme une opportunité de vivre mieux. Beaucoup la redoutent, la confondant avec l’austérité. D’ailleurs, la sobriété des États prend souvent la forme de l’austérité budgétaire, dont on voudrait nous faire croire que c’est un mal nécessaire, alors qu’il faudrait des États plus forts pour agir et réglementer.
Une politique de la consommation doit tenir compte des inégalités entre les individus au regard de leurs dotations en ressources. La valorisation de la sobriété ne peut s’appuyer que sur une politique différenciée prenant en compte le fait que cela est à la fois injuste et inefficace de demander les mêmes efforts aux riches et aux pauvres. Comme le montre une enquête récente sur la conversion écologique des Français [2], la différenciation entre ménages très dépensiers et ceux au mode de vie plus frugal est d’abord liée à la contrainte économique. Les auteurs montrent que le bilan carbone des ménages est donc principalement lié à l’effet du revenu, en ce qui concerne tant la consommation énergétique que les transports longue distance, avion ou voiture. La question politique et sociale ne porte donc pas uniquement sur la répartition des bénéfices et de la valeur ajoutée, mais sur la répartition du fardeau financier de la transition écologique. En plus de devoir construire un imaginaire désirable de la sobriété, il va donc falloir penser une gouvernance politique capable non seulement d’opérer des arbitrages équitables mais aussi d’élaborer un discours d’adhésion, exprimant de façon socialement acceptable les termes économiques de la répartition de la charge de cet horizon désirable.
88 % des consommateurs français considèrent les voyages comme une priorité dans leur budget personnel [3]. Sommes-nous ici au cœur du paradoxe ?
B. H. : Tout à fait. Le fait de se déplacer doit être considéré comme un besoin essentiel des êtres humains, alors que c’est une source majeure d’émission de gaz à effet de serre. Je vois mal comment nous pourrions légitiment interdire au gens de prendre l’avion, cette pratique répondant souvent à des nécessités, comme le voyage professionnel, le regroupement familial, etc. À cela s’ajoute que nous avons construit un imaginaire du tourisme de masse, plein de l’idée qu’une vie riche est e nourrit de voyages dans des contrées lointaines. Cette idée du voyage qui forme la jeunesse est par exemple au fondement de la pratique éducative qu’emblématise le programme Erasmus.
Le voyage en avion est au cœur d’un système d’injonctions paradoxales qui caractérise notre société d’hyperconsommation. C’est pourquoi il importe de réfléchir à un imaginaire alternatif du voyage et de l’exotisme. Certaines marques de bagagerie parviennent à valoriser l’imaginaire du voyage spirituel, intérieur et immobile. Pourquoi les États ne parviendraient-ils pas à nous faire comprendre que l’on peut voyager sans parcourir des milliers de kilomètres ? Mais il importe également de mieux comprendre les mécanismes de prise de décision des individus et leur façon de gérer les paradoxes – les travaux sur la « comptabilité mentale », les raisonnements du type « je peux m’autoriser un week-end à Barcelone car j’ai mangé peu de viande le mois dernier ») ou le déni de responsabilité.
Miser sur le bénéfice plutôt que sur le sacrifice
Être acteur de la transition écologique par une consommation plus sobre est-il plus le fait des jeunes générations ?
B. H. : Je ne crois pas aux effets générationnels. Il n’y aucune raison qu’une génération soit plus sobre qu’une autre ou qu’elle se sacrifie pour les générations futures ! La sobriété ne peut se construire sur une hypothétique théorie du sacrifice mais sur une philosophie du bénéfice. C’est en misant sur l’égoïsme que l’on peut faire changer les comportements, même si cette idée heurte nos représentations. L’être humain se caractérise à la fois par un sentiment d’empathie à l’égard de ses congénères et par le fait qu’il est fondamentalement égoïste. Ce n’est qu’en tenant compte de ce paradoxe que l’on peut envisager une politique de la consommation audible. On dit souvent des jeunes générations qu’elles promeuvent l’économie circulaire sous toutes ses formes, mais comme l’a bien montré l’anthropologue Fanny Parise dans son ouvrage justement intitulé Les Enfants gâtés [4], le recours à la seconde main n’est qu’un stratagème pour continuer à surconsommer en ayant bonne conscience.
Les consommateurs sont-ils les seuls responsables, alors qu’industriels et distributeurs, sur une longue durée, leurs ont proposé une offre toujours plus pléthorique de produits à l’empreinte environnementale souvent élevée ?
B. H. : La notion de responsabilité est fondamentale si elle est partagée de façon juste et équitable. On ne peut tout attendre de l’État ou des entreprises, mais mettre toujours l’emphase sur la responsabilité individuelle est dilatoire, comme pour faire oublier la responsabilité d’autres acteurs du système de consommation. La responsabilité individuelle est pas nature limitée, parce que nos choix sont dictés par des structures qui existent en amont et sur lesquelles nous avons peu de prise. Quel est le sens de culpabiliser des individus qui prennent leur voiture pour aller acheter des biens peu utiles en périphérie urbaine, alors que des réseaux routiers, des zones commerciales, l’accès facilité au véhicule individuel et un imaginaire collectif glorifiant la frénésie consumériste nous guident vers ce type de choix ?
Le consommateur n’est que le dernier maillon d’un système de consommation qui dépend de choix de long terme guidés par une politique de consommation qui, en France, ne dit pas véritablement son nom. Le faible impact de la responsabilité individuelle contraste d’ailleurs avec des pratiques quotidiennes qui confortent l’idée d’une déresponsabilisation individuelle et collective. Il suffit de protester contre le retard ou la suppression d’un train, ou la difficile quête d’une prestation sociale, pour que l’on vous fasse comprendre par une chaîne infinie de renvois que personne n’est en définitive responsable du problème. À moins d’envisager des passeports citoyens avec bonus et malus comme dans les pays autoritaires, je ne vois pas comment il sera possible de renforcer la responsabilité individuelle autrement qu’en faisant comprendre aux gens que c’est dans leur intérêt qu’il faut faire évoluer leurs pratiques, et non pas en fonction de la survie ou des intérêts d’un grand Autre (la planète ou les générations futures que nous ne connaîtrons jamais) hypothétique.
Les techniques de la pub à bon escient
Les marques et les publicités inciteraient à la surconsommation : en est-on bien sûr, est-ce toujours le cas [5] ?
B. H. : Les marques et la publicité ont pour fonction de capter notre libido pour l’orienter vers des biens marchands. La pub est une arme de propagande horizontale qui nous fait partager des valeurs et des modes de vie. Elle participe à la construction d’un imaginaire que l’on estime désirable et qui entre aujourd’hui en conflit avec les contraintes environnementales. Néanmoins, tirer à boulets rouges sur la pub n’est pas la stratégie adéquate. Certes, il faut la réglementer et interdire toute promotion de produits néfastes pour le corps et l’esprit, mais nous ne pourrions plus vivre dans un monde sans pub. La pub exagère et travestit la réalité, mais elle égaie notre quotidien, nous fait rire, donne des couleurs aux murs tristes. Et elle peut être utilisée comme une arme de propagande pour déployer un imaginaire de sobriété désirable. Sachons ruser en l’utilisant à des fins politiques, pour promouvoir une société empreinte de principes de plénitude.
Sommes-nous rationnels et libres quand nous faisons nos courses ?
B. H. : Toute activité marchande obéit à une forme de rationalité dans le sens où nous faisons des choix qui ne sont pas aléatoires, qui ont du sens et qui répondent en chaque occasion à un scénario précis. Pourtant le shopping a ses raisons que la raison de connaît pas toujours, dans la mesure où nous sommes mus par des systèmes de contraintes, des impulsions et des biais cognitifs et émotionnels. Pour toutes ces raisons, nos décisions d’achat sont davantage rationalisables a posteriori que strictement rationnelles, et elles s’inscrivent toujours dans le cadre d’une rationalité limitée. Cette rationalité est essentiellement régie par deux logiques qui peuvent être antagonistes, l’optimisation de l’utilité propre à ce que l’on appelle l’homo economicus et la réduction des risques afférents à nos choix de consommation.
« Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons », observe Spinoza. Comment le durable peut-il devenir désirable ?
B. H. : Si nous étions spinozistes, nous ne risquerions pas d’échouer sur les rives de la surconsommation ; la révolution radicale que vous évoquiez doit s’opérer sous l’égide de cette maxime spinozienne. C’est peu dire que le désir a mauvaise presse dans les critiques adressées à l’encontre de la société d’hyperconsommation. Notre approche culturelle du désir dérive des romans courtois, dans lesquels le chevalier court inlassablement après sa Dame, ne pouvant jamais atteindre son objet de désir. Notre culture du désir est structurée par l’impossibilité de la jouissance et par le manque. C’est d’ailleurs le moteur caché du capitalisme, qui doit en permanence nourrir le désir pour la marchandise en suscitant un sentiment de manque et de frustration.
Il importe donc de repenser notre conception du désir, comme Spinoza nous y invite. Et contrairement à d’autres philosophes, pour lui le désir n’est pas manque : il est puissance, ou plus exactement jouissance en puissance. Nous ne désirons pas uniquement ce qui nous manque, le désir n’est pas aiguillonné par la seule frustration. Il faut l’envisager comme une force positive qui nous pousse à agir dans un sens déterminé, qui est celui de la joie, à savoir ce qui nous épanouit et nous permet de réaliser notre potentiel. Cela veut dire qu’il faut se libérer des biens, que l’opinion commune désigne comme nécessaires à notre bonheur par le jeu puissant de la logique économique, de la publicité et de la mode.