Transition agricole
Sortir l’agriculture des silos politiques
30/09/2024
Pendant cinq années, vous avez été une députée très active sur les questions agricoles et agro-alimentaires, quelle impression générale tirez-vous de votre mandat sur ces questions ?
Irène Tolleret : Tout d’abord, j’ai eu beaucoup de chance, c’est un honneur d’être élue et d’exercer ce mandat de députée européenne. Les différentes crises que nous avons vécues ont permis aux parlementaires de la commission Agriculture de faire enfin reconnaître la sécurité alimentaire comme une priorité. Mon expérience passée dans le privé m’avait confrontée à des modifications de textes européens importants, et j’avais été frappée par la non-prise en compte dans les phases de concertation des contraintes économiques ou industrielles des acteurs de la chaîne alimentaire.
Le fait qu’une politique pensée dans un bureau soit applicable réellement sur des produits alimentaires tels qu’ils sont produits et vendus, que cette politique soit durable et fiable, me semble un moyen de réconcilier les citoyens avec le politique. Non seulement nous travaillons trop en silos, mais nous avons une tendance certaine à survendre et à sous-réaliser.
Le problème des silos est majeur : la commission Agriculture du Parlement européen n’a réellement le stylo que pour des textes qui touchent directement la production ; la commission Environnement s’occupe de tout ce qui a un impact environnemental ou sanitaire ; la commission Commerce négocie les accords internationaux…. Pourtant, tout est lié : un agriculteur qui aura une norme d’emballage ou de production européenne qui augmente ses coûts de production va être directement affecté par une perte de compétitivité avec des produits similaires importés non exposés aux mêmes normes.
Superprofits des grandes centrales d’achat
Notre Union a fondé sa politique commerciale comme porteuse de paix et de richesse, et les résultats ont été plutôt probants. Cependant, le développement de la part des ventes alimentaires réalisées par les grandes surfaces a sérieusement perturbé la redistribution de la valeur dans la chaîne alimentaire, plutôt sur le dos des agriculteurs que sur le dos des grandes surfaces. En même temps, elle a poussé l’agriculture dans une quête de compétitivité par le rendement. Le changement climatique principalement, mais aussi le déséquilibre de négociations commerciales entre nos millions d’agriculteurs, PME alimentaires, grosses entreprises agroalimentaires, et la dizaine d’enseignes de grandes surfaces, rebat les cartes de cette politique. Les grandes centrales sont particulièrement agiles à utiliser toutes les possibilités du droit européen pour continuer à offrir des prix très bas sur des produits d’appel alimentaires, et à réaliser des superprofits sur les autres produits dans le chariot. L’échelon européen est essentiel pour l’agriculture durable, mais trop méconnu en France.
Vous avez porté des sujets fondamentaux pour le secteur de la grande consommation, notamment en demandant à la Commission européenne d’agir contre les pratiques déloyales des alliances de distributeurs ; qu’attendez-vous de la révision de la directive annoncée par la Commission et du règlement visant à renforcer les actions coercitives des autorités de contrôle ?
I. T. : J’attends que la Commission frappe fort et où ça fait mal, pour sortir de la situation actuelle qui met nos fleurons alimentaires et agricoles en difficulté. J’en ai assez de voir des publicités avec des prix extrêmement bas sur de la nourriture, d’entendre des patrons d’enseigne se vanter de leur action pour contrer l’inflation, et de savoir que les mêmes personnes utilisent des super-centrales européennes nomades pour ne pas appliquer les lois Égalim et récupérer des centaines de millions d’euros de marges arrière.
Cet argent ne va ni au consommateur, ni aux agriculteurs. La réponse doit être triple : sur le moyen terme, car un changement de directive européenne n’est pas une réponse à court terme, vu le temps législatif et administratif ; il est nécessaire effectivement que la directive soit modifiée pour empêcher les dérives constatées et devienne un outil favorisant le développement de l’agriculture durable, régénérative.
Cependant, des outils juridiques existent déjà, mais ils ne sont pas appliqués faute de moyens ; nous avons vu le nombre de fraudes constatées lors des contrôles de produits lors des manifestations agricoles. Avoir un budget plus important pour financer les contrôleurs de produits et les pratiques déloyales, que ce soit à l’échelon national ou à l’échelon européen, est sans doute la mesure à court terme la plus efficace.
Un outil incitatif pour orienter la consommation
Ces moyens doivent être accompagnés de la volonté politique : la sanction de 38 millions d’euros prononcée par la DGCCRF contre Eurelec¹ pour non-respect de la date butoir aurait-elle été prise sans les manifestations agricoles ?
Cependant, ne prévoir que des dispositifs législatifs ou de contrôle ne va pas embarquer la société et les consommateurs. Nous pourrions créer un outil incitatif, construit avec les représentants de l’agroalimentaire, des agriculteurs, des grandes surfaces et de la restauration publique sur le modèle de l’index égalité : cinq critères simples à mesurer, dont le résultat est public, mis à jour annuellement, qui informe si l’enseigne joue ou non le jeu de l’agriculture régénérative.
Par exemple un critère pourrait être le respect du calendrier des négociations et de l’élaboration du prix en marche avant, d’autres le pourcentage conforme ou non conforme sur l’origine des produits issus de filières sensibles, la place des marques ou des produits plus locaux….Ces critères pondérés ainsi construits permettraient de mettre le consommateur en responsabilité devant les conséquences de son achat : favorise-t-il oui ou non le développement d’une agriculture résiliente, régénérative ou pas, ou participe t-il avec ses achats à la perte de souveraineté agricole et agroalimentaire de notre espace européen.
La crise agricole de l’hiver dernier a exacerbé les mises en question des accords internationaux de libre-échange. Mais sur cette question, le secteur agricole n’est-il pas irrémédiablement divisé, selon les filières ou la taille des exploitations ? Comment vous situez vous sur ce sujet, ayant été présidente de l’Intergroupe « Vins, spiritueux et produits alimentaires»?
I. T. : Depuis que l’homme est homme, il commerce. Et particulièrement des denrées agricoles. Des vins, des céréales, des fromages, des salaisons…. Cela lui a permis de continuer à vivre, quand il y avait de mauvaises récoltes quelque part, encore heureux qu’il y ait ailleurs une bonne récolte pour ne pas mourir de faim.
Cependant, avec l’augmentation de la population mondiale, et la crise climatique, nous avons besoin de nourrir une population en croissance tout en ayant moins de conséquences négatives pour le climat. Certains pays, la France et l’Europe particulièrement, sont en avance avec une agriculture et une industrie alimentaire vertueuses, responsabilisées pour nourrir mieux avec moins de retombées négatives. Ce n’est pas le cas de pays moins développés, qui peuvent nous fournir une alimentation importée moins chère, car produite avec des normes inférieures, sociales et environnementales.
Clauses miroirs et contrôles aux frontières
Ces produits importés signent l’arrêt de mort de l’agriculture régénérative européenne. Ce n’est pas encore le cas, puisque l’agriculture française et européenne est très exportatrice, mais les récentes récoltes et les perturbations de certains marchés nous indiquent clairement une fragilité de notre agriculture, conséquence d’importations non concurrentielles. Vu la taille et la solvabilité du marché européen, si nous signons des accords de commerce comme le Mercosur en l’état, nous créons un appel d’air mondial pour développer des produits agricoles et alimentaires moins durables mais moins chers, et en remplaçant un produit plus vertueux européen par un produit moins vertueux importé, nous aggravons le changement climatique et la mauvaise alimentation. Cela signifie que la politique commerciale européenne doit être revisitée sur le modèle des derniers accords signés, qui incluent des clauses miroirs et des clauses de sauvegarde.
Mais là encore, avoir les moyens de contrôle et une véritable force douanière de contrôle à nos frontières s’impose.
Dans le même temps, il faut que le monde agricole, et particulièrement le syndicalisme agricole, porte une parole mesurée sur les accords de commerce : les défauts des importations ne doivent pas masquer les bénéfices des exportations. L’exportation est un facteur de résilience de notre agriculture et de notre alimentation. Parlons du positif et du négatif de chaque accord de commerce, chiffres douaniers à la clé, filière par filière, pour sortir du populisme actuel qui voudrait que les accords de commerce tuent toute notre agriculture : c’était faux, c’est faux, et cela restera faux.
Au moment où s’exprime une profonde colère agricole et alors que cette politique est fondatrice de l’Union européenne, n’est-il pas paradoxal d’avoir vu si peu d’experts de ce sujet à des positions éligibles sur les listes européennes ?
I. T. : Si, bien sûr ! L’agriculture telle que défendue par les agriculteurs n’est plus un sujet électoral en France, on le voit avec l’invisibilisation totale du sujet agricole depuis le 9 juin, et la faiblesse des propositions programmatiques concernant notre agriculture ou notre alimentation, alors même que tout le landerneau politique parle de pouvoir d’achat. De façon contre-intuitive, ceux qui vont parler le plus d’agriculture le font en s’opposant à un présupposé « modèle agricole », pour satisfaire un électorat essentiellement urbain. L’écologie des villes dicte sa pensée à l’écologie tout court. C’est désolant, alors que l’agriculture est un sujet d’intérêt général.
Réflexion à conduire sur la politique de concurrence
La France, contrairement à de nombreux pays européens, a décidé de ne pas recourir au vote préférentiel ou au panachage, qui donnent plus de pouvoir aux citoyens pour choisir leurs représentants : pensez-vous que cette décision participe à une désaffection vis-à-vis de l’élection européenne ?
I. T. : Oui, même si je crois que c’est surtout le passage à des listes nationales qui a coupé le lien que nous avions lorsque les listes étaient régionales. Alors même que nous parlons d’avoir de nouvelles lois de décentralisation. Une partie de la PAC passe par les régions, et la politique de cohésion est par essence régionale. Ce passage a des listes nationales favorise des programmes très « politique nationale », comme on l’a vu avec la campagne 2024, et on ne parle plus de ce que peut faire réellement l’Europe pour nous, ou très peu.
Vous présidez l’European Food Forum ; quel est l’objet de cette initiative ? Continuerez-vous votre engagement au sein de cette organisation ?
I. T. : L’objet de l’European Food Forum, que j’ai créé en 2019, est justement de favoriser la mise en place de politiques européennes sur l’alimentation durable plus efficaces, mieux coconstruites, en sortant de nos silos politiques. C’est un forum transpartisan proeuropéen, qui aligne l’ensemble de la chaîne alimentaire, de la recherche aux associations de consommateurs ou d’aide alimentaire, de la distribution au syndicalisme agricole, du Comité des Régions à l’Institut Jacques Delors ; nous avons aussi des ONG et des fondations.
Depuis sa création nous avons organisé quarante-trois événements, mobilisant trois cent cinquante experts, autour de thèmes d’actualité législative ou conjoncturelle, avec la présence de la Commission européenne et bien entendu de parlementaires européens. Mieux se comprendre en s’écoutant, avec un dialogue forcément contradictoire entre experts, permet d’identifier les points de désaccord, mais également les points d’accord sur lesquels capitaliser, tout cela argumenté par des personnes qualifiées et proches de leurs sujets. De l’emballage à l’aide alimentaire, en passant par les nouvelles techniques de recherche génétique, l’étiquetage consommateur…. Nous avons balayé beaucoup de thèmes d’actualité. Pour la rentrée, nous allons mettre l’accent sur cette fameuse politique de concurrence, et bien entendu sur la révision de la directive pratiques déloyales. Je reste impliquée dans l’EFF à titre bénévole : mon engagement en défense de notre agriculture régénérative et du rôle de notre alimentation dans notre santé globale reste intact.